Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BONAPARTE ou BUONAPARTE, nom patronymique de la dynastie des Napoléons

Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 3p. 917-918).

BONAPARTE ou BUONAPARTE, nom patronymique de la dynastie des Napoléons. Cette famille descendait, dit-on, des Bonaparte du continent italien, déjà connus à Trévise vers le XIIe siècle, et qui apparaissent ensuite à diverses époques dans l’histoire des cités italiennes, telles que Padoue, Florence et San-Miniato, comme podestats, prieurs, chevaliers, négociateurs, capitaines, etc. Une de ses branches, établie à Sarzane, dans le pays de Gênes, vint se fixer en Corse vers le XVIIe siècle, et acquit à Ajaccio une importance assez considérable. Ce fut la souche de la famille impériale de France. Son nom, destiné à une si haute illustration, s’écrivait Buonaparte, avant que Napoléon Ier s’arrêtât à la forme plus française de Bonaparte. On sait que les royalistes affectaient d’écrire et de prononcer Buonaparte. Dans la bouche de Chateaubriand, ce mot, en 1814, avait au moins dix syllabes ; c’était sans doute très-ironique, très-profond et très-méchant ; mais cette finesse est si menue, que personne n’a jamais pu la saisir, pas même l’auteur de Buonaparte et les Bourbons, quand, quatorze ans après la publication de son pamphlet, il apprit que quelques mots, tombés des lèvres du Prométhée de Sainte-Hélène, venaient, comme il le confesse lui-même,

Chatouiller de son cœur l’orgueilleuse faiblesse.

S’il est certain que la famille de Napoléon descend de la branche génoise, il n’est pas aussi bien établi qu’elle se rattache aux autres familles italiennes du même nom. Mais on sait que cet homme extraordinaire, qui eût pu se passer d’aïeux, et qui, à d’autres titres que le brave maréchal Lefèvre, aurait pu dire : Je suis un ancêtre, accueillit avec faveur cette généalogie, peut-être imaginaire. Dans tous les cas, ici ce sont les aïeux qui se trouvent illustrés par le descendant.

La noblesse de la famille Bonaparte est prouvée par le certificat que le savant d’Hozier de Sérigny délivra pour l’admission de Napoléon Bonaparte à l’École militaire de Brienne, où les gentilshommes avaient seuls accès. Mais le dossier héraldique fourni par le père du futur empereur ne comprenait que neuf personnages, dont le plus ancien ne remontait qu’à 1508, sous le titre de messire Gabriel Buonaparte. Les autres étaient désignés par les titres d’anciens d’Ajaccio et de magnifiques. Voilà la vérité historique ; la flatterie la trouva insuffisante ; et, sous l’Empire, les adulateurs donnèrent carrière à leur génie inventif. On fit sortir la famille Bonaparte d’une branche des Comnènes et des Paléologues, ce qui la rattachait aux empereurs de Constantinople. On alla même jusqu’à la faire descendre de la gens Ulpia, de la gens Sylvia et de la gens Julia, souches des empereurs romains. Cette généalogie n’était pas encore assez ridicule : on prouva, Dieu sait par quels arguments ! que les Bonaparte étaient issus des Bourbons par le mystérieux personnage désigné sous le nom de l’Homme au masque de fer. Ayant secrètement épousé la fille de M. de Bonpart, son gouverneur, il en aurait eu des enfants qui italianisèrent le nom de leur mère. Or tout portant à croire que le Masque de fer était frère jumeau de Louis XIV, les Bonaparte de Corse se trouvaient ainsi faire naturellement partie de la légitime race de Henri IV. Napoléon fut obligé de mettre lui-même un frein au zèle de ces maladroits amis.

On sait, du reste, qu’à l’un de ces d’Hoziers enthousiastes il répondit un jour : « Voilà une généalogie aussi plate que ridicule ; ces recherches sont puériles. À tous ceux qui demanderont de quel temps date la maison Bonaparte, la réponse est bien simple : elle date du 18 brumaire. »

Les travaux généalogiques des Italiens sont plus sensés. Ils prouvent que, dès le XVIe siècle, le nom de Bonaparte figurait dans leurs annales, puisque, à cette époque, Mauro, juge à Trévise, constatait, dans une chronique très-estimée, que, même avant l’an 1200, la famille Bonaparte était déjà comptée parmi les plus nobles et les plus anciennes. Un autre auteur italien, Jacques Bonaparte, qui traça une esquisse historique de sa race et qui écrivait en 1756, citait parmi ses ancêtres, dans la marche de Trévise, un Jean Ier de Bonaparte, pourvu d’un commandement dans la ligue des villes lombardes, qui inaugura le réveil des nationalités italiennes, et un des petits-fils de ce Jean, qui, à la tête des Guelfes du nord de l’Italie, arrêta en 1239, à Castel-Franco, Frédéric II, qui commandait une armée gibeline. Les Italiens rattachent à la même branche Jean-Genesius de Bonaparte, en religion fra Bonaventura mort en odeur de sainteté l’an 1593, dans l’ordre des capucins ; Niccolo de Bonaparte, auteur comique, et un Ferdinando Bonaparte, patrice florentin, docteur en droit, savant dans les lois civiles et canoniques. Ayant embrassé la carrière ecclésiastique, ce dernier fut nommé prévôt et sous-diacre de l’église de San-Miniato, et mourut en 1746, laissant des poésies latines et des dissertations théologiques qui n’ont jamais été publiées.

Des recherches de MM. Stefani et Beretta, dans leur ouvrage intitulé Antichità dei Bonaparte, il ressort que le nom de Bonaparte, né au milieu des factions de l’Empire et de l’Église, a été porté par quatre familles italiennes ; et, de celles de MM. Passerini et Rapetti, que les Bonaparte napoléoniens descendent d’une ancienne famille longobarde, celle des comtes de Fucecchio, Settimo et Pistoja, dont la souche est un certain Cunerado, chef de la maison Kadolingio, né en 922. De cette maison, qui s’éteint à la fin du XIIe siècle, après avoir joué un rôle brillant dans l’État et dans l’Église, sont issus Hugues et Janfald. Le premier, par son alliance avec les comtes d’Orgnano, donna naissance aux Bonaparte de Trévise, éteints en 1447 ; le second, à ceux de Florence, éteints au XIIIe siècle. En 1265, un Bonaparte de Florence commence les Bonaparte de San-Miniato ; un autre, en 1278, ceux de Sarzane, qui, en 1490, se transportèrent en Corse, et dont le chef, François, devint l’auteur de la branche des Bonaparte d’Ajaccio. Ceux de San-Miniato avaient complètement disparu en 1799. Attachée également à l’Église et à l’État, la famille des Cadolinge tira son surnom de Bonaparte (bona pars, le bon parti), de son ralliement à la cause populaire, surnom qu’illustra bientôt l’un d’eux à la tête de la ligue des villes lombardes contre l’empire d’Allemagne. Les Bonaparte s’effacent ensuite quelque temps de la scène politique, jusqu’au moment où quelques membres de cette famille passent en Corse pour les affaires de la banque de Saint-Georges, et s’y fixent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Sans moyen de contrôle suffisant, nous ne pouvons ni contester ni affirmer l’exactitude de ces généalogies. Nous nous contenterons de tracer l’historique de la branche génoise, dont il est prouvé que descendait Napoléon. Au commencement du XVIIIe siècle, les Bonaparte d’Ajaccio étaient représentés par trois Frères : Lucien Bonaparte, archidiacre ; Napoléon Bonaparte, qui n’a pas laissé de postérité, et le grand-père de l’empereur Napoléon Ier.

Pendant que nous sommes sur l’arbre généalogique, voyons quelle était à ce sujet l’opinion personnelle de Napoléon. Cette question ne lui était pas, comme pourrait le faire supposer la réponse citée plus haut, tout à fait indifférente. Il tenait à l’origine florentine : la patrie de Dante lui paraissait un digne berceau. Un jour, à Sainte-Hélène, dans une conversation avec le docteur Antomarchi : « Vous avez, lui dit-il, habité longtemps Florence ; vous savez que c’est de là que nous sortons. — Oui, sire ; votre famille y tenait un des premiers rangs ; elle était patricienne. — Connaissez-vous la maison qu’elle habitait ? c’est un monument, une curiosité qui n’échappe à personne. Elle est au centre de la ville, revêtue au frontispice d’un blason sculpté sur pierre, n’est-ce pas ? — Oui, sire, et tout à fait intact. — À mon passage à Florence, quand je marchais sur Livourne, on m’engagea beaucoup à la voir ; mais j’étais si occupé, si surchargé d’affaires, que je ne pus y aller. Le jour de mon départ, cependant, je me rendis à San-Miniato ; j’y vis un vieux chanoine de parent ; c’était le dernier rejeton des Bonaparte de Toscane ; je tenais à le visiter. Nous fûmes accueillis, fêtés ; la chère fut exquise. L’appétit satisfait, ce fut le tour du bavardage ; nous étions tous jeunes, gais, bruyants, républicains comme Brutus ; nous laissions parfois échapper des propos qui sentaient peu l’église. Le bonhomme ne se déconcerta pas ; il écoutait, répondait et nous jetait de loin en loin des réflexions dont la justesse était frappante. Mon état-major était charmé de voir un prêtre sans bigotisme ; les flacons circulaient d’autant mieux ; nous portions sa santé, il buvait à la prospérité de nos armes. C’étaient des mots, des saillies où nous pûmes remarquer le tact, l’aménité de cet excellent chanoine. Mes officiers étaient réconciliés avec sa robe. Notre irrévérence militaire ne lui déplaisait pas. Il fit tous ses efforts pour nous retenir le lendemain, mais les troupes étaient en mouvement ; nous lui dîmes que le départ était obligé et que nous le verrions an retour. Nous craignions que notre honorable ecclésiastique n’eut pas assez de lits pour une suite aussi nombreuse ; nous le priâmes de ne pas se mettre en peine pour nous coucher, qu’il nous suffisait d’une botte de paille, que nous étions accoutumés à vivre en soldats. « Non pas, nous répondit-il, ma maison est sans luxe, mais assez grande pour vous loger tous. » Il nous accompagna successivement dans les chambres qu’il nous avait fait préparer, et nous souhaita une bonne nuit. Je me couchai, mais la bougie n’était pas éteinte que j’entendis frapper à ma porte ; je crus que c’était Berthier ; point du tout ; c’était le bon prélat qui me demandait un instant d’entretien.

« À table, il avait commencé à parler de généalogie ; une discussion de cette espèce ne pouvait qu’être fâcheuse dans la position où je me trouvais. Je lui fis signe de se taire, il se tut. Je tremblais qu’il ne voulût revenir sur le sujet que j’avais esquivé. Je n’en laissai cependant rien paraître. Je lui dis de s’asseoir, que je l’écouterais avec plaisir. Alors il commença à me parler du ciel, qui m’avait protégé, qui me protégerait encore, si je voulais entreprendre une œuvre sainte, qui, d’ailleurs, ne pouvait me coûter beaucoup. J’avais essuyé l’histoire des Bonaparte, celle des actions de l’un d’entre eux ; je cherchais où il voulait en venir, lorsqu’il me dit avec une espèce de transport, qu’il allait me faire voir un document précieux. Je crus pour le coup que c’était l’arbre généalogique ; j’étouffais, le rire l’emportait sur la crainte de déplaire au vieillard ; mais quelle fut ma surprise quand je vis, non un parchemin, un grotesque diplôme, mais quelque chose de plus cocasse encore, un mémoire en faveur d’un membre de notre famille, un père Bonaventure, béatifié depuis longtemps, mais que les excessives dépenses qu’entraîne la canonisation n’avaient pas permis de porter au calendrier. « Demandez au pape qu’il le reconnaisse, me disait le bon chanoine, il vous l’accordera ; peut-être cela ne vous coûtera rien, ou peu de chose. Par égard pour vous, Sa Sainteté ne refusera pas de mettre un saint de plus au ciel. Ah ! cher parent, vous ignorez ce que c’est que d’avoir un bienheureux dans sa famille. C’est à lui, c’est à saint Bonaventure que vous devez le succès de vos armes ; il vous a conduit, il vous a dirigé au milieu des batailles. Croyez que la visite que vous me faites n’est pas un effet du hasard ; non, mon cher parent, c’est lui qui vous a inspiré, qui a voulu que vous soyez instruit de ses mérites. Il vous ménage l’occasion de lui rendre bien pour bien, service pour service ; faites pour lui auprès du pape ce qu’il fait pour vous auprès de Dieu. » J’étais tenté de rire de l’onction du vieillard, mais il était de si bonne foi, que j’eusse fait conscience de le blesser. Je le payai de belles paroles, j’alléguai l’esprit du siècle, les soins de la guerre, et lui promis de m’occuper de l’affaire du père Bonaventure, dès que l’irrévérence publique serait moins prononcée. « Cher parent, reprit-il, vous comblez mes vœux ; permettez que je vous embrasse. Vous épousez les intérêts du ciel, vous réussirez dans vos entreprises, je vous le prédis. Je suis vieux, peut-être ne verrai-je pas l’exécution de vos promesses, mais j’y compte, je mourrai content. » Il me donna sa bénédiction, je lui souhaitai le bonsoir, et je cherchai à dormir ; je ne le pus. L’aventure était si plaisante, je trouvais la fantaisie si singulière, au temps où nous étions, que j’avais à peine fermé les paupières, lorsque Berthier se présenta ; les autres généraux survinrent ; mon état-major était réuni ; je racontai l’entretien. Les sollicitations du bon vieillard, ses vœux, son ambition, sa manière d’expliquer nos victoires, mirent tout le monde en gaieté. On rit, on s’amusa, on se récréa sur le chanoine, sur le saint qui combattait, qui s’escrimait pour nous. Si le bon homme nous eût entendus ! s’il eût su comme j’étais dévot !

« Nous allions nous mettre en route ; je désirais lui laisser un souvenir, un témoignage de satisfaction pour l’accueil qu’il nous avait fait ; mais quoi ? qu’offrir hors de la légende ? je me creusais inutilement la tête, je ne trouvais rien, lorsqu’il me vint tout à coup l’idée que je pouvais disposer d’une croix de Saint-Étienne. Je dictai quelques mots à Berthier, l’estafette partit. Nous fûmes embrassés, bénis par le hoc vieillard, qui, quelques jours après, reçut la décoration. »

Une autre anecdote, et c’est par là que nous terminerons ces préliminaires généalogiques, milite encore en faveur de l’origine toscane.

À huit milles de Florence, sur la route de Sienne, au-dessus d’une colline agréable et bien cultivée, s’élève le gros bourg de San Casciano, célèbre par cette auberge de la Campana habitée par Machiavel, et sur le seuil de laquelle on le voyait en sabots et en habits de paysan, demander aux voyageurs des nouvelles de leur pays, jouer, crier, se disputer avec l’hôte, le meunier et le boucher de l’endroit ; c’est ainsi, comme il l’a dit lui-même, qu’il calmait l’effervescence de son cerveau. À une vingtaine de milles plus loin, est Certaldo, qui se vante d’avoir donné naissance à Boccace. Entre ces deux points illustrés par les souvenirs de ces deux hommes de génie, dans une vallée riante, est un village inconnu, tellement il est peu considérable ; une église sans renommée, tellement elle est dépourvue de toutes les merveilles des arts qui fourmillent en Italie.

Il y avait là, en 1807, à l’époque la plus brillante de l’empire français, un curé qui se nommait Bonaparte. Il était pauvre et obscur, comme si un homme de son nom, n’avait pas tiré un pape du Vatican pour se faire sacrer à Notre-Dame ; doux et sans ambition, comme s’il n’était pas l’oncle de Laetitia et le grand-oncle du jeune général qui avait si glorieusement conquis l’Italie, salué les pyramides, et qui faisait et défaisait les rois en Europe. C’était un autre Alcinoüs dans les jardins de son presbytère, taillant ses arbres, mariant ses quelques vignes aux cinq ou six ormeaux de son petit domaine, et qui, comme le père d’Ulysse, portait un manteau troué et une chaussure rapiécée. Tout le bruit que faisait son petit-neveu dans le monde avait passé par-dessus sa tête sans qu’il l’entendît.

Personne autour de lui ne se doutait de sa glorieuse parenté ; il paraissait avoir tout oublié, pour ne songer qu’à ses paroissiens simples et ignorants comme lui ; derrière l’église serait son tombeau ; dans sa maison curiale était un fusil qui donnait quelquefois du gibier à sa table, quelques lignes avec lesquelles il péchait dans un étang voisin. Si l’on ajoute à ces moyens de distraction la culture de quelques fleurs et la dîme qu’il allait recueillir deux fois par an, on aura un résumé exact des occupations temporelles du curé Bonaparte, qui, quant au spirituel, n’innovait jamais, disait la messe deux fois par semaine, et prêchait tous les dimanches après vêpres. Cependant il y avait trois personnages que le curé distinguait, et dont il s’occupait plus particulièrement que de ses autres paroissiens : une jeune fille, un jeune garçon et… une poule. La poule était blanche et familière, excellente couveuse, et quand le curé déjeunait sous une petite tonnelle devant sa porte, la poule chérie venait becqueter les miettes de sa table. Elle allait à lui quand il l’appelait, se laissait caresser, et poussait quelquefois la condescendance jusqu’à pondre ses œufs quotidiens dans les plis poudreux de sa soutane ; avec celle-là l’intimité était complète.

Il n’en était pas tout à fait de même de la jeune fille Mattéa ; il l’avait vue naître, il l’avait baptisée et catéchisée, et c’était avec un plaisir innocent qu’il la voyait grandir et s’embellir tous les jours. Mattéa, avec ses beaux yeux, sa taille leste et dégagée, et cette finesse italienne qui s’allie à la naïveté et au naturel, était l’orgueil du village. Le bon curé rêvait sans cesse au bonheur à venir de la jeune fille ; il avait arrangé pour elle un mariage superbe ; il voulait la donner à Tommaso, son sacristain, le troisième objet de ses affections. Celui-ci, grand et vigoureux garçon, était un hôte habituel du presbytère, factotum du curé ; il cultivait le jardin, faisait la cuisine, répondait à la messe et chantait au lutrin, parait l’autel et garnissait les burettes ; c’était un bon jeune homme, un peu tapageur, mais honnête, toujours le premier et le plus ardent aux querelles du village ; au temps de Dante, il eut été guelfe ou gibelin, jamais neutre. Il aimait Mattéa avec une vivacité qui aurait effrayé le curé, si la froideur de la jeune fille n’eût rassuré le vieux prêtre.

« Il n’est pas mal, pensait le grand-oncle de l’empereur, que Mattéa conserve l’égalité de son âme : les vierges folles ne sont pas dignes de l’époux. »

Quand Mattéa venait au presbytère, le curé s’amusait quelquefois à demeurer dans sa chambre, et à travers le rideau grossier de la fenêtre, il regardait dans sa cour et observait le manège de Tommaso auprès de Mattéa.

« Mattéa, je priais pour vous ce matin en sonnant l’Angelus. Que faisiez-vous dans ce moment ? disait le galant sacristain. — Je pensais à la Vierge, » répondait la jeune fille, dont le regard de feu n’avait rien d’ascétique. Tommaso lui reprochait son indifférence, sa cruauté, puis il voulait l’embrasser, et la jeune fille rieuse s’échappait des bras de son amoureux et courait après la poule du curé ; alors celui-ci descendait, et il protégeait à la fois Mattéa et Bianca, sa poule.

C’est ainsi que le bon curé vivait doucement au milieu dé ses paroissiens et des êtres qu’il aimait, quand, un jour d’été, un bruit inaccoutumé remplit le village ; les pas de chevaux sonnaient sur le chemin qui le traversait, et en un moment la cour du presbytère se trouva pleine de cavaliers. Un des lieutenants de l’empereur, tout chamarré d’or, le chapeau orné de plumes blanches, se présenta devant le curé ; celui-ci, tremblant, avança un siège et se tint debout, les mains croisées sur sa poitrine, ne sachant encore à quel martyre il était réservé. « Rassurez-vous, monsieur le curé, dit le général de l’empire, rassurez-vous ; vous vous nommez Bonaparte, et vous êtes l’oncle de Napoléon, empereur des Français, roi d’Italie ? — Oui, monsieur, » murmura le curé, qui savait confusément la fortune de son neveu, mais qui la regardait comme une de ces choses lointaines dont il était séparé par des pays sans nombre, par d’incommensurables distances.

« La mère de Sa Majesté… — Laetitia, dit le curé. — Madame Mère, reprit le général, a parlé de vous à Sa Majesté. — Au petit Napoléon ? dit encore le curé. — À l’empereur, monsieur le curé. Il n’est pas convenable qu’un parent aussi proche que vous l’êtes, qu’un homme aussi recommandable que vous, languisse ignoré dans une pauvre cure de village, tandis que sa famille gouverne l’Europe, tandis que votre neveu, monsieur le curé, remplit le monde de son nom et de ses hauts faits. L’empereur m’envoie vers vous ; vous n’avez qu’à parler, vous n’avez qu’à vouloir. Quel siège épiscopal vous tente ? Voulez-vous un évêché en France ou en Italie ? Voulez-vous échanger votre soutane noire contre la pourpre d’un cardinal 7 L’empereur a trop d’amitié et trop de respect pour son oncle pour lui refuser quelque chose ; l’empereur peut tout. »

Le plus grand personnage que le pauvre curé eût vu dans sa vie était l’évêque dé Fiesole, qui venait une fois par an dans le village pour confirmer les petites filles et les petits garçons. Après cette visite épiscopale, le curé restait ébloui pendant quinze jours, au souvenir de l’anneau du pêcheur, de la mitre d’or et du rochet de dentelle. Pour le moment, on faisait briller à ses yeux de bien plus grandes richesses, on dorait son avenir d’une puissance bien supérieure. Il hésita un instant ; il se recueillit devant le général, qui s’inclinait.

« Monsieur, dit-il, cela est-il bien vrai ? Ma nièce Lœtitia est impératrice ?… Et moi qui ai entendu sa première confession !… il y a bien lontemps !… quand elle était petite fille !… »

Le général sourit.

« Monsieur, continua le curé, permettez-moi de m’examiner un instant ; il faut y réfléchir avant de changer si subitement de fortune. »

Le général était aux ordres du curé, et celui-ci monta dans cette petite chambre où il y avait une fenêtre donnant sur la cour.

Dans la cour, tout était tumulte et confusion. L’escorte du général avait débridé ses chevaux, et les cavaliers fumaient et riaient entre eux ; Mattéa, cachée dans un coin, considérait ce spectacle nouveau pour elle, tandis que Tommaso était tout occupé des grands sabres et des brillants uniformes, et que la poule Bianca courait effarouchée à travers les pieds des chevaux.

Peu à peu les yeux de Mattéa se familiarisèrent avec ce qu’elle voyait ; de son côté, un dragon aperçut la jeune fille ; il s’avança vers elle ; il était jeune, beau et galant ; Mattéa, coquette et nullement amoureuse de celui que lui destinait le curé. Ce qu’ils se dirent, par quelles paroles le soldat français séduisit l’Italienne, c’est ce que nous ne savons pas ; mais ce qui est certain, c’est que quand Tommaso voulut aller au secours de la jeune fille, celle-ci le repoussa rudement, en lui rappelant qu’il était midi et qu’il devait aller sonner l’Angélus. Tommaso s’emporta, le dragon le prit par une oreille, le fit pirouetter sur lui-même, et l’envoya tomber au milieu d’un groupe de camarades. « C’est donc toi, grand nigaud, lui dirent les soldats, qui sonnes l’Angélus ici et qui réponds aux patenôtres du curé, au lieu d’être un homme et de servir l’empereur. Tu seras bien avancé quand tu auras atteint le grade de bedeau dans ce maudit village. Crois-nous, mon garçon, laisse là ta clochette et viens avec nous ; nous te donnerons un bel uniforme, un grand sabre et un beau cheval. C’est cette fille qui te retient, dirent-ils en désignant Mattéa, qui, dans un coin de la cour, était en conversation réglée avec son nouvel amoureux ; c’est cette fille ? regarde-la bien, elle ne t’aime pas ; elle aime le Parisien ; vois donc, il l’embrasse. »

Tandis que ces choses se passaient, un gros dragon, qui n’en était plus à la saison des amours et à qui, sans doute, la ration du régiment ne suffisait pas, faisait la chasse aux poules du curé, et la pauvre Bianca s’efforçait vainement d’échapper au ravisseur,

« Mattéa, retournez chez votre mère, criait le curé par la fenêtre de sa chambre ; monsieur le dragon, laissez Bianca tranquille, je vous en prie. »

Hélas ! la voix débile du curé n’avait pas la puissance de la voix de Napoléon. Le Parisien continuait à courtiser la jeune fille ; le gros dragon poursuivait toujours Bianca ; Tommaso, le petit gibelin, étendait une main sur la croupe d’un cheval, de l’autre il caressait la poignée d’un sabre. Enfin le Parisien fit avancer son cheval, il s’élança dessus d’un bond ; puis, tendant les mains à Mattéa, il la plaça en croupe derrière lui, et, sans respect pour la maison du curé, il piqua des deux et disparut avec l’Italienne. Au même moment, le gros dragon s’emparait de Bianca. « Mattéa, Mattéa… Monsieur le dragon, laissez cette poule, » criait le curé d’une voix tremblante.

Alors Tommaso, entendant enfin la voix de son maître, courut au secours de la poule ; le pauvre garçon n’avait pu défendre sa maîtresse, il sauva Bianca.

Le curé Bonaparte quitta sa chambre et alla rejoindre le général : le pauvre homme était pâle, défait.

« Qu’avez-vous, monseigneur, lui dit le général, quel chagrin peut vous agiter ainsi ? — Monseigneur ! Monsieur, répondit tristement le curé, laissons cela. Il y avait une fille sage, honnête et bonne, et depuis que vous êtes arrivés, elle est perdue. — Perdue ? expliquez-vous, s’il vous plaît. — Oui, monsieur le général, Mattéa, ma filleule, a suivi un de vos soldats ; elle vient de s’enfuir sous mes yeux. — Un rapt dans votre maison ! s’écria le général, dans la maison de l’oncle de l’empereur ! le coupable sera puni, il sera fusillé sur l’heure… Holà !… brigadier, quel est celui de vos hommes qui vient de se rendre coupable de ce crime ? — Oh ! point de sang, je vous en prie, monsieur le général, point de sang ; mais si cet homme est un bon sujet, qu’il épouse Mattéa et qu’il la rende heureuse. »

Le brigadier raconta le fait ; il n’y avait point eu de violence, et le ravisseur, le nouveau Pâris de cette Hélène florentine était le Parisien, un bon soldat, qui allait être élevé au grade de maréchal des logis, et qui était désigné pour avoir la croix.

« Il l’épousera, dit le général ; il l’épousera, je vous en réponds. »

Le curé jetait çà et là des regards incertains et effarés ; évidemment il cherchait sa poule, il voulait sa poule ; mais la sévérité du général, qui avait parlé de faire fusiller le ravisseur de Mattéa le retenait, et il n’osait pas compromettre la vie d’un homme par amour pour un animal, lorsque Tommaso entra, tenant dans ses bras la poule chérie ; Bianca était évanouie, ses paupières bleuâtres recouvraient ses yeux ronds, et ses pattes roidies ne pouvaient plus la soutenir. Le curé s’en empara, il lui ouvrit le bec et y versa quelques gouttes de vin ; Bianca revint à elle, doucement, peu à peu, comme une petite maîtresse après une attaque de nerfs ; elle entr’ouvrit ses paupières, releva sa crête, étendit ses pattes et agita ses ailes. Tommaso saisit ce moment pour prendre la parole.

« Monsieur le curé, dit-il, j’ai perdu Mattéa. Ils m’ont promis que je serais un jour capitaine, colonel, maréchal de France, que sais-je, moi ? Je me fais dragon. »

Le curé regarda d’un air triste le général ; tout en caressant sa poule, il lui dit :

« Je remercie mon neveu l’empereur, monsieur le général, et je reste curé de ce pauvre petit village inconnu, où j’ai été si longtemps heureux. J’ai hésité un moment, et, vous le voyez, Dieu m’a puni… Dites à Laetitia que j’espère {et je le crois fermement) qu’elle a toujours la même bonne conscience qu’elle avait étant jeune fille… Embrassez pour moi mon neveu, le petit Napoléon ; Dieu leur conserve à tous leurs trônes, ce sont de braves enfants d’avoir songé à leur vieil oncle ; je ne veux point d’évêché, point de robe rouge, ni de barrette de cardinal… Allez, monsieur le général, et si vous respectez les volontés de l’oncle de votre empereur, ne revenez plus. »

Lorsqu’on recevait un ordre de l’empereur, il fallait l’exécuter et réaliser la pensée impériale, cet arrêt du destin qui a si longtemps fait la loi en Europe. Si Napoléon disait : Vous prendrez cette ville ! il était nécessaire de la prendre, il était écrit qu’on la prendrait, et cette parole fatidique a été une des mille causes des grands succès de l’empereur. Or, il avait dit au général N*** : « Vous tirerez mon oncle de sa cure, et le ferez venir à Paris, ou vous le conduirez à Rome. Que mon oncle soit auprès de moi ou auprès du pape, n’importe, il sera toujours bien ; mais il ne peut être ailleurs : il faut qu’il devienne au moins évêque. » Le général insista donc ; il pria, supplia, puis menaça : il ne pouvait comprendre comment on refusait la croix, apanage des évêques, les revenus d’un diocèse, ou l’influence qu’exerce toujours un cardinal. Le curé demeura ferme dans sa résolution, il résista aux prières, et quand vint le tour des menaces, il répondit avec l’amertume d’un Corse irrité et la ténacité d’un Bonaparte. Le général, désappointé, fut forcé de se retirer sans avoir rien obtenu, et sa turbulente escorte évacua le village.

Quand l’empereur apprit le mauvais succès de son ambassadeur et le peu d’ambition de son vieil oncle, il se contenta de sourire, et jamais ne reparla plus de cette circonstance.

Mattéa épousa le Parisien, et, avec le temps, elle se trouva la femme d’un colonel.

Tommaso prit du service, et, à la Restauration, il était capitaine dans la garde impériale. Le bon curé Bonaparte mourut dans sa cure avant la fin de l’Empire. Hélas ! il a été le plus heureux de sa famille.

Cette réflexion, bien entendu, s’arrête respectueusement aux frontières de l’année 1848.

Ces détails anecdotiques, charmants et très-intéressants quand il s’agit d’une telle personnalité, sont extraits d’un excellent ouvrage de M. de Coston, comme nous le dirons tout à l’heure plus explicitement, à l’article consacré au général Bonaparte.