Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/FORCADE (Eugène), littérateur français

Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 2p. 586-587).

FORCADE (Eugène), littérateur français, né à Marseille en 1820, mort à Billancourt, près de Paris, le 8 novembre 1869. Il s’est surtout acquis une grande notoriété comme publiciste politique et financier. En 1837, il fonda à Marseille un des organes les plus importants de la presse politique et commerciale de province, le Sémaphore, qu’il rédigea pendant trois ans ; employé à la même époque dans une maison de banque, il y étudiait les affaires financières, dans lesquelles il montra plus tard une incontestable compétence. M. Guizot, qui devina dans le jeune journaliste et commis banquier un publiciste de premier ordre, le fit venir à Paris. Il y débuta par des articles sur des matières spéciales, commerce et économie politique, dans la Revue indépendante, et passa bientôt à la Revue des Deux-Mondes, dont il resta le collaborateur assidu jusqu’en 1868. Il y donna, en dehors d’un bulletin bimensuel dont il fut longtemps chargé, diverses séries intéressantes : les Essayistes et les Romanciers anglais, des Études historiques sur l’Angleterre, des Portraits politiques anglais, des articles sur la Question commerciale, etc. On a aussi de lui une histoire de la Révolution de Février 1848 et celle de la Guerre d’Orient (1854), résumé des travaux qu’il avait faits pour la Revue lors de ces événements. Les études disséminées dans la Revue des Deux-Mondes sont fort remarquables ; essayiste de premier ordre lui-même, E. Forcade peut être placé au rang de ces écrivains anglais qu’il a si complètement appréciés.

En dehors de ces travaux et de cette active collaboration, E. Forcade poursuivait toujours le rêve d’avoir un journal à lui. En 1845, il fonda la Revue nouvelle, qui disparut en 1847 ; en 1850, il passa un moment à la rédaction en chef de la Patrie ; en 1851, il fonda le Messager de l’Assemblée, organe libéral, qui fit assez de bruit et s’attira les rigueurs du pouvoir. Hostile à la politique de l’Élysée, Forcade, quelque temps avant le coup d’État, fut condamné à trois mois de prison : on le punissait d’avoir prédit ce qui allait s’accomplir. Sa clairvoyance, sa sagacité furent, du reste, rarement mises en défaut ; il attira une fois à la Revue des Deux-Mondes un avertissement et une menace de suspension pour avoir signalé, dans le budget, les périls d’une situation financière que le gouvernement fut obligé d’avouer quinze jours plus tard. En 1856 enfin, il devint le rédacteur en chef de la Semaine financière, journal spécial auquel il donna une certaine importance par son aptitude à traiter les questions de banque, et qu’il dirigea jusqu’au commencement de 1868.

Son principal labeur fut la rédaction du bulletin politique de la Revue des Deux-Mondes, résumé bimensuel des événements européens et de la situation des cabinets. Ce bulletin, redouté à Paris, surtout dans les premiers temps de l’Empire, malgré sa modération et la gravité de sa forme, était lu dans toute l’Europe. « Forcade, a dit M. Nefftzer, n’était pas seulement un éminent publiciste, c’était un esprit politique d’un ordre vraiment supérieur. À l'intelligence la plus ouverte et à de prodigieuses facultés de pénétration et d’assimilation, il joignait, ce qui est la plus haute marque du libéralisme, la tolérance et la pleine compréhension des opinions adverses. Son nom demeurera principalement attaché à cette chronique bimensuelle de la Revue des Deux-Mondes, qu’il a rédigée pendant tant d’années avec un incomparable talent et un éclat toujours croissant, et qui, dans le silence universel des dernières années de l’Empire, au milieu de l’effacement de la presse quotidienne, était presque la seule revanche de l’esprit et de la liberté. Une journée lui suffisait pour chacun de ses articles, qui étaient autant de chefs-d’œuvre et qui avaient investi leur auteur d’une renommée européenne. »

De si rares et si précieuses qualités furent tout d’un coup terrassées, anéanties par une maladie terrible, l’aliénation mentale ; l’activité cérébrale, surexcitée outre mesure, surmenée sans relâche, détermina la folie. Les premières atteintes du mal le frappèrent à Venise, où il était allé, en 1868, assister aux funérailles de Manin. On le vit frapper du bout de sa canne le cercueil du patriote vénitien, faire des efforts pour adresser à la foule un discours incohérent, puis courir les boutiques des orfèvres de Venise pour y commander les décorations d’un ordre qu’il venait de fonder. Ramené à Paris et placé dans une maison de santé, il s’en échappa un matin et vint faire à plusieurs ministres les visites les plus inattendues, leur tenant les propos les plus étranges. À l’un il offrait la main de la comtesse de Chambord pour le prince impérial ; à un autre, il offrait la vice-royauté des îles Baléares ; au ministre des finances, il apportait les plus bizarres propositions. Il se croyait souverain d’un pays imaginaire ; il avait la folie glorieuse, la plus implacable de toutes. Son frère parvint à l’emmener à Dieppe, ou le pauvre fou attendait chaque jour, disait-il, l’impératrice. Le mal, après s’être calmé à plusieurs reprises et avoir laissé espérer que E. Forcade recouvrerait au moins une partie de ses facultés, l’emporta, le 8 novembre 1869.

M. B. Jouvin, dans une causerie qu’il a consacrée au publiciste, a donné sur ses habitudes de travail et sa rapidité prodigieuse des détails intéressants qui expliquent jusqu’à un certain point la maladie cérébrale qui l’a frappé. Forcade accomplissait tous les quinze jours un tour de force qui terrasserait les plus solides. « Voici, dit-il, comment les choses se passaient. Le chroniqueur arrivait à dix heures à la Revue. Sur sa table de travail on plaçait une bouteille de bordeaux, des œufs, un bifsteck, un légume. Autour de lui étaient dépliées les immenses feuilles qui s’impriment à Londres, celles du moins qui ont le mot d’ordre des partis, le Times en tête et à la place d’honneur. Forcade déjeunait en parcourant ces précieuses archives de renseignements européens. Il les avait lues déjà à tête reposée et il ne faisait qu’enfoncer dans sa pensée les jalons où devait porter sa discussion. L’estomac et l’esprit reconfortés, le chroniqueur prenait sa plume, et, pour parler comme Mme de Sévigné, lui laissait la bride sur le cou. La plume volait sur le papier, et dans un galop furieux, vertigineux, ne s’embarrassait ni du mot ni de la phrase. Le mot courait se placer de lui-même sans broncher, et la phrase, coupée quelquefois de longues incidences, n’en arrivait pas moins alerte et toujours ferme à sa conclusion. C’était quelque chose de clair, de serré, de logique. Ça et là les saillies gauloises pétillaient sous un argument ou un aperçu. La plume courait toujours ; les feuillets dévorés dans cette course haletante de la pensée et de l’expression s’ajoutaient aux feuillets cueillis par le compositeur sous la main de l’écrivain. La copie partait pour revenir en épreuves, coupant, brouillant l’écheveau des événements et obligeant l’improvisateur à enfourcher tour à tour deux hippogriffes et à suivre deux courants d’idées, l’un en avant, l’autre en arrière. Quand cette terrible besogne était achevée, quand il avait mis sa signature au bas de ce demi-volume, sans donner un seul relâche ni à son poignet ni à son cerveau, E. Forcade faisait un dernier effort, c’était le plus pénible, pour se soulever de son siège. Le regard vague, la face injectée de sang, le pied hésitant et lourd, il marchait au hasard et comme un homme tombé des nues. C’est qu’il venait, en effet, de faire un voyage de neuf heures, lancé comme un projectile à travers l’Europe diplomatique, politique et financière. »