Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/FRÉDÉRIC II, dit le Grand, roi de Prusse, fils du précédent

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 2p. 797-798).

FRÉDÉRIC II, dit le Grand, roi de Prusse, fils du précédent, né à Berlin le 24 janvier 1712, mort à Potsdam en 1786. Ce prince, destiné à devenir l’un des plus grands capitaines des temps modernes, ne montra d’abord qu’une insurmontable aversion pour la profession militaire. Élevé par des précepteurs français, il s’engoua de la littérature, des idées, des mœurs et même des modes de cette nation, au point de mériter de son père l’épithète de petit-maître. L’étude de la langue française, qui devint pour ainsi dire sa langue naturelle, de l’histoire, de la philosophie, des lettres ; la pratique des beaux-arts ; la composition d’écrits dont quelques-uns sont assez remarquables, remplirent les années de sa jeunesse et lui firent oublier le poids de la tyrannie paternelle. Pendant toute sa vie, au milieu dés occupations politiques et militaires les plus absorbantes, il conserva l’empreinte de cette éducation première et ce goût singulier pour les lettres qui en fait une des personnalités princières les plus originales du xviiie siècle, et qui a fait dire à un historien anglais, avec plus d’esprit que de justice, qu’il était un composé de Mithridate et de Trissotin. Frédéric-Guillaume, son père, d’un esprit exclusivement militaire et allemand, ennemi, d’ailleurs, de toute culture intellectuelle, s’irrita des goûts du jeune prince au point de l’accabler de mauvais traitements, et le poussa par son despotisme à une tentative de fuite, qui fut punie par le supplice de l’un de ceux qui avaient favorisé ce projet. En 1732, il le maria contre son gré à la princesse Élisabeth-Christine de Brunswick, et l’envoya servir dans le contingent prussien qui rejoignait à Philisbourg l’armée impériale commandée par le prince Eugène. Frédéric revint de cette campagne moins enthousiaste que jamais de la carrière des armes, se retira dans le comté qu’il avait reçu en apanage, au château de Rheinsberg, et vécut dans cette retraite de 1734 à 1740, entouré de savants et de gens de lettres, uniquement occupé d’art et de sciences, et entretenant une correspondance suivie avec les hommes les plus remarquables du temps, surtout avec Voltaire, pour qui il avait une admiration passionnée. Disciple de nos philosophes, il aimait d’autant plus notre pays que français signifiait pour lui libre penseur.

Il paraissait alors vouloir réaliser la chimère du roi philosophe conçue par Platon, Fénelon et tous les utopistes. En 1739, il écrivait à Voltaire : « Si la Providence était tout ce qu’on en dit, il faudrait que les Newton et les Wolf, les Locke, les Voltaire, enfin les êtres qui pensent le mieux fussent les maîtres de l’univers. » Il reste un monument curieux de ses sentiments et de ses opinions à cette époque ; c’est la réfutation du Prince de Machiavel, où il s’élève avec énergie contre les principes despotiques du publiciste florentin, et où il trace avec une sévérité toute philosophique les devoirs du souverain. Cet ouvrage fut publié par les soins de Voltaire, sous le titre de l’Anti-Machiavel (La Haye, 1740). Frédéric essaya plus tard de faire disparaître l’édition. C’est dans cette même année 1740 que la mort de son père le laissa maître du trône, d’un État florissant et d’une armée nombreuse, mais qui d’ailleurs ne s’était jamais battue. Malgré sa puissance croissante et quoiqu’elle eût été érigée en royaume depuis 1700, la Prusse n’avait pas encore de caractère bien tranché et tenait plus encore de l’électoral que du royaume, suivant une expression de Frédéric lui-même.

Dès ses débuts, le nouveau roi montra l’ambition patriotique d’élever son pays au rang des grandes nations. Il réforma les finances, augmenta l’armée et profita des embarras de Marie-Thérèse pour faire valoir des prétentions plus ou moins fondées sur les duchés silésiens. Un refus de la reine de Hongrie, héritière de Charles VI, lui fit prendre les armes contre la maison d’Autriche. Il envahit la Silésie, gagna la bataille de Molwitz (1741), où il ne joua pas, au reste, un rôle très-brillant, conclut une alliance avec la France, battit encore Charles de Lorraine à Czaslau en Bohême (1742), et obtint après cette victoire la cession de la Silésie par Marie-Thérèse (traité de Berlin). En 1744, il reprit les armes, en vertu de conventions secrètes avec la France, envahit la Bohême, s’empara de Prague, mais dut se replier sur la Silésie et répara ses pertes par les brillantes victoires de Friedberg (1745), de Sorr et de Kesselsdorf. Un autre, traité (Dresde, 1745) lui assura de nouveau la Silésie et le comté de Glatz. Pendant les dix années de paix qui suivirent, son esprit organisateur lui suggéra l’idée de réformes nombreuses, qui donnèrent un développement extraordinaire à la prospérité de la Prusse agrandie. Des marais desséchés, des manufactures établies de toutes parts, des landes stériles mises en culture, des villes fondées, des industries nouvelles naturalisées, des efforts énergiques pour abolir ce qui restait de la féodalité, la création de banques de crédit foncier et de la banque de Berlin, ta réforme de l’administration, des finances et de la législation, la promulgation d’un nouveau code, imparfait, sans doute, mais bien supérieur à ceux qui régissaient alors les autres États et qui consacrait la liberté de conscience la plus absolue : tels furent les principaux progrès accomplis par ce roi réformateur, qui, par une contradiction singulière avec ses idées philosophiques, ne pratiquait d’autre principe de gouvernement que l’absolutisme, bien qu’il approuvât en théorie la conception de ce que nous nommons aujourd’hui les gouvernements constitutionnels.

En même temps, il réorganisa l’Académie de Berlin, dont il donna la présidence à Maupertuis, attira dans ses États un grand nombre de savants étrangers et surtout de Français, parmi lesquels il faut citer Voltaire. On sait quel fut le résultat définitif de ces liaisons intimes entre des philosophes et un roi. Dans ces fameux soupers de Potsdam, où régnait, à ce qu’on prétend, la plus complète égalité entre les convives, les gens de lettres, malgré leur souplesse, ne dissimulèrent peut-être pas assez leur supériorité intellectuelle ; le roi, malgré son affectation de philosophisme, montra trop souvent par ses sarcasmes hautains qu’il était le maître. Sa rupture avec Voltaire eut l’éclat d’un événement public. Néanmoins, par cette réunion dans sa capitale des talents les plus remarquables de son époque, par cette prétention d’être le roi des esprits et de l’opinion, suivant l’expression de Michelet, Frédéric rendit de grands services à la civilisation de la Prusse. On remarquera, du reste, que la tolérance religieuse ne fut pas pour lui une lettre morte, puisqu’il accueillit dans ses États les jésuites, chassés des pays catholiques.

Au moment où éclata la guerre de Sept ans, le roi de Prusse vit se coaliser contre lui la France, l’Autriche, la Saxe et, la Russie. Pendant le cours de cette guerre (1756-1763), il n’eut d’autre appui que quelques subsides fournis par l’Angleterre et courut plus d’une fois le danger d’être écrasé. Son activité, son courage et son génie le sauvèrent, et si, dans les dix-sept batailles qu’il eut à livrer, il fut plusieurs fois vaincu, il eut aussi d’éclatantes revanches : Rosbach, où il dispersa l’armée franco-allemande commandée par Soubise ; Leuthen, un chef-d’œuvre, suivant Napoléon, et où ses manœuvres admirables donnèrent naissance à tout un système stratégique. Néanmoins, sa situation était presque désespérée, lorsqu’un changement de souverain en Russie amena un changement de politique et brisa la coalition. Frédéric sortit de cette lutte contre les grandes puissances de l’Europe avec la réputation du plus grand capitaine de son temps.

En 1763, il signa avec Marie-Thérèse la paix d’Hubertsbourg, qui rétablit les choses exactement dans le même état que celui où elles étaient avant la guerre. La Prusse garda définitivement la Silésie, mais resta épuisée d’hommes et d’argent. Frédéric guérit autant qu’il était en lui ces cruelles blessures de la guerre. 11 rétablit les villes et les villages ruinés, donna une impulsion énergique à l’agriculture, au commerce et à l’industrie, et prit une série de mesures dont quelques-unes ont été blâmées, mais dont les résultats généraux furent de relever la prospérité matérielle du pays. En 1772, il prit part au premier partage de la Pologne avec l’Autriche et la Russie, se montrant ainsi, comme dans plusieurs autres circonstances, et notamment dans ses rapports diplomatiques, le disciple de ce Machiavel qu’il avait réfuté. Quelques années avant sa mort, il prit encore les armes contre l’Autriche, qui élevait des prétentions sur la succession de Bavière, et sut l’assurer au duc de Deux-Ponts par le traité de Teschen (1779), qui fit gagner à la Prusse les duchés de Franconie. Il expira le 17 août 1786 des suites d’une hydropisie.

Comme homme de guerre, Frédéric a été comparé à Napoléon ; mais, suivant quelques historiens, il lui fut bien supérieur. « L’heureux Corse, dit M. Michelet, eut la chance unique d’hériter de Masséna, de Hoche, d’avoir à commander les vainqueurs des vainqueurs. Favori du destin, il reçut tout d’abord de la Révolution l’épée enchantée, infaillible, qui permet toute audace, toute faute même. L’armée de Frédéric, qui n’avait fait la guerre que sur les places de Berlin, était dressée sans doute ; mais tout cela n’est rien. Une armée ne se forme qu’en guerre et sous le feu ; son roi, non moins qu’elle novice, l’y conduisit, l’y dirigea, lui apprit plus que la victoire, la patience, la résolution invincible, et, en réalité, c’est lui qui la forma. Ce que ne fut pas Bonaparte, Frédéric le fut : créateur. Bonaparte eut en main l’instrument admirable, homogène, harmonique de la France si anciennement centralisée. Frédéric eut en main un damier ridicule, fait d’hier et de vingt morceaux, une armée composée et de recrues forcées et d’hommes de toute nation. Il eut un pays sans frontière, bigarré, bref, un monstre. C’est la création d’un besoin. contre le monstre Autriche, il a fallu le monstre Prusse. Comment eût-il agi, ce corps dégingandé, s’il n’eût en Frédéric trouvé l’unité, le moteur ?... Il fut le grand chef des résistances européennes. »

Ce qu’il faut admirer encore en Frédéric, c’est cette puissance de volonté qu’il portait dans ses actes militaires comme dans les choses de la vie ordinaire. Cet homme de lettres, ce philosophe, car c’était là le fond de sa nature, voulut être soldat, et il le fut, convaincu, quoiqu’il professât un certain déisme voltairien, que l’homme ne doit compter que sur lui-même. De là sa ténacité, son énergie, sa prodigieuse capacité de travail, et aussi sa constance dans les revers.

Sa passion pour la France survivait à tout, et la guerre même ne l’affaiblit pas. Après Rosbach, il fit soigneusement recueillir et soigner nos blessés, invita les officiers à sa table. « Excusez-moi, messieurs, disait-il, je ne vous attendais pas sitôt, et en si grand nombre. » Il disait encore : « Je ne m’accoutume pas à regarder les Français comme ennemis. »

Il n’avait rien non plus de la jactance habituelle des héros historiques. Dans les récits qu’il a donnés de ses batailles, il est aussi simple que modeste. Nulle excuse pour ses défaites, aucune bouffissure d’orgueil pour ses succès ; bien mieux, il est très-attentif à marquer ses fautes et ne dissimule ni le nombre des morts ni celui des prisonniers. Tous ces faits de guerre, il les juge froidement, non en capitan, comme cela est habituel, mais en politique et en penseur. « Derrière le capitaine et au-dessus est le Frëdéric roi, dont l’autre Frédéric n’est que le général. » (Michelet.)

Comparé aux autres rois de son temps, il apparaît dans sa vraie grandeur et dans son originalité. Les autres n’ont aucune idée de l’avenir, aucun sentiment de la justice, du droit, de la liberté, du progrès, et semblent plutôt des chefs barbares. Il les domine par cette force intellectuelle qui est en définitive la vraie force. « S’il n’eût été ni roi ni général, dit Michelet, il resterait encore un des premiers hommes du siècle. »

Mettez-le donc en regard de Louis XV ! Et sans parler de toutes les supériorités qu’il a sur le triste pacha de Versailles, n’avait-il pas admirablement compris ce qui restait lettre close pour l’autre, c’est-à-dire le rôle de la France à cette époque, l’œuvre profondément humaine, civilisatrice et libératrice de nos philosophes, qui ont alors bien plus sûrement conquis l’Europe que n’ont pu le faire toutes les boucheries de Napoléon ? À ce point de vue, n’était-ce pas un roi plus français que Louis XV, que ce lettré, ce penseur qui a tant écrit en français (et jamais en allemand) ; qui correspondait en prose et en vers avec Voltaire ; qui adressait des lettres si spirituelles et si philosophiques à d’Alembert, à Diderot, à Rousseau, etc. ; que celui dont Marie-Joseph Chénier a dit, dans sa belle Épître à Voltaire :

Et, tandis que chez nous l’amant de Pompadour,
Soigneux de respecter l’étiquette de cour.
T’interdisait Versailles où, portant sa livrée.
Dominait en rampant la bassesse titrée,
Frédéric, à Berlin, t’appelait près de lui,
Et, l’égal d’un grand homme, en devenait l’appui.
La, régnait chez un roi l’esprit philosophique,
Et l’empire à souper passait en république.

Et plus loin, après avoir rappelé la petite brouillerie de Voltaire et de Frédéric, et la retraite de Berlin du philosophe, qui ne tarda pas à renouer avec le roi, il ajoute :

Loin de lui cependant que de fois tes regards
Ont suivi ce héros qui chérit tous les arts ;
Qui sur tant de périls fonda sa renommée ;
Qui forma, conduisit, ménagea son armée ;
Qui fut historien, philosophe, soldat ;
Qui t’écrivis en vers la veille d’un combat.
Rima le beau serment de mourir avec gloire,
Vécut, et pour rimer remporta la victoire ;
Sut dompter les Saxons, enrichir ses sujets ;
Fit toujours à propos et la guerre et la paix ;
Aima sans l’estimer l’autorité suprême,
Et sourit sur le trône à la liberté même.

C’est Frédéric qui fit les avances d’un raccommodement avec Voltaire, raccommodement au sujet duquel celui-ci écrit à M. d’Argens, qu’il avait connu à Berlin, la charmante lettre qui suit, et que nous citons parce qu’elle contient d’intéressantes appréciations :

« De Lausanne, le 8 janvier 1758.

« Vous demandez, mon cher ami et compagnon de Potsdam, comment Cinéas s’est raccommodé avec Pyrrhus. C’est, premièrement, que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie de Mérope et me l’envoya ; c’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clef, qui n’est pas celle du paradis, et toutes ses faveurs, qui ne conviennent plus à mon âge ; c’est qu’une de ses sœurs (Mme la margrave de Baireuth), qui m’a toujours conservé ses bontés, a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros poète, philosophe, guerrier, brillant, fier, modeste, roi, et le Suisse Cinéas, retiré du monde...

« Nous récitâmes hier une tragédie ; si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir. C’est ainsi que nous oublions les querelles des rois et celles des gens de lettres, les unes affreuses, les autres ridicules. On nous donne la nouvelle prématurée d’une bataille entre M. le maréchal de Richelieu et le prince de Brunswick. Il est vrai que j’ai gagné aux échecs à ce prince une cinquantaine de louis ; mais on peut perdre aux échecs et gagner à un jeu où l’on a pour second trente mille baïonnettes. Je conviens avec vous que le roi de Prusse a la vue basse ; mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité. Le fond de son armée a été discipliné pendant quarante ans. Songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries, qui voient leur chef tous les jours, qui sont connues de lui, et qu’il exhorte, chapeau bas, à faire leur devoir. Souvenez-vous comment ces drôles-là font le pas de côté et le redoublé ; comment ils escamotent la cartouche ; comment ils tirent six à sept coups par minute.

« Enfin, leur maître croyait tout perdu il y a trois mois ; il voulait mourir ; il me faisait ses adieux en vers et en prose ; et le voilà qui, par sa célérité et la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles dans un mois ; court aux Français, vole aux Autrichiens, reprend Breslau, fait 40,000 prisonniers et des épigrammes, Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie si vive et si compliquée. Heureux qui regarde d’un œil tranquille ces grands événements du meilleur des mondes possibles !

« Je suis, etc.

 « Voltaire. »

Enfin, voici l’homme, le politique et le roi peints par l’historien anglais Macaulay :

« Non content d’être son premier ministre, Frédéric voulut devenir son seul ministre. Il n’eut jamais besoin, nous ne dirons pas d’un Richelieu ou d’un Mazarin, mais même d’un Colbert, d’un Louvois ou d’un Torcy. Une sorte de passion insatiable pour le travail, te besoin qu’il éprouvait sans cesse d’ordonner, de se mêler de tout, de faire sentir son pouvoir, le mépris profond et la méfiance que lui inspiraient ses semblables, l’empêchèrent toujours de demander des conseils, de confier des secrets importants, de déléguer des pouvoirs étendus. Les premiers fonctionnaires de l’État étaient sous son gouvernement de simples commis, auxquels il n’accordait pas la confiance dont jouissent d’ordinaire de bons serviteurs. Il resta son propre trésorier, son commandant en chef, son intendant des travaux publics, son ministre du commerce et de la justice, son ministre de l’intérieur et des affaires étrangères, son maître de cavalerie, son intendant, son chambellan… Il ne pouvait pas tolérer une autre volonté que la sienne dans le gouvernement de l’État. Il ne voulait, pour l’aider, que des commis qui eussent seulement l’intelligence de traduire, de copier, de déchiffrer ses griffonnages et de donner une forme officielle à ses réponses laconiques. En fait de talents naturels et d’instruction, il n’en exigeait pas plus d’un secrétaire du cabinet que d’une presse lithographique ou d’une machine à copier. »

Outre l’Anti-Machinvel, Frédéric a composé des poésies françaises qui sont restées médiocres, malgré les retouches de Voltaire, ainsi qu’un grand nombre d’écrits en prose, également dans notre langue, comme nous l’avons dit, et qui ont une véritable supériorité. « En parcourant la colossale édition de ses œuvres, on reconnaît avec tous les critiques, les Villemain et les Sainte-Beuve, ce que le libre esprit des Diderot et des d’Alembert disait sans flatterie : c’est un grand écrivain, excellent prosateur, net, simple, mâle, d’étonnant sérieux, qui, même en face de Voltaire, dans ses très-belles lettres se soutient avec dignité. » (Michelet.)

« C’est un écrivain du plus grand caractère, dont la trempe n’est qu’à lui, mais qui, par l’habitude et le tour de la pensée, tient à la fois de Polybe, de Lucrèce et de Bayle. » (Sainte-Beuve.)

Plusieurs éditions des œuvres de Frédéric ont été publiées à diverses époques ; lui-même a réuni plusieurs de ses ouvrages sous le titre d’Œuvres du philosophe de Sans-Souci (on sait qu’il aimait à prendre ce titre). Le gouvernement de Berlin a commencé en 184G la publication de deux éditions, dont l’une, monumentale et splendide, n’a pas moins de 30 vol. in-4o.

Voici les titres des principaux écrits du roi-philosophe : l’Anti-Machiavel ; Instructions militaires (pour ses généraux) ; Correspondance amicale avec le général Fougue ; Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de Brandebourg ; Poésies du philosophe de Sans-Souci ; Variétés philosophiques ; Histoire de mon temps ; Histoire de la guerre de Sept ans ; Considérations sur l’état présent du corps politique ; Essai sur les formes des gouvernements et sur les devoirs des souverains ; Examen critique du livre intitulé : Système de la nature ; Correspondance avec Mme du Châtelet, Voltaire, le marquis d’Argens, Fontetielle, etc.

Frédéric le Grand (histoire de), par M. Camille Paganel (Paris, 1830,2 vol.). Elle mérite la réputation qu’elle a justement acquise, et les événements des dernières années, la lutte entre la Prusse et l’Autriche, si brusquement terminée par la bataille de Sadowa, n’ont fait que redoubler pour les lecteurs français l’intérêt de cette histoire. On s’est demandé comment cette puissance, qui pesait si peu dans l’équilibre européen au xviie siècle, qui, au xviiie siècle, a joué un rôle déjà si considérable, est devenue prépondérante dans les affaires de l’Allemagne et de l’Europe au xixe siècle. On a trouvé la réponse dans le livre si instructif de M. Paganel ; on a vu que le véritable auteur de la grandeur présente de la Prusse est ce Frédéric que l’Europe a salué du nom de Grand, et que l’Allemagne appelle l’Unique. On a fait de nombreux ouvrages sur Frédéric II : en 1826, le fils de M. Dieudonné Thiébault a publié les mémoires de son père, qui vécut longtemps dans l’intimité de ce prince. Plus tard, Macaulay a composé un essai charmant sur la même sujet ; enfin. M. Thomas Carlyle, l’éminent historien anglais, l’auteur de l’Histoire de la Révolution française, vient de terminer une grande Histoire de Frédéric, le Grand, qui mériterait certainement d’être traduite en français. Tous ces travaux remarquables, et bien d’autres, n’ont pas fait oublier les deux volumes de M. Paganel. M. Paganel a bien compris que les meilleurs historiens de cette époque sont Voltaire et Frédéric lui-même, et il a fait un excellent usage de leurs ouvrages. M. Paganel avait d’abord composé 4 volumes, mais il a réduit son cadre et a resserré ses quatre volumes en deux seulement.

M. Paganel a retracé les origines si petites de la nation prussienne et de la maison de Hohenzollern. Il aurait pu faire remarquer que le pays qui se vante aujourd’hui de marcher à la tête de l’Allemagne, et qui tente de constituer autour de lui la nationalité germanique, était primitivement slave. Puis M. Paganel raconte les premières années de Frédéric, sa passion pour l’étude, ses goûts littéraires et ses premières guerres. Il aurait pu retracer d’une plume plus légère peut-être les rapports de Voltaire et de Frédéric II, cette amitié de deux hommes d’esprit, qui ne s’entendaient jamais mieux qu’à distance. M. Macaulay nous a laissé sur cet épisode des pages très-amusantes. Nous ne voulons pas raconter, même sommairement, le règne de ce grand roi ; nous nous contentons de renvoyer nos lecteurs à l’article qui lui est consacré ci-dessus ; nous voudrions faire comprendre les mérites de l’ouvrage de M. Paganel ; mais on ne les comprendra bien qu’en le lisant.

M. Paganel, dans la préface, déclare qu’il évitera deux écueils, la sévérité poussée jusqu’à la haine, et l’admiration jusqu’au fanatisme. Cependant on pourrait peut-être trouver que M. Paganel est parfois trop indulgent pour le héros de son histoire ; il n’insiste pas assez sur le caractère bizarre, capricieux, emporté de Frédéric ; il fait trop l’éloge de sa moralité, qui laissa parfois à désirer. Dans son dernier chapitre, il montre que Frédéric a vécu en harmonie parfaite avec son temps, et fait justement l’éloge de ce xviiie siècle que M. Michelet appelait un jour le grand siècle. Il fait une analyse intéressante des ouvrages de Frédéric, l’Anti-Machiavel, les Considérations sur l’état présent du corps politique de l’Europe, surtout l’Histoire de mon temps et les Mémoires pour servir à l’histoire de la maison de Brandebourg, l’Histoire de la guerre de Sept ans, et bien d’autres, sans compter les vers. Enfin, M. Paganel a essayé de laver Frédéric d’un reproche qu’on lui a souvent adressé : on l’a accusé d’être un prince français, de protéger les savants français et de négliger la littérature allemande ; M. Paganel a prouvé le contraire d’une façon péremptoire. « Ce fut à Frédéric le Grand, dit Gœthe, aux exploits de la guerre de Sept ans, que les muses allemandes furent redevables d’une expression vraie et élevée, d’une physionomie originale et pleine de vie. » Mirabeau, dans son ouvrage sur la Monarchie prussienne, a aussi montré qu’en encourageant les philosophes français, Frédéric inspira plus de hardiesse aux philosophes allemands.

Telle est cette histoire de M. Paganel, qui se recommande par une science solide et précise, et en même temps par un accent convaincu et entraînant, qui paraît inspiré du xviiie siècle.

Frédéric II (MÉMOIRES ET HISTOIRES DE) 1750,1788,1805]. Ces ouvrages se composent de divers travaux historiques tous relatifs aux annales de la Prusse ou au règne de Frédéric. Dès le début, l’auteur annonce qu’il veut la vérité dans l’histoire. « Un ouvrage écrit sans liberté ne peut être que médiocre ou mauvais. » Il dira donc la vérité sur les personnes et sur ses ancêtres ; mais il est d’avis « qu’une chose ne mérite d’être écrite qu’autant qu’elle mérite d’être retenue. » Il glisse, en effet, sur les temps barbares et stériles et sur les princes obscurs de sa race : « Il en est, dit-il, des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l’endroit où elles commencent à être navigables. » Et s’il choisit de préférence à toute autre langue le français, qui convient si bien à la netteté de son esprit, c’est que le français « est la langue la plus polie et la plus répandue en Europe, et qu’elle paraît en quelque façon fixée par les bons auteurs du siècle de Louis XIV. » Le narrateur esquisse avec sobriété les biographies des électeurs primitifs ; le ton général est sévère, bien que parfois des réflexions philosophiques dérogent à la ferme et mâle simplicité de son récit. Attentif à distinguer le fond de l’accessoire, il examine les grands événements par leurs grands côtés ; ainsi, la Réforme et la guerre de Trente ans ne sont définies que par leurs traits généraux. Le spectacle des dévastations et des calamités lui inspire, non des peintures déclamatoires, mais des sentiments d’humanité, des idées d’ordre et d’administration. Arrivé à Frédérie-Guillauume, dit le Grand électeur, l’homme qui a fondé la grandeur de sa maison, il s’étend sur son règne avec complaisance. Quand il aborde les affaires de son temps, et qu’il s’exprime sur les actes de son propre gouvernement, Frédéric n’abandonne pas le ton simple et vrai qu’il a pris en jugeant les autres. Impartial envers ses ennemis, il fait aussi la part de la fortune, et reconnaît ce que les calculs humains doivent à « l’occasion, cette mère des grands événements. » Dans le récit, sobre et rapide, des événements de guerre, il n’aborde les détails particuliers qu’autant qu’il se sent obligé de payer un tribut de reconnaissance à un compagnon d’armes ou à ses troupes. Observateur philosophe, il se plaît à faire sentir l’inanité des projets humains, et, ce qu’il aime, c’est une sage modération « qui rend les hommes impassibles aux biens et aux maux que le hasard dispense. » Moins précis et moins expressif que César et Napoléon, Frédéric ne dédaigne cependant pas l’art de bien écrire. Il a des mots qui peignent une situation ou qui résument un jugement. « La retraite des Suédois (campagne de 1679) ressemblait à une déroute ; de 16,000 qu’ils étaient, à peine 3,000 retournèrent-ils en Livonie. Ils étaient entrés en Prusse comme des Romains, ils en sortirent comme des Tartares. » Il a l’instinct de la vraie grandeur, et il n’en reconnaît le signe que sur le front des vrais héros. Pour lui, la reine Christine n’est qu’un esprit bizarre ; Charles XII et Pierre le Grand lui paraissent être les deux hommes les plus singuliers de leur siècle. De ce même Pierre le Grand il dit : « Pierre Ier, pour policer sa nation, travailla sur elle comme l’eau-forte sur le fer. » Habile à saisir les vices ou les ridicules dans les hommes qu’il a connus, il les caractérise, en courant, d’un trait qui se grave.

Le roi Frédéric-Guillaume II a fait publier, de 1840 à 1856, sous les auspices et la direction de l’Académie de Berlin, une édition magnifique des Œuvres de Frédéric II, en 33 volumes.