Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GINGUENÉ (Pierre-Louis), historien, poëte et critique

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 4p. 1262).

GINGUENÉ (Pierre-Louis), historien, poëte et critique, né à Rennes en 1748, mort en 1816. Issu d’une famille noble, il fut élevé chez les jésuites de sa ville natale, où il fit de brillantes études et eut pour condisciple Parny. Il ne garda pas trop bon souvenir de ses premiers maîtres car, dans une épître adressée au chantre de la Guerre des dieux, on lit ces deux vers à propos de leur expulsion :

J’avais vu sans regrets.…
Aux enfants de Jésus enlever la férule.

Son père l’initia à la littérature étrangère, et lui apprit l’anglais et l’italien, connaissances dont il devait plus tard tirer parti pour composer l’ouvrage qui a fondé sa réputation et l’a recommandé à l’attention de la postérité. Il puisa aussi dans la conversation de son père ce goût des arts et cette science de la musique qui lui permirent plus tard de descendre dans l’arène où combattaient les gluckistes et les piccinnistes. Comme la plupart des jeunes gens, en quittant les bancs de l’école, il se sentit attiré vers la poésie, et, à l’exemple de Parny, son ami de collège, il cultiva d’abord le genre érotique. De ces premiers essais, il ne reste qu’une gracieuse pièce devenue assez populaire : la Confession de Zulmé. Venu à Paris, il fut obligé de se faire précepteur pour vivre ; mais il fallait un débouché à sa verve poétique ; il le trouva dans l’Almanach des Muses, où il écrivit en compagnie de tous les rimailleurs de son temps. Sa Confession de Zulmé n’avait point été imprimée ; l’auteur s’était contenté de la lire à ses amis, qui l’avaient copiée. Un beau jour, Ginguené fut tout surpris de la voir insérée dans la Gazette de Deux-Ponts, sous le nom d’un M. de La Fare, et un peu plus tard, dans une autre feuille, sous celui de Mérard de Saint-Just. Modeste à l’excès, il eût peut-être laissé passer ce double plagiat sans protestation, si son œuvre n’eût été horriblement défigurée par le copiste. Il inséra donc sa pièce de vers dans l’Almanach des Muses ; ce fut alors que, non contents de s’attribuer indignement son œuvre, les plagiaires ne rougirent pas d’attaquer le véritable auteur, et de le dénoncer à l’opinion publique comme un imposteur. De là une polémique ardente, où la vérité finit par triompher. Doué d’un tempérament artistique, Ginguené aimait avec passion la peinture et l’opéra ; aussi prit-il une part active à la guerre musicale qui s’éleva en 1780 entre deux écoles rivales. Dans le camp des gluckistes, on comptait des littérateurs distingués, mais un peu étrangers à l’art de la musique, tels que Suard et Arnaud ; les piccinnistes avaient pour principaux champions Marmontel, La Harpe, le marquis de Chastellux, intrépides jouteurs, mais, comme leurs adversaires, plus littérateurs que musiciens. En intervenant dans le débat, la plume habile et savante de Ginguené, sous le nom de Mélophile, fit pencher la balance du côté des piccinnistes et rallia à eux la majorité de l’opinion publique, jusque-là indécise.

À la suite de ce débat, Ginguené envoya au Mercure, au Journal de Paris et à l’Almanach des Muses, des articles et des pièces de vers qui furent lus avec avidité, et lui attirèrent des critiques mordantes de la part de La Harpe, de Champcenetz et de Rivarol. Ayant obtenu un emploi au contrôle général, il eut le tort de l’annoncer à la France entière dans une pièce de vers intitulée : Lettre à mon ami, lors de mon entrée au contrôle général. Rivarol, pour qui la raillerie était un besoin, ne laissa pas échapper cette occasion de plaisanter la vanité de l’auteur qui, disait-il, voulait insinuer, par le titre de sa pièce, qu’il était nommé contrôleur général. En 1787, la mort du duc de Brunswick, qui périt dans les eaux de l’Oder en voulant sauver des malheureux qui s’y noyaient, provoqua un déluge de poésies. Ginguené ne fut pas le dernier à composer son ode, qu’il envoya à l’Académie ; mais on ne lui accorda pas même une mention, pas plus qu’à son Éloge de Louis XII, composé quelque temps après.

Quand la Révolution éclata, Ginguené l’accueillit avec enthousiasme. Comme le nom de Jean-Jacques Rousseau était alors une puissance, et que la plupart des révolutionnaires avaient adopté son idéal politique, Ginguené entreprit l’apologie de ce grand démocrate dans un ouvrage intitulé : Lettre sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Après Jean-Jacques, il étudia Rabelais et publia une brochure spirituelle sous ce titre : De l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente et dans la constitution civile du clergé. Bientôt Rabaut-Saint-Etienne s’associa Ginguené pour la rédaction de la Feuille villageoise, journal destiné à éclairer le peuple et à répandre parmi les habitants des campagnes les vrais principes de la Révolution. Les idées de Ginguené étaient trop modérées pour qu’il échappât aux soupçons de ceux qui voulaient en tout procéder par la violence : il fut jeté en prison sous la Terreur, et n’en sortit qu’à la chute de Robespierre. Nommé plus tard directeur général de la commission exécutive de l’Instruction publique, il fut chargé de réorganiser les écoles en France, puis appelé à l’Institut dans la classe des sciences morales et politiques. Enfin, le Directoire l’envoya, en qualité de ministre plénipotentiaire, auprès du roi de Sardaigne. Sa femme, bien plus exaltée que lui, prétendit un jour, en dépit de l’étiquette, paraître devant le roi vêtue à la façon des dames républicaines. Or, comme le maître des cérémonies s’y opposait, l’ambassadeur de la République française crut devoir en donner avis à son gouvernement, qui insista sérieusement pour que les pets-en-l’air fussent admis à la cour de Sardaigne. La cour céda, et Ginguené put écrire cette dépêche emphatique. « Nous avons remporté une victoire sur les préjugés. » Cependant, forcé de quitter son poste peu de temps après, il se retira dans sa petite maison de Saint-Prix, et s’y consacra exclusivement aux travaux littéraires. Après le 18 brumaire, Bonaparte l’en tira pour l’élever au Tribunat ; mais la franchise et l’indépendance du nouveau tribun déplurent au pouvoir, et, en 1802, sa vigoureuse opposition à l’institution des tribunaux spéciaux le fit éliminer du Tribunat. Il fut alors nommé membre de la commission chargée de continuer l’histoire littéraire de la France, et conserva cette position jusqu’à sa mort, malgré les intrigues du premier consul, qui aurait voulu obtenir sa radiation. Rédacteur principal de la Décade philosophique, transformée ensuite en Revue philosophique, il osa exprimer des idées républicaines qui amenèrent la suppression de sa feuille. Le gouvernement des Cent-Jours le chargea de se rendre en Suisse pour gagner à notre cause la Confédération helvétique ; mais nos faibles voisins, placés sous la main de la coalition, reçurent assez mal l’ambassadeur. Ginguené a écrit sur cette mission de curieux Mémoires qui n’ont pas été publiés, et dont sa famille conserve le manuscrit. L’ouvrage sur lequel se fonde principalement sa réputation est l’Histoire littéraire de l’Italie (1811-1819, 9 vol. in-8°), qu’il laissa inachevée, et dont les deux derniers volumes appartiennent à F. Salfi. Tiraboschi, dans sa volumineuse compilation, n’avait réuni que des faits ; l’historien français les analyse avec une rare sagacité, en fait des tableaux du plus puissant intérêt, éclairés des lumières de la philosophie, embellis par les charmes du style.

Ginguené a fourni des articles à la Biographie universelle de Michaud, et entre autres ceux de l’Arioste, de Dante et de Boccace. Son tombeau est au Père-Lachaise, près de celui de Parny, son ancien condisciple. On y lit cette épitaphe composée par lui-même :

Celui dont la cendre est ici
Ne sut, dans le cours de sa vie,
Qu’aimer ses amis, sa patrie,
Les arts, l’étude et sa Nancy.

Outre les ouvrages déjà cités, on a de lui : Pomponin ou le Tuteur mystifié, opéra-bouffe en deux actes, musique de Piccinni ; la Satire des satires, en vers (1778) ; Léopold, poëme ; Notice sur la vie et les ouvrages de Piccinni ; Coup d’œil rapide sur le Génie du Christianisme ; Rapport sur les travaux de la classe d’histoire et de littérature ancienne ; Fables nouvelles ; Noces de Thétis et de Pelée, poëme traduit du latin en vers français ; une Notice sur Ossian ; enfin, il collabora avec Chamfort aux Tableaux historiques de la Révolution française.