Ghazels/Texte entier

Anonyme
Ghazels
Traduction par Marguerite Ferté.
GhazelsÉdition Bossard (p. 5-30).




LE DERVICHE


Je t’ai demandé l’aumône d’un regard,
Et tu as détourné les yeux.


Je t’ai demandé l’aumône d’un sourire,
Et ton visage s’est durci.


Je t’ai demandé l’aumône d’un baiser,
Et tu m’as répondu : Passe ton chemin.


Ô ma perdrix, sans un regard, sans un sourire, sans
un baiser, comment puis-je continuer ma route ? Et à
quelle source dois-je m’arrêter si j’ai éternellement soif

de toi ?


SAIFAH



Saïfah, mon âme, pourquoi revêts-tu le tchartchaf alors que le vent souffle sur la plaine et soulève les cailloux tranchants ?

Saïfah, couronne de ma tête, pourquoi ton sein bat-il à coups plus pressés que la feuille du platane secouée par le vent de la plaine ?

Saïfah, lumière de mes yeux, pourquoi ton regard si doux est-il devenu plus aride que la plaine desséchée par le vent ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je revêts le tchartchaf – ô maudit – pour voler au vent de la plaine dans les bras de celui qui m’attend.

Mon sein bat à me rompre l’âme — ô maudit — parce que ta main menteuse a brisé sans émoi la coupe limpide de mon cœur.

Mon regard est aride — ô maudit — parce que toutes mes larmes je les ai données pour former le ruisseau qui me noiera dans la plaine.


POURQUOI ?



Pourquoi chantes-tu — ô Bulbul — puisque la voix
de ma bien-aimée s’est tue ?


Pourquoi brilles-tu — ô Soleil — puisque les yeux
de ma bien-aimée se sont clos ?


Pourquoi rêves-tu — ô Jeune fille — puisque le
bonheur est un éternel mirage ?


— Je chante encore — ô Éploré — parce que d’autres
cœurs sont allègres.


Je brille encore — ô Éploré — parce que d’autres
regards scintillent.


Et si je rêve — ô Jeune homme — c’est que demain
tu m’aimeras peut-être.


LA VASQUE




L’eau glisse et s’épand dans la vasque,
Et c’est la chanson du printemps.


Le rosier s’effeuille sur la vasque,
Et c’est le carmin du printemps.


Le soleil se joue sur la vasque,
Et c’est le sourire du printemps.


. . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . .


La lune argente l’eau de la vasque,
Et c’est son visage, pâle d’amour.


Mais la nuit enténèbre la vasque,
Et mon cœur ne sait plus si Elle m’aime.


L’OBSESSION


Je vois le soleil éblouisseur,
Et ce sont ses yeux.


Je caresse l’ambre de mon chapelet,
Et c’est sa joue.


J’aperçois le cyprès altier,
Et c’est sa taille.


Je respire la rose de Kasvine,
Et c’est son haleine.


J’entends chanter l’eau du kanout,
Et c’est sa voix.


Et si je marche sur une vipère,
C’est encore Elle qui me hante.


LA BLESSURE


Ce n’est pas le Kandjar qui l’a faite :
Mes ennemis étaient sous leurs tentes.


Ce n’est pas une vengeance échue :
Ceux que j’ai offensés sont morts de ma propre main.


Ce n’est pas le hasard aveugle :
Le hasard quand il croise ma route devient
            clairvoyant.


   Si ma vie se répand et me quitte
C’est que ses yeux m’ont blessé à mort
      Et qu’Elle en aime un autre.

CLAIR DE LUNE



La lune bleuit le jardin et, dans l’ombre, Zeineh rêve. Elle est accroupie tout au bord du ruisseau limpide, un jasmin aux lèvres, l’âme resplendissante d’amour. Chaque battement de son cœur scande le nom du bien-aimé et la chanson de l’eau le lui répète. Zeineh sourit ; la fleur de jasmin palpite.

L’heure s’écoule. Le jardin bleuit davantage. La lune a quitté le palmier dentelé et glisse derrière la colline ; un rossignol prélude ; ses notes énamourées s’égrènent une à une dans la nuit écouteuse.

Zeineh lève le visage et rit.

Mais la fleur de jasmin s’est échappée de ses lèvres. Elle est recueillie par le ruisseau où ne se mire plus la lune.

Zeineh tressaille. Son regard cherche les pétales tombés au fil du courant. Mais le courant a emporté la fleur de jasmin et, là-bas, la grenouille mélancolique semble pleurer une joie évanouie.

La fleur de jasmin est loin ; elle parfume l’eau fuyante.

Dans le cœur de Zeineh plus rien, que le souvenir du parfum.


LE SABLE


Son grain tiède glisse entre les doigts telle une caresse.
Ainsi a glissé sur mon âme le doux sourire d’Aïcha.
Mille autres sourires ont passé sur mon âme.
L’un y a fait une brûlure ; l’autre y a laissé un dard.
Où retrouver, dans le désert de ma vie,
Le grain de sable qui fut le sourire d’Aïcha ?


SON AMOUR



Tu as encensé mes yeux de gazelle.
  Tu as exalté la musique de ma voix
Tu t’es enivré du printemps de mon corps.
    Puis, tu as piétiné mon cœur.


ORGUEIL




À l’univers entier elle avait chanté son bonheur,
Et l’abeille butineuse contait à la rose cet amour
                      unique.


Le jour où elle fut trahie nul ne le soupçonna,
Et les Délaissées, songeuses auprès de sa tombe,
                   soupirent :
            « Celle-là fut heureuse ».


ELLE EST MORTE…



          À cette source elle a bu.
Elle est morte — et la source n’a pas tari.

          À ce miel elle a goûté.
Elle est morte — et le miel est resté aussi doux.

      Sur ce rosier elle s’est penchée.
Elle est morte — et le rosier fleurit toujours.

Mais mon cœur, elle l’avait pris entre ses mains.
Elle est morte — et mon cœur repose dans sa tombe.


LA SOIF



  Sous la tente — ô ma bien-aimée — ce soir je t’attends.
  Kérim ! Prends mon étendard et dresse-le en bannière
d’allégresse au plus haut de ma tente.
  Combien de lunes se sont-elles inscrites au firmament
depuis que je suis altéré de toi — ô ma bien-aimée —
car le sang répandu de mes ennemis n’a pas étanché
la soif de mon cœur.
  Le crépuscule guette déjà le jour expirant. Le soleil
lance déjà son adieu royal dans une chevauchée flamboyante
de nuages. Les voiles du soir s’étendent un à un
sur la journée lassée ; ils enclosent de ténèbres les
bouches convulsées des mourants et recueillent dans leurs
plis silencieux le dernier cri de rage des vaincus.
  Kérim ! Au sommet de la dune surgit la caravane,
gardienne de mon trésor vivant !


  Le vent du désert s’est levé. Assure-toi si son souffle
fait fête à mon étendard déployé.

  Ô mon cœur, mon cœur durci aux batailles, vos battements
ont retrouvé le printemps de ma jeunesse
défunte.

  Kérim ! Le vent du désert fait rage. Sors de la tente
et vois si mon étendard résiste à son souffle désordonné.
L’étendard claque au vent — ô chérif — et chaque
ondulation conte à la terre tes victoires.

  Kérim ! Kérim ! Le vent du désert souffle en tempête.
Va, jeune homme, soutenir de ton bras mâle
l’étendard triomphateur.

         Kérim obéit à son maître.
     Il soulève la portière de la tente.
         Et le sable l’aveugle.
     Il franchit le seuil de la tente
         Et la nuit l’enveloppe.
     Il avance pour soutenir l’étendard
Et Safiah, l’Attendue, étanche sa soif à ses lèvres.


SI TU M’AVAIS DIT…




Si tu m’avais dit : Donne-moi ton coursier préféré,
Je t’aurais répondu : Prends sans scrupule mon
                 coursier préféré,
Qu’importe ! Puisqu’à tes genoux tu m’enchaînes.

Si tu m’avais dit : Fais-moi l’offrande de tous tes
                      trésors.
Je t’aurais répondu : Prends sans compter tous mes
                      trésors,
Qu’importe ! Puisque je reste ton débiteur.

Si tu m’avais dit : Fais-moi le don de tout ton sang,
Je t’aurais répondu : Prends sans remords tout mon
                       sang,
Qu’importe ! Puisque tu as déjà mon âme entière.


Mais, si tu m’avais dit : Brise ton Kandjar,
Je t’aurais répondu : Femme, pas avant qu’il n’ait
                tranché ta tête !


CONFIDENCES



J’aime mieux la nuit, dit Aïcha,
Tout dort et je puis pleurer en silence.

J’aime mieux le jour, dit Zeineh,
Tout est joie et ma peine reste inaperçue.


SOUVENIR



À mes lèvres le goût du miel :
        Son baiser.
Dans mon âme un reflet du paradis :
        Ses yeux.
Dans mon cœur un poignard :
        Ses serments.


QUERELLE



   Pourquoi me demander — ô Gulnar — quel jour
s’est incendié mon cœur, puisqu’aujourd’hui mon cœur
n’est plus que cendres dispersées ?

   Pourquoi me demander — ô Gulnar — quel jour nos
sourires se sont parlé, puisqu’aujourd’hui le Lapidé lui-même
n’aurait pas le pouvoir de confesser mes lèvres ?

   Pourquoi me demander — ô Gulnar — quel jour
mes pas foulèrent le sol sans frôler la fourmi, puisqu’aujourd’hui
mon pied souhaiterait d’écraser tout ce qui respire ?

   Et pourquoi demander — ô Gulnar — quel jour
mon âme a fleuri puisque tes doigts ont jeté au vent la
rose épanouie ?


   Et toi me diras-tu — ô Mahmoud — quel jour
Aïcha m’a dérobé un battement de ton cœur ?

   Me diras-tu — ô Mahmoud — quel jour Aïcha
reçut le choc de ton sourire complice ?

   Me diras-tu quel jour tes pas t’ont d’eux-mêmes
porté vers la fontaine d’El Latif ?

   Et me diras-tu — ô Mahmoud — quel jour ton âme a tressailli devant Aïcha, penchée sur la source fraîche ?

   Mais que sert de souder ensemble les chaînons du
supplice ?

   Rassure-toi — ô Pervers — ce soir tu pourras
caresser sans forfait la joue de ton Impudique, car,
j’en fais le serment sur le Lotus de la Limite, mes larmes
plus jamais n’altèreront l’eau limpide de la source
abhorrée.

   Ces paroles dites, leurs regards se mêlèrent et ce
fut à nouveau une matinée d’été.


TELLE QU’ELLE EST




   Quand tu marches — ô Azizé — la gazelle se juge
pesante et l’antilope entravée.

   Quand tu souris — ô Azizé — les perles perdent
aussitôt leur orient et les roses s’effeuillent, dépitées
d’exhaler un parfum si grossier.

   Quand tu chantes — ô Azizé — la fauvette critique
le merle et le rossignol se tient coi.

   Mais quand tu querelles — ô Azizé — le vézir
et le calender se chamaillent et l’humanité entière
doute de la bonté.


TELLE QU’IL S’EN RENCONTRE




   Quand tu ouvres la bouche — ô Gul-i-siah —
j’aperçois une caverne où s’alignent des perles dédaignées
du tellal.

   Quand ton haleine m’atteint — ô Gul-i-siah — je
porte sans délai la rose à mes narines.

   Quand tu commences un récit — ô Gul-i-siah —
les serpents sifflent dans les airs et les scorpions s’entretuent.

   Et quand retombe le silence — ô Réprouvée — le
monde n’est plus qu’un marécage au bord duquel tu
as coassé.


PAGE LUE




     Je ne l’avais point encore aperçu
     Que — déjà — il me trouvait belle.
     Je ne lui avais point encore souri
Que — déjà — il avait éprouvé qu’il m’aimait.
     Je ne lui avais point encore parlé
Que — déjà — il m’avait juré un amour éternel
     Et quand — après — je l’ai regardé,
         Il a détourné les yeux.
     Et quand — après — je lui ai souri,
         J’ai senti son cœur rassasié.
Et quand — après — j’ai balbutié « Je t’aime »
Il m’a répondu : Assez ! Azizé me plaît davantage.


LE JASMIN DOUBLE



   Aïcha en a fait un collier qu’elle enroule à son cou,
mais son doigt impatient a rompu le fil de soie.

   Les jasmins se répandent en pluie odorante ; l’un
reste pris dans ses cheveux dénoués. l’autre a glissé à
terre, un autre est demeuré entre deux seins plus fermes
que les chelils du mois d’amardâd.

   Que ne donnerait Mansour pour être la fleur qui
repose dans cette vallée d’amour !

   Mais le cœur de la jeune fille est une source non encore
épandue, et l’heure n’est point sonnée où des lèvres
amoureuses mettront un collier de baisers au cou flexible
d’Aïcha.


TRÈS PEU DE CHOSE




        Un grain de sable dans Sa babouche
Que faut-il de plus pour allumer la jalousie d’Afrassiâb ?