Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GARIN LE LOHERAIN, personnage légendaire du XIe siècle

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 3p. 1040).

GARIN LE LOHERAIN, personnage légendaire du xie siècle, héros d’une des grandes chansons de geste du xiiie siècle, où il remplit le principal rôle. Cette grande épopée des Loherains, composée de quatre chansons, Hervis de Metz, Garin le Loherain, Gilbert de Metz et Anseis, quatre épisodes très-bien reliés et formant un tout imposant d’une trentaine de mille vers, est l’œuvre d’un trouvère picard, Jehan de Flavy, qui s’est nommé lui-même vers le milieu de son immense composition. Pour chanter de tels hauts faits, dit-il,

Cy fault li vers de Jehan de Flavy.

Cependant son poëme a dû être arrangé, détérioré par des copistes postérieurs qui ont ajouté des développements, des épisodes oiseux et lui ont enlevé sa rigueur, pour ainsi dire, historique ; car ce qui distingue le Garin des autres chansons de geste, c’est le style de chroniqueur, parfois sec et aride, que le poëte s’est plu à prendre, comme s’il racontait des faits véritables. L’illusion est poussée à un tel point que d’anciens historiens, Champier, Nuzier de Toul, Wassebourg, ont admis comme vrai le fond de ce poème et cru, sur sa seule autorité, qu’il y avait eu, du temps de Charles Martel, une branche de princes lorrains dont les fiefs, faute d’héritiers mâles, avaient fait retour plus tard aux descendants de Charlemagne. Dom Calmet assure avoir trouvé, dans le cartulaire de Saint-Arnoul de Metz, la trace de la sépulture du père de Garin ; il en cite, en effet, une phrase : In loco qui dicitur parvulus, a latere sinistro, in parte aquilonari, in angulo, sub arcu lapideo, sepultus est Hervinus, dux melenusis.

Quoi qu’il en soit de la réalité historique d’Hervis et de Garin, le poëte a certainement imaginé tous les détails de sa chanson de geste, et d’abord, tout en plaçant son action au viiie siècle, il a évidemment peint des hommes du xie siècle. Hervis ne se rattache à l’histoire que par les batailles livrées aux Sarrasins par Charles Martel ; le reste est un poëme d’aventures, inventé seulement pour mettre en relief le père du héros, Garin, qui remplit à lui seul la plus considérable des quatre épopées de ce cycle. Garin le Loherain est un long récit des haines féodales de la maison de Lorraine contre les Fromont, seigneurs de Soissons, de Lens et de Bordeaux. Garin et son frère, Begon de Belin, entreprennent contre les trois Fromont une lutte à mort ; sans cesse un meurtre amène un autre meurtre. Dans ce récit entraînant, dans ce poëme héroïque dont le ton ne fléchit jamais, ce ne sont que vengeances, perfidies, surprises de guerre, combats singuliers. La fille de Thierry, roi d’Arles, est offerte par son père, en présence du roi Pépin, à Garin ; mais l’aîné des Fromont lui défend de l’épouser, et les deux partis en viennent aux mains dans le palais même du roi. C’est le sujet de la guerre et du poëme, dont l’exposition est presque homérique. Garin s’empare de Soissons ; Fromont assiège Cambrai. Dans ce long récit de combats, d’assauts, de prises de villes, le poëte trouve encore moyen d’esquisser des portraits frappants de réalité, de peindre des scènes féodales pleines de vie. Un des types les plus complets est celui d’un oncle des Fromont, Bernard, moine défroqué, devenu pilleur de villes et coupeur de routes. Il a un fils digne de lui, qui tient la petite ville de Naix ; Bernard, fait prisonnier, le conjure de la rendre pour sa rançon ; son fils refuse et lui répond :

Si je tenoie un pied en paradis Et l’autre avoie el chatel de Naisil, Je retrairoie celi du paradis Et le mettroie arrier dedans Naisil.

Les sièges, les combats, tout est décrit à la manière historique ; on dirait que le poëte travaille sur le canevas d’un chroniqueur. Enfin, les Fromont et les Loherains s’en remettent à l’arbitrage du roi, et la cause de la guerre, « Blanchefleur aux yeux riants, » est amenée à la cour. Elle est si gracieuse et si parfaite, que Pépin la prend pour lui (c’est un dénoûment inattendu), sur le conseil de son évêque ; et pour pallier un peu la trahison, car Garin a déjà mis la main sur son épée, il se trouve là deux moines qui jurent, sur l’Eucharistie, que les Loherains et la fille du roi d’Arles sont unis au degré prohibé. Ce sont bien là les mœurs féodales. Garin et Begon épousent deux cousines du roi. Mais le po°eme ne finit pas là ; les haines ne sont pas éteintes. Dans un champ clos, Begon de Belin renverse de cheval Isoré de Boulogne, l’un des trois Fromont, se jette sur lui, lui arrache le cœur à coups de couteau et en frappe au visage Guillaume de Monclin, le second des Fromont. Begon, à son tour, est assassina dans la forêt de Vigogne par Thibault du Plessis, un parent du mort ; celui-ci est tué par Hernault, fils de Begon ; Garin enfin est tué par Guillaume de Monclin. La férocité des mœurs du temps est peinte dans ce poème avec une grande fidélité.

« On reconnaît bien dans le Garin, disent les savants auteurs de l’Histoire littéraire de la France, la peinture des mœurs générales du xie siècle et même la plupart des grands noms féodaux de cette époque ; mais le drame dans lequel tous ces grands noms viennent jouer leur rôle n’est lié à aucun souvenir positif de l’histoire, et nous sommes forcés de le reléguer parmi les faits inventés à plaisir. Cependant il n’y a pas de chronique dans laquelle les événements soient mieux enchaînés les uns aux autres et présentent une plus grande apparence d’exactitude et de sincérité. Les annalistes autorisés se rendent plus souvent que notre poëte les échos de récits merveilleux, invraisemblables ; ils ne permettent pas de suivre aussi bien les causes et les effets. En un mot, si la certitude manquait aussi bien à l’histoire reçue du xie siècle et au roman des Loherains, nous avons la conviction qu’en se décidant pour la plus grande vraisemblance, on croirait retrouver l’histoire réelle dans ce poème et la fable confuse dans la chronique. »

On a vu dans cette belle chanson une réminiscence du poème des Niebelungen ; nous ne partageons pas cette opinion. La chanson de geste des Loherains a toute la netteté et la précision d’une chronique contemporaine ; on doit y voir simplement un tableau des mœurs féodales du xie siècle fait presque d’après nature, et qu’il serait puéril de rattacher aux traditions obscures de la Germanie primitive.

Il existe de ce roman une suite qui, selon M. Raynouard, pourrait être intitulée : la Mort de Begon et de Garin. M. Pâris convient que le titre de Garin le Loherain ne semble pas assez précis, et que son frère Begon se montre plus souvent et plus avantageusement que lui. D’après plusieurs allusions on pourrait fixer la date de ce roman au règne de Philippe-Auguste.