Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Hogue (BATAILLE DE LA)

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 333-334).

Hogue (bataille de la). Louis XIV, ayant vu échouer l’expédition qu’il avait dirigée sur l’Irlande pour le rétablissement de Jacques II, résolut de frapper l’Angleterre en face et au cœur, et il prépara un armement formidable, destiné à favoriser une descente chez cette éternelle ennemie de la France. Il comptait non-seulement sur le nombre et la force de ses vaisseaux, mais aussi sur le revirement d’opinion qui semblait se prononcer en Angleterre contre le roi Guillaume. Beaucoup de personnages éminents, entre autres le fameux Marlborough, avaient ouvert des relations secrètes avec Jacques II ; ce prince comptait surtout des intelligences dans la flotte anglaise, qu’il avait longtemps commandée avant de monter sur le trône ; il se croyait même assuré des sympathies du contre-amiral Carter et de l’amiral Russel. Louis XIV, confiant dans le résultat de toutes ces menées, arrêta le plan d’une expédition navale, qui devait jeter 30,000 hommes sur les côtes d’Angleterre. Tourville reçut l’ordre de partir de Brest pour entrer dans la Manche, et d’attaquer les Anglais, en quelque nombre qu’ils fussent, avant qu’ils eussent été renforcés par la flotte hollandaise ; on était convaincu qu’une forte partie de la flotte anglaise passerait aussitôt du côté des alliés de Jacques II. Tous ces beaux projets, toutes ces espérances durent s’évanouir devant la force des éléments, dont on n’avait pas fait la part. Les vents retinrent Tourville pendant un mois dans les eaux de Brest, et les deux escadres de Rochefort et de Toulon, qui, devaient le rallier, ne purent le rejoindre à temps. Tourville, jugeant alors que les mêmes vents qui avaient contrarié sa sortie de Brest devaient avoir facilité la jonction des alliés, demanda au ministre de le laisser à Brest jusqu’à ce que la flotte fût au complet. « Ce n’est point à vous, lui répondit Pontchartrain, à discuter les ordres du roi, c’est à vous de les exécuter et d’entrer dans la Manche ; mandez-moi si vous voulez le faire, sinon le roi commettra à votre place quelqu’un plus obéissant et moins circonspect que vous. » Voilà sur quel ton insolent un ministre ignorant commandait au plus grand homme de mer qu’ait produit la France ; mais ce n’est encore là qu’un faible échantillon de son urbanité administrative. Tourville s’étant plaint que la poudre était mauvaise et ne portait pas le boulet, un commis du bureau de la marine lui répondit « que s’il trouvoit que la poudre ne portoit pas assez loin, il n’avoit qu’à s’approcher plus près des ennemis. » Ici, le grotesque s’allie à l’incapacité et à la morgue bureaucratique. Tourville mit à la mer avec trente-sept vaisseaux seulement, au lieu de soixante-dix-huit qu’on lui avait promis. À peine quelques jours s’étaient-ils écoulés, que Louis XIV reçut l’avis que le complot jacobite était éventé, que Marlborough, ainsi que plusieurs autres personnes considérables, étaient arrêtés, et que les flottes anglaise et hollandaise avaient opéré leur jonction. Il donna aussitôt l’ordre d’expédier huit ou dix corvettes dans toutes les directions, afin de prévenir Tourville qu’il eût à se rabattre sur Ouessant, pour y attendre les autres escadres. Malheureusement, aucune de ces corvettes ne réussit à le rencontrer ; il s’avançait alors sur le cap de Bailleur, et, le 29 mai 1692, au point du jour, entre ce cap et celui de La Hogue, il se trouva en présence de la flotte alliée, la plus puissante qui eût jamais paru sur les mers. Elle se composait de près de cent vaisseaux, dont soixante-dix-huit au-dessus de cinquante canons. Les Anglais comptaient soixante-trois vaisseaux et quatre mille canons ; les Hollandais, trente-six vaisseaux et deux mille six cent quatorze canons ; les équipages s’élevaient au chiffre de 42,000 hommes. À cet effectif formidable. Tourville, rejoint par sept vaisseaux de l’escadre de Rochefort, ne pouvait opposer que quarante-quatre vaisseaux, trois mille cent quatorze canons et un peu moins de 20,000 hommes d’équipage.

« Tourville assembla le conseil de guerre à son bord. Tous les officiers généraux furent d’avis d’éviter la bataille. Tourville exhiba l’ordre du roi. Chacun se tut, et, peu de moments après, la flotte française se laissait porter à toutes voiles sur l’immense masse ennemie, qui semblait devoir l’engloutir au premier choc. Les alliés n’en pouvaient croire leurs yeux.

« Les deux flottes étaient, suivant la coutume, partagées en trois escadres. Chacune des escadres de la flotte anglo-batave passerait aujourd’hui pour une grande flotte. Chaque escadre était subdivisée en trois divisions. Tourville, avec son corps de bataille, poussa droit à l’amiral Russel, qui commandait le centre des alliés. Les deux amiraux restèrent quelque temps en présence, à portée de mousquet, sans tirer, dans un silence solennel ; puis, un vaisseau de l’escadre hollandaise, qui formait l’avant-garde ennemie, ayant ouvert la canonnade, on vit, en un instant, les deux lignes tout entières en feu. La lutte s’engagea d’une manière terrible, surtout au centre. Les Anglais, qui avaient là trente et un vaisseaux contre seize, s’attachèrent avec fureur au pavillon amiral de France, et Tourville eut à soutenir le feu de cinq ou six vaisseaux à la fois. Pendant ce temps, l’arrière-garde anglaise, commandée par le vice-amiral Ashby, coupait la division Pannetier, qui tenait l’extrémité de l’arrière-garde française, et tournait le reste de cette arrière-garde. La flotte française semblait perdue, Par bonheur, la majeure partie de l’escadre d’Ashby s’obstina à poursuivre les quatre ou cinq vaisseaux de Pannetier, au lieu de se rabattre en masse sur le gros des Français ; le commandant de l’arrière-garde française, Gabaret, tint tête, avec sa division, au reste de l’escadre d’Ashby, et la troisième division de l’arrière-garde se porta, sans commandement, au secours de Tourville. Elle était conduite par Coëtlogon, qui avait été vingt ans le frère d’armes, le matelot fidèle de Tourville (on appelle ainsi les vaisseaux qui combattent côte à côte l’un de l’autre). Coëtlogon voulait sauver son chef ou mourir avec lui. Sa vigoureuse attaque non-seulement dégagea Tourville, mais l’aida à faire plier l’escadre de lord Russel, si supérieure en nombre qu’elle fût encore. Un gros vaisseau anglais fut brûlé. Une brume épaisse, qui s’éleva, fit suspendre ou ralentir quelque temps le feu. Gabaret, avec la division de l’arrière-garde qui lui restait, en profita pour se replier derrière l’escadre de Tourville. La flotte française jeta l’ancre. L’escadre de lord Russel, n’en ayant pas fait autant, dériva et s’écarta un peu. Le gros de l’escadre d’Ashby abandonnant, sur ces entrefaites, la poursuite de Pannetier, qui s’était retiré sur l’avant-garde française, revint jeter l’ancre derrière Tourville et Gabaret, et le feu reprit vivement sur ce point ; heureusement, l’escadre de Russel ne put se rapprocher sur-le-champ pour écraser les Français entre elle et Ashby. Quant à l’escadre hollandaise, avec trente-six vaisseaux contre quatorze, elle était, depuis le commencement du combat, tenue en échec par l’avant-garde française, grâce à l’habileté avec laquelle le lieutenant général d’Amfreville avait conservé le dessus du vent. Peut-être aussi les Hollandais se battaient-ils un peu mollement, par rancune de ce qu’on les avait, disaient-ils, sacrifiés à Beachy-Head. La nuit approchait ; Ashby s’inquiéta de se voir séparé du reste des alliés : il résolut de rejoindre Russel et de s’ouvrir un passage entre les vaisseaux français. Il y réussit, mais en perdant un vaisseau, huit brûlots et son contre-amiral, Carter, qui avait à la fois promis à Jacques II d’abandonner Guillaume et livré à Guillaume le secret du complot. Les Anglais renoncèrent, par cette manœuvre, à l’immense avantage de tenir leurs adversaires entre deux feux.

« Cette grande journée se termina ainsi, sans aucun désavantage pour ceux qui avaient combattu à peine un contre deux. Les ennemis avaient perdu deux vaisseaux, les Français pas un seul. La nuit, la flotte française appareilla. Le 30 mai, au point du jour, Tourville rallia autour de lui trente-cinq vaisseaux ; les neuf autres s’étaient écartés, cinq vers La Hogue, quatre vers les côtes d’Angleterre, d’où ils rejoignirent Brest. S’il y avait eu un port militaire à La Hogue ou à Cherbourg, comme l’avaient voulu Colbert et Vauban, la flotte française restait sur sa gloire. » (H. Martin.)

La bataille de La Hogue n’en est pas moins une des plus glorieuses de celles qui enrichissent les annales de la France. Les Anglais ne comptaient pas moins de 2,000 morts et 3,000 blessés. Les vaisseaux français, inégalement maltraités, ne purent faire route de concert, et se dispersèrent en différents ports de Bretagne et de Normandie. Ceux qui accompagnaient Tourville, pressés par l’ennemi, auquel la lenteur de leur marche ne leur permit pas de se dérober, se virent contraints de relâcher dans les ports sans défense de La Hogue et de Cherbourg, où ils s’échouèrent volontairement. Bientôt les Anglais parurent et incendièrent quinze de ces vaisseaux, mais après que leurs capitaines en eurent retiré les canons, les munitions et les agrès. Les Anglais essayèrent alors de mettre à profit la consternation profonde qu’avait répandue leur victoire pour tenter un débarquement sur divers points du littoral ; mais partout ils furent repoussés de manière à leur ôter l’idée d’y revenir. Quant à Louis XIV, le premier auteur de l’échec déplorable que nous venions de subir, il écrivit à Tourville ces singulières paroles, excusables seulement parce qu’elles donnaient une légitime satisfaction à l’amour-propre de l’amiral : « J’ai eu tant de joie d’apprendre qu’avec quarante-quatre de mes vaisseaux vous en avez battu quatre-vingt-dix de mes ennemis pendant un jour entier, que je n’éprouve aucune peine de la perte que j’ai faite. » Loin d’imputer à l’illustre marin un revers qui ne pouvait être attribué qu’à lui-même, le roi le comprit, l’année suivante, dans la promotion qui conférait au duc de Villeroy, au marquis de Boufflers, au duc de Noailles et à Catinat le bâton de maréchal de France.