Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Bettina

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 654-655).

BETTINA. À l’article arnim, et un peu aussi à la biographie de Beethoven, nous avons donné quelques détails sur cette étrange jeune fille ; nous allons les compléter, et chercher, dans la correspondance publiée par Bettina elle-même, quelques traits qui mettront plus en relief cette singulière physionomie.

Née d’un père italien et d’une mère allemande, Bettina tenait de l’un la fougue de l’imagination, de l’autre un penchant à la rêverie et à l’exaltation mystique. Il ne lui manquait qu’un peu de ce bon sens français, qui lui fit trop souvent défaut. Privée de bonne heure de sa mère, qui avait été aimée de Goethe, elle grandit libre, insouciante, se livrant entièrement à son humeur indépendante et aux caprices de son imagination. En vain son beau-frère Savigny, le célèbre professeur de droit romain, en vain plusieurs autres amis de sa famille essayèrent d’arrêter cette humeur vagabonde ; elle leur échappait par la moquerie la plus vive, la fantaisie la plus inopinée.

« Bettina ! (c’est elle-même qui raconte cette conversation avec van Bostel), vous n’êtes point gentille. — Et comment faut-il faire pour être gentille ? — Tâcher de ressembler à votre sœur Loulou, parler sérieusement de temps à autre, et faire semblant d’écouter. Vous n’êtes pas plus tranquille qu’un jeune chat jouant avec une souris. Quand on vous parle, vous n’écoutez pas ; vous sautez sur un pied, vous bondissez sur les tables, et vous allez causant toute seule avec les vieux portraits de famille, qui ont l’air de vous plaire infiniment plus que nous autres, qui sommes vivants. - Maître van Bostel, ces vieux portraits n’ont pas d’amis, personne ne leur parle : je ressens pour eux précisément ce que vous ressentez pour moi, une vraie pitié. Je leur donne mes inutiles conseils, comme vous me donnez les vôtres ; je leur fais de la morale, comme vous m’en faites ; ces vieilles perruques sont si intéressantes. — Bettina, je vous prie de m’écouter. Ce que vous dites n’a pas le sens commun ; comment ces toiles peuvent-elles vous intéresser ? — Comme je vous intéresse. — Mais cette sympathie, elles ne peuvent pas vous la rendre. — Pas plus que moi la vôtre, mon pauvre cher ami. »

Que peut-on répondre à une enfant terrible si logique et si folle ? Il n’y avait qu’à quitter la partie, et c’est ce que fit plus tard son professeur d’histoire Arenswald, après une scène où la jeune espiègle eut, non-seulement des boutades humoristiques, mais des reparties assez vives contre le système ordinaire d’éducation. « Ce charmant maître d’histoire, dit-elle, vient trois fois par semaine, le mardi, le mercredi et le jeudi, me laissant, pour voler les abricots verts de ma grand’mère, cette grande période du vendredi au lundi. Pour moi, les abricots sont un gain plus palpable que le plaisir de savoir ce qui s’est passé en Égypte depuis l’époque la plus reculée. Les ténèbres les plus obscures couvrent le berceau de l’Égypte. S’il en est ainsi, cher maître, pourquoi nous en embarrasser ? On ne sait presque rien sur les rois pasteurs. L’acquisition n’est pas considérable. Le roi Sésostris termina sa vie de sa propre main. Pourquoi, mon maître ? Était-il jeune, était-il amoureux, était-il ambitieux ? À tout cela, point de réponse. Pour donner un peu de mouvement à ces vieilles roues de l’antiquité, profondément enfoncées dans un limon très-fangeux, je me mets à soutenir que Sésostris était jeune. Le maître me prouve, en une heure de temps, que Sésostris était vieux. Au moment où je m’endors d’un profond sommeil, arrivent l’un sur l’autre pêle-mêle, Busiris, Psammétious et Cambyse, et une foule d’autres personnages auxquels succède Alexandre, qui les enterre tous, ce qui me fait grand plaisir, car il termine cette interminable leçon. À quoi bon, je vous le demande, remuer ces vieilles cendres froides d’où tout le soleil a disparu ? Là-dessus je me suis mise à regarder par lu fenêtre un magnifique amandier couvert de fleurs charmantes, et plus de vingt minutes s’écoulèrent, après lesquelles je saisis ces paroles : Il fonda le grand empire médo-perse. Je traçai, en bâillant, sur la marge de mon livre, une effrayante tête de Méduse, qui ressemblait à s’y méprendre à la tête d’Arenswald. Ensuite vinrent les vacances de Pâques, qui m’encouragèrent dans la douce habitude de ne plus le voir. Quand recommença la boucherie historique, sous le titre d’Histoire de Perse, quelle douleur ! quelle histoire ! À peine eut-il recommencé son œuvre terrible, que me voilà bâillant, et si haut et si fort, que le professeur furieux se leva, ouvrit la porte et prit brusquement congé de son élève. Dieu sait comment cela se fit, la porte prit un morceau de la culotte, le lambeau resta suspendu, et je vis bien que je serais obligée de donner au bonhomme, pour prix de son catalogue d’horreurs, non-seulement le prix de ses cachets, mais encore une belle culotte par-dessus le marché. »

À notre tour, nous nous permettrons de dire à Bettina : Qu’est-ce que tout cela prouve ? La première petite pensionnaire venue, pour peu qu’elle soit espiègle et malicieuse, peut dialoguer sur ce ton sans être pour cela la dixième muse et la huitième merveille du monde. Il a fallu à Mme de Staël et à George Sand d’autres titres pour avoir des droits à notre admiration.

À quels écarts n’était pas capable de se laisser entraîner cette tête folle et romanesque ! se demandaient ses parents et ses amis, qui s’attendaient chaque jour à la voir victime de quelque imprudent caprice. Mais Bettina, nous l’avons dit, était allemande, et l’exaltation était bien plutôt dans son imagination que dans ses sens. Dans son besoin d’affection, elle s’attacha à une jeune chanoinesse, Caroline de Günderode, qui, effrayée de sa nature extravagante, lui disait un jour : « Je ne sais si tu es le jouet d’un bon ou d’un mauvais génie. » Bettina porta dans cette amitié la violence et l’emportement qu’elle mettait à tout ce qu’elle faisait. « Kreutzer vint voir Savigny à Marbourg, dit-elle dans une de ses lettres. Laid comme il était, il paraissait incapable d’intéresser une femme. Je l’entendis parler de Günderode en des termes qui me laissèrent croire qu’il avait des droits à son amour ; aussi devins-je horriblement jalouse. Il prit devant moi une petite fille sur ses genoux et lui dit : « Comment t’appelles-tu ? — Sophie. — Eh bien, tant que je serai ici, tu t’appelleras Caroline : Caroline, embrasse-moi ! » La colère me saisit, je lui arrachai l’enfant, et l’emportai à travers le jardin sur la tour. Là, je la mis par terre, et je cachai mon visage brûlant dans la neige ; je pleurai tout haut, et l’enfant pleurait avec moi. Lorsque je redescendis, je rencontrai Kreutzer. « Va, ôte-toi de mon chemin, m’écriai-je. » » Voilà ce que l’éloquente Bettina a l’audace d’appeler des Confessions. Décidément, confessions pour confessions, nous aimons mieux celles de J.-J. Rousseau, et même celles de saint Augustin. Et cependant, cette scène est trop remplie de traits vrais et naturels pour avoir été composée à plaisir.

Quelque temps après, Caroline de Günderode se suicida ; le désespoir de Bettina fut immense, et c’est afin de se distraire qu’elle songea à Goethe, pour lequel elle éprouva bientôt cette passion idéale, mais pleine d’emportements, que ses lettres nous révèlent. Elle fit d’abord la connaissance de la mère du grand Olympien, de celle qu’on appelait Mme la Conseillère, et qui portait son titre de mère d’un grand homme avec toute la dignité et la roideur allemandes. La lettre suivante, écrite de la main de Bettina, est curieuse à plus d’un titre ; non-seulement elle renferme un portrait fidèle de la mère de Goethe, mais elle met en scène Mme de Staël, contre qui Bettina nourrissait une jalousie profonde et secrète, à cause des lettres que Goethe lui avait écrites. « Ta mère, écrit-elle à Goethe, qu’elle tutoyait, prévenue que Mme de Staël lui apporterait une lettre de toi, fut enchantée que je vinsse lui prêter assistance ; elle désirait, dans cette représentation solennelle, que je me chargeasse des intermèdes, au cas où elle aurait besoin de se reposer. C’est d’après ses ordres mêmes que je te raconte tout cela en détail. L’entrevue eut lieu chez Maurice Bethmann. Ta mère, orgueil ou ironie, s’était parée de ses plus magnifiques atours, et non dans le goût français. Je t’avouerai qu’au moment ou je vis se balancer sur sa tête trois plumes, ondoyant de différents côtés, rouge, blanche et bleue (couleurs françaises), et s’élevant du sein d’une forêt de tournesols, mon cœur battit de plaisir et d’impatience. Elle avait mis beaucoup de rouge, et très-artistement ; ses grands yeux noirs faisaient jouer leurs batteries : elle portait la parure d’or bien connue que lui donna la princesse de Prusse ; des dentelles, vénérables d’aspect et véritable trésor de famille, tombaient sur sa poitrine. Une de ses mains, couverte d’un gant blanc glacé, agitait l’air de son éventail ; l’autre, qui était nue, étincelait de bagues et prenait de temps à autre une prise dans une tabatière d’or, sur laquelle tu es représenté en miniature, la tête frisée et poudrée, et mélancoliquement appuyé sur ta main. Un vaste cercle de vieilles dames, les plus distinguées de la ville, formait un fer à cheval dans la chambre à coucher de Maurice Bethmann, et tout cela sur un beau tapis rouge, avec un centre blanc, portant un léopard brodé : c’était imposant. « Mme de Staël, dis-je à ta mère, va se croire citée devant la cour d’amour ; ce beau lit là-bas, c’est le trône voilé de Vénus. » Enfin celle que nous attendions avec impatience traversa, accompagnée de Benjamin Constant, une file d’appartements resplendissants. Elle portait le costume de Corinne : turban de soie aurore, robe de même étoffe et tunique orange ; la taille très-courte : le cœur doit s’y trouver à l’étroit. Elle a les sourcils et les cils noirs et brillants comme de l’ébène, les lèvres pourpres ; ses gants longs laissaient ses bras — ses beaux bras — à découvert, et ne cachaient que la main, qui tenait la fameuse branche de laurier. Comme la chambre où on l’attendait était moins élevée que le niveau des autres appartements, il lui fallut descendre quatre marches pour y arriver. Pour les descendre, elle releva sa robe par devant, au lieu de la relever par derrière, ce qui porta un coup terrible à la majesté de la réception. Cette sultane orientale, s’avançant avec grâce vers les vieilles dames guindées de la société de Francfort ; c’était merveille. Ta mère me lança quelques vaillants regards lorsqu’on les présenta l'une à l’autre ; je m’étais un peu éloignée d’elles pour bien jouir de la scène. Je remarquai l’étonnement de Mme de Staël à l’aspect de ta mère et de sa toilette. Quant à ta mère, tout en elle respirait un magnifique orgueil. Elle écarta sa robe de la main gauche, salua de la droite en jouant de l’éventail ; et, inclinant la tête plusieurs fois d’un air protecteur, elle dit d’une voix assez forte pour être entendue d’un bout du salon à l’autre : « Je suis la mère de Goethe ! — Ah ! j’en suis charmée, répondit la femme poëte. » Un silence solennel fut suivi de la présentation des hommes distingués qui composaient la suite de Mme de Staël, et qui tous étaient très-curieux de connaître la mère de Goethe. Ta mère répondit à tous ces hommages par un compliment français, qu’elle marmotta entre ses dents, avec force profondes révérences. Bref je crois que la réception fut magistrale, royale, féodale et capable de donner à cette Corinne une haute idée de la sublimité allemande. » Il est étonnant, dirons-nous à notre tour, qu’aucun peintre n’ait été tenté de reproduire, par le pinceau, cette scène si comiquement racontée par la jalouse Bettina.

Celle de la première entrevue de Goethe et de Bettina n’est pas moins originale. « Il était là, dit-elle, sérieux, solennel, et il me regardait fixement. Je crois que j’étendis les mains vers lui, je me sentais défaillir. Goethe me reçut sur son cœur : « Pauvre enfant, vous ai-je fait peur ? » Ce furent les premières paroles qu’il prononça et qui pénétrèrent dans mon âme. Il me conduisit dans sa chambre et me fit asseoir sur le canapé en face de lui. (Dans sa chambre à coucher sans doute, et ici le Grand Dictionnaire brûle d’envie de mettre une ligne de points perfides.) Nous nous taisions tous deux ; il rompit enfin le silence : « Vous aurez lu dans le journal, dit-il, que nous avons fait, il y a quelques jours, une perte en la personne de la grande-duchesse Amélie. — Ah ! lui répondis-je, je ne lis pas le journal. — Vraiment ! Je croyais que tout ce qui arrivait à Weimar vous intéressait ? — Non, rien ne m’intéresse que vous, et je suis beaucoup trop impatiente pour feuilleter un journal. - Vous êtes une aimable enfant. » Longue pause. J’étais toujours exilée sur le fatal canapé, tremblante et craintive. Vous savez qu’il m’est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas ! peut-on se conduire comme je l’ai fait ? Je m’écriai : « Je ne puis rester sur ce canapé », et je me levai précipitamment. « Eh ! bien ; faites ce qu’il vous plaira. » Je me jetai à son cou, et lui m’attira sur ses genoux et me serra contre son cœur. »

Alors Bettina avait dix-neuf ans et Goethe en avait cinquante-huit ; circonstance qui donne un brevet d’absurdité aux points que nous avons eu la prudence d’omettre plus haut ; d’ailleurs, la chose se passait en Allemagne, où l’opinion est indulgente pour ces amours d’imagination, qu’elle n’interprète point à mal, et dont elle a vu plus d’un exemple. Byron reçut un jour une lettre d’une femme inconnue qui avait longtemps pleuré sur l’impiété 8u poète, et offert sa vie à Dieu pour obtenir sa conversion ; c’est le mari lui-même qui avait adressé au grand poëte cette lettre, trouvée dans les papiers de cette mystérieuse amante.

La correspondance de Bettina dura jusqu’à son mariage, en 1811, époque à laquelle elle se brouilla un peu avec Goethe, pour une diversité d’opinions, ce qui prouve que la folle Bettina pouvait avoir des opinions. Goethe, tout en sentant son amour-propre flatté par cette passion, où l’admiration tenait plus de place que l’amour, traitait Bettina en enfant ; aussi celle-ci lui disait-elle un jour : « Tu m’as dans mes lettres, mais moi t’ai-je dans les tiennes ! »

Bettina fut aussi en correspondance avec Beethoven, qui avait fait sur elle une grande impression. « C’est de Beethoven que je veux te parler, écrit-elle un jour à Goethe, de Beethoven, qui m’a fait oublier toi et le mondé entier. » Les lettres, qu’elle a insérées dans son recueil comme étant du grand musicien, n’ont aucune authenticité, mais elle eut de fréquents entretiens avec lui, et l’auteur de la Symphonie en ut mineur a bien pu lui inspirer des phrases comme celle-ci : « Il y a bien des gens qui sont touchés des bonnes choses jusqu’aux larmes, ce ne sont pas des natures artistes. Les artistes ne pleurent pas ; ils sont de feu. • Si on avait été indulgent pour Bettina, amoureuse de Goethe, on le fut moins pour Mme d’Arnim, osant rendre publiques, après la mort du grand poëte, les lettres qu’elle lui avait écrites et celles qu’elle en avait reçues. Ce n’était plus cette exaltation du premier âge, qui explique tant de démarches inconsidérées ; c’était une soif de bruit et de publicité qui la dévorait, et que la naïveté allemande est impuissante à excuser. Toutes les jeunes filles pourraient retrouver dans leurs souvenirs une idole devant laquelle elles ont brûlé le même encens ; mais elles sont assez sages pour s’en taire, sinon comme d’une faute, du moins comme d’une faiblesse. Bettina n’eut pas cette réserve ; elle voulait faire parler d’elle à tout prix ; elle traduisit elle-même en anglais ces lettres, que les pudibondes plumes d’outre-Rhin se refusaient même à transcrire. Mais elle eut beau mettre en tête de son volume : « Ce livre est fait pour les bons, et non pour les méchants ; » les méchants, c’est-à-dire les railleurs impitoyables de tout ce qui est ridicule, en firent justice, et prétendirent que les déclamations hystériques de l’enfant gâté auraient dû être voilées soigneusement par la grave mère de famille ; ils ajoutèrent que si l’on avait ri d’elle, que si l’on avait mal interprété certaines de ses pages, aussi vides que déclamatoires, elle n’avait que le sort qu elle méritait, sort qui attend tous ceux qui voudront occuper le public de leur étroite et mince personnalité.

Oh ! femme honnête de l’ouvrier, qui tends prosaïquement, mais chastement, un sein robuste à ton enfant, et un front chaste à ton mari, qui revient fatigué du travail, combien plus je t’estime que toutes les Bettina du monde et les beautés follement hystériques qui lui ressemblent !