Germain de Montauzan - Les Aqueducs antiques/Chapitre 3 - §2

§ II. — Nivellements et pentes.

Appareils de nivellement. — « La méthode pour amener l’eau dans les villes et aux habitations, dit Vitruve[1], consiste d’abord dans le nivellement. Il s’opère au moyen des dioptres, des niveaux d’eau, ou du chorobate ; mais il est plus soigné avec ce dernier instrument, car les dioptres et les niveaux font commettre des erreurs[2]. »

On ne peut guère traduire que par « niveau d’eau » l’expression libra aquaria. Aussi bien, c’est la traduction littérale ; balance d’eau reviendrait au même, et serait moins clair. Quant aux dioptres, il devait y en avoir plusieurs espèces ; le mot a un sens assez large, et signifie instrument de visée ; la groma[3] par exemple, appareil usuel des arpenteurs romains, était, en somme, une dioptre. La dioptre que le physicien grec Héron d’Alexandrie[4] décrit en détail dans un traité qui nous a été conservé, pouvait servir à toutes sortes d’opérations d’arpentage, et en particulier aux nivellements, pour lesquels on y ajustait un niveau d’eau. Une mire y était jointe, très analogue à nos mires d’arpenteurs, et l’on opérait comme aujourd’hui.

Vitruve décrit ainsi le chorobate, son instrument préféré :

« Le chorobate est formé d’une règle d’environ vingt pieds ; elle porte, à ses extrémités deux pièces coudées parfaitement égales, qui y sont ajustées à angle droit ; entre la règle et ces crosses, s’étendent des traverses fixées par des tenons, et sur lesquelles sont tracées des lignes perpendiculaires correspondant chacune à un fil à plomb suspendu à la règle. Ces fils, quand la règle est en place, s’appliquant exactement et également sur les lignes tracées, font voir que l’instrument est bien de niveau. « Pour le cas où le vent interviendrait, s’opposant par l’oscillation des fils à la netteté des indications fournies par les lignes, on peut creuser sur la face supérieure de la règle un canal long de cinq pieds, large d’un doigt et profond d’un doigt et demi, destiné à être rempli d’eau. Si l’eau touche également l’extrémité des bords du canal, on saura que l’instrument est de niveau. Ainsi, quand on aura pris le niveau au moyen du chorobate, on connaîtra la surélévation cherchée[5]. »

Le chorobate. Restitution de Newton.

Je représente (Fig. 68) la façon dont cet appareil a été compris et reproduit par Newton. Elle est préférable à la restitution de Perrault (fig. 69). Les traverses entre les pièces coudées et la règle sont deux jambes de force qui assurent la fermeté de l’assemblage à angle droit, et garantissent du fléchissement la pièce supérieure.

Le chorobate. Restitution de Perrault.

Vitruve ne donne pas le nombre de fils à plomb, mais il suffit qu’il y en eût quatre, vis-à-vis l’un de l’autre de chaque côté, pour le contrôle de la justesse de l’appareil. Il indique la longueur du canal, mais il est évident que, pour des nivellements précis, ce canal pouvait être plus long. La justesse et la précision dépendaient du degré de perfection réalisé dans l’agencement des différentes parties et la solidité des assemblages. Faute de renseignements à ce sujet, nous ne pouvons contrôler le bien-fondé de la préférence de Vitruve pour cet appareil. Toutefois, on peut la croire due, pour une part, à ce qu’elle dispensait des visées, nécessaires à l’usage de la dioptre, qui comportait une mire. Pour déterminer avec le chorobate la différence de niveau entre deux points choisis, on mesurait dans l’intervalle chaque dénivellation donnée par un déplacement d’une longueur de l’appareil, ce qui se pratiquait sans doute en glissant sous une des crosses des cales d’épaisseurs différentes, bien étalonnées, jusqu’à ce que l’instrument fût remis de niveau ; la somme de ces épaisseurs donnait un chiffre inscrit chaque fois. À la fin, une somme algébrique fixait la différence de niveau entre les deux points choisis.

Opérations du nivellement pour le tracé des aqueducs. — Évidemment ces instruments lents et lourds rendaient par eux-mêmes longues et compliquées les opérations du tracé d’un aqueduc. De plus, outre l’avantage de nos appareils de précision, de ces niveaux à bulle d’air rigoureusement équilibrés, de ces lunettes permettant des visées impeccables, nous avons sur les anciens le privilège d’être guidés dans nos études préliminaires par l’examen des cartes déjà dressées pour chaque pays avec l’indication des cotes d’altitude principales et parfois avec le tracé des courbes de niveau. En quelques minutes, nous pouvons ébaucher un avant-projet. De longs tâtonnements étaient nécessaires à l’ingénieur romain.

Voici comment il procédait. La situation des sources, ou la disposition du lit et des rives du cours d’eau à capter lui indiquait le point de départ propice. Le point d’arrivée lui était désigné par les nécessités de la distribution, par le relief du sol aux environs, et par un premier nivellement sommaire, probablement à la dioptre, entre la ville et la source. Puis il fixait provisoirement quelques points principaux de passage, en déterminant de la même façon leurs altitudes relatives ; il examinait notamment s’il y avait lieu d’établir des siphons, quels en seraient les emplacements favorables. Un second nivellement destiné à donner les pentes convenables entre chacun des points déjà choisis, le conduisait à abaisser celui-ci, à relever celui-là, c’est-à-dire à les remplacer par d’autres points voisins, un peu plus bas ou un peu plus haut. Ce nivellement suivait tous les contours, et le tracé était enfin jalonné sur toute sa longueur. Comme le fait très justement remarquer M. de Gasparin pour l’aqueduc du Gier, les points marquants apparaissent si bien choisis en ce qui concerne et la convenance topographique et le nivellement, que le plus habile de nos ingénieurs n’y trouverait à faire que des changements parfaitement insignifiants. N’exagérons donc pas notre supériorité dans l’art du nivellement, à cause de la supériorité de nos appareils. Tant vaut l’ouvrier, tant vaut la machine. Il fallait pour le maniement de ces instruments antiques un tour de main très délicat ; le librator romain ne pouvait l’acquérir aussi vite que le géomètre-arpenteur moderne obtient le doigté de ses menus mécanismes, mais, cette habileté une fois acquise, l’instrument donnait une précision très comparable à celle que nous atteignons. Voyons par les textes et par les faits de quel degré elle était susceptible.

Pentes usuelles chez les Romains. — Vitruve[6] s’exprime en ces termes : « Si canalibus (fiel aquae deductio) structura fiat quam solidissima solumque rivi libramenta habeat fastigata ne minus in centenos pedes sicilico[7]. » Les manuscrits portent semipede au lieu de sicilico, mais on a pensé avec raison que, si capable d’erreur que fût Vitruve, il n’aurait pas commis celle-ci, consistant à donner pour minimum la pente exagérée de 1/2 pour 100, soit de 5 millimètres par mètre. On a donc fait une correction, en se référant au texte de Pline, qui, le plus souvent, reproduit les indications de Vitruve et qui porte : « Libramentum aquae in centenos pedes sicilici minimum erit. » Le sicilicus étant égal à 1/48 de l’unité, la pente minima, suivant cette règle, sera de 0,0208 pour 100, soit un peu plus de 2/10 de millimètre par mètre (0m,0002), ou de 20 centimètres par kilomètre[8]. C’est une pente au-dessous de laquelle on ne descend que rarement, même de nos jours. Ainsi, l’aqueduc encore en construction qui doit amener à la ville de Saint-Étienne les eaux du Lignon (Haute-Loire), ouvrage considérable, aménagé d’après les derniers progrès de l’art hydraulique, offre une pente uniforme de 0m,50 par kilomètre. L’aqueduc de l’Avre, alimentant Paris depuis 1893, comprend deux sections, dont l’une a 0m,40 de pente régulière par kilomètre, l’autre 0m,30. La pente du canal de la Dhuis, qui n’est que de 0m,10, et celle de l’aqueduc de la Vanne, qui varie de 0m,10 à 0m,13, sont des pentes exceptionnellement réduites, et témoignent d’un véritable tour de force de la part de Belgrand, qui les a établies.

Cet ingénieur évidemment connaissait les difficultés qu’il y a, même avec les instruments modernes, à maintenir les pentes très petites sans s’exposer à créer des contre-pentes, de nature à compromettre le fonctionnement de toute la conduite. Il a pensé que les Romains, par précaution, se refusaient à descendre au-dessous de 0m,50 par kilomètre. Voici son raisonnement.

« Les contre-pentes étant inadmissibles dans un aqueduc, il fallut nécessairement tenir compte de l’imperfection de l’instrument et les Romains avaient trouvé un moyen simple d’y remédier ; ils adoptaient pour leurs aqueducs des pentes très fortes, (qui rendaient négligeable la petite erreur que le niveleur (librator) devait nécessairement commettre à chaque déplacement de l’instrument. « La plus petite pente adoptée par eux que je connaisse est celle de l’aqueduc de Sens, entre les sources de Saint-Philbert et de Noé, qui est en moyenne de 0m,50 par kilomètre. Cette pente était évidemment regardée par l’ingénieur comme un minimum, car pour faire entrer la source de Saint-Philbert dans l’aqueduc, il en a relevé le niveau[9], au risque de la perdre[10]. »

Cet exemple particulier ne permet pas, croyons-nous, de conclure à une loi. En admettant que l’ingénieur qui a construit l’aqueduc de Sens n’ait pas osé établir une pente kilométrique de 0m,19 seulement, qui eût suffi, comme le dit plus loin Belgrand[11], pour relier le radier de l’aqueduc à Noé au plan d’eau naturel de la source de Saint-Philbert, il ne s’ensuit pas que tous les ingénieurs romains aient été aussi timides. Et si ce dernier parcours, à 0m,50 de pente moyenne, offre lui-même, comme le fait remarquer l’auteur, des irrégularités extraordinaires, — l’inclinaison variant de 0m,01 à 2m,47, — cela ne prouve rien contre la précision des instruments ou contre l’habileté des opérateurs, en raison même de l’énormité de l’écart. En effet, la pente de 2m,47 est unique et continue sur 550 mètres, de même celle de 0m,01 sur 820 mètres, le parcours étant de 4000 mètres. Partout ailleurs on s’est tenu entre 0,10 et 0,50, avec une moyenne de 0m,33. Les deux pentes extrêmes, 2m,47 et 0m,01, ont donc été très probablement voulues, pour des raisons que d’ailleurs nous ne pouvons connaître[12].

Frontin ne dit pas quelle était la pente aux neuf aqueducs de Rome qu’il décrit. Mais on peut, d’après quelques mots, comprendre que cette pente, au moins pour les plus récents, avait été établie avec beaucoup de soin. Les premiers avaient été construits, dit-il « nondum ad subtile explorata arte librandi »[13], « avant que l’art de niveler fût devenu minutieux ». Cela indique bien l’habileté qu’il reconnaissait aux niveleurs de son temps. En fait, ces pentes, notamment pour les plus récents des neuf aqueducs, étaient assez fortes, mais régulières, sinon pour la totalité du parcours, du moins dans chacun des intervalles successifs d’un certain nombre de points principaux, ce qui est conforme à la méthode décrite ci-dessus pour la détermination des tracés. Le colonel Blumensthil, constructeur de l’aqueduc moderne de la Marcia Pia, constata qu’entre Arsoli et Tivoli l’aqueduc antique Marcia effectuait précisément les chutes auxquelles il avait soumis le sien, et que dans chaque intervalle entre ces chutes il présentait aussi les mêmes pentes, dont la moyenne était de 0m,7296 par kilomètre[14]. Le nivellement ancien aurait donc été tout à fait rationnel et fort bien conduit.

L’aqueduc Claudia, entre Roma Vecchia et le château d’eau de la vigne Belardi, points distants de 7.750 mètres, présente une différence de niveau de 11m,30, ce qui correspond à une pente de 1m,45 par kilomètre[15].

Pentes aux divers aqueducs de Lyon. — Le profil en long de l’aqueduc du Gier, établi par les agents des ponts et chaussées vers 1855 sous la direction de M. de Gasparin, est d’une grande exactitude, si j’en juge par les vérifications que j’en ai faites moi-même en plusieurs endroits. Aussi l’ai-je reproduit tel quel (Pl. V, à la fin du volume). La pente moyenne entre La Martinière et le siphon de Saint-Genis-Terrenoire est par mètre de 0m,00092, soit moins d’un mètre par kilomètre ; cette moyenne est fournie par trois pentes partielles : 0m,0016, 0m,00067 et 0m,000865. Entre le siphon de Saint-Genis et celui de Soucieu, la moyenne est 0m,00111 ; les pentes partielles, au nombre de 33 dans cet intervalle, varient entre 0m,000343 et 0m,006598 maximum et exceptionnel. Les deux dernières travées, Soucieu-Beaunant et Beaunant-Lyon, ont pour moyenne 0m,00052 et 0m,000794. La différence d’altitude entre le point de départ de l’aqueduc à La Martinière (cote 405,25) et le point d’arrivée à Fourvière (cote 292) est de 113m,25. Mais le réservoir de fuite de Saint-Irénée est à la cote 300,39[16]. C’est la différence 408,26 — 300,39, soit 104m,86 qu’il faut prendre pour avoir la pente moyenne de l’aqueduc. Le parcours étant de 76 kilomètres, cette pente serait de 1m,38 par kilomètre, soit 0m,00138 par mètre. Mais il faut tenir compte des siphons, qui occasionnent quatre dénivellations presque subites, ce qui ramène la pente moyenne à 0m,0011 environ (un peu plus d’un mètre par kilomètre).

J’ai déterminé par des mesures approximatives le profil en long des deux aqueducs du Mont-d’Or et de La Brévenne (Pl. III et IV, à la fin du volume).

L’aqueduc du Mont-d’Or, de la fontaine de Toux (cote 350) à La Sauvegarde (cote 230), présente une dénivellation de 80 mètres (Pl. III) sur un parcours de 22 kil.,260. La pente moyenne est donc de 3m,59 par kilomètre, soit 0m,00359 par mètre. Elle est notablement plus forte (moyenne 0,006) entre l’origine et Collonges, qu’entre Collonges et Lyon (moyenne 0,00175).

L’aqueduc de La Brévenne (Pl. IV) présentant, comme on l’a vu, plusieurs chutes rapides d’altitude, on ne saurait donner un chiffre exprimant la pente moyenne. On ne peut qu’indiquer la pente minima, qui s’observe entre Lafont et Le Vernay (haut de Chevinay) et qui s’évalue à 0m,0007 par mètre.

Quant à l’aqueduc de Craponne, tout son parcours, ou à peu près, jusqu’au siphon, est constitué par une descente en gradins, dont on ne peut déterminer la pente, soit moyenne, soit maxima ou minima. Autant de branches, d’ailleurs, autant de pentes diverses.

Pentes moyennes à d’autres aqueducs antiques. Maximum variable suivant divers éléments. — Voici quelques exemples de pentes moyennes observées à des aqueducs antiques, en France, autres que ceux de Lyon :

Aqueduc de Vienne 1m,16 par kil. 0,0016 par m.
— d’Arcueil 1m,00 — 0,0010 —
— d’Evreux 0m,834 — 0,0008 —
— de Rodez 0m,50 — 0,0005 —
— d’Antibes 0m,41 — 0,0004 —
— de Nîmes 0m,342 — 0,0003 —
— — (minimum) 0m,071 — 0,00007 —
Ces derniers exemples démontrent assez que la pente moyenne de 0m,50 par kilomètre n’était nullement un minimum, et que parfois même on descendait, au-dessous de la limite du sicilique pour cent pieds, indiquée par Pline et Vitruve (0m,20 par kilomètre).

L’inconvénient des faibles pentes et par conséquent des faibles vitesses, est d’accumuler les dépôts. Aussi n’est-il pas étonnant qu’on ait adopté pour les aqueducs de Rome de fortes pentes, car toutes leurs eaux, surtout celles de l’Anio, étaient fortement inscrustantes. D’autre part, à donner une trop grande vitesse à l’eau dans un aqueduc, on risque de dégrader les parois de l’ouvrage.

Pour savoir la vitesse maxima qui pouvait exister dans les aqueducs de Rome, nous n’avons qu’à prendre le chiffre maximum indiqué pour la pente : c’est celui que donne Rondelet pour la Marcia au voisinage des sources, soit deux mètres environ par kilomètre, la section étant de 1m,70 pour une hauteur sous clef de 2m,50, et l’eau, d’après le niveau des incrustations, s’élevant, en temps ordinaire, à 0m,60 au-dessus du radier. Nous pouvons appliquer la formule de Bazin, où la vitesse est évaluée en fonction du périmètre mouillé, de la section et de la pente :

U est la vitesse, R le rayon moyen[17], I la pente par mètre, C un coefficient que les tables évaluent, pour des parois très unies, et pour un rayon moyen de 0m,38 (fourni par les données ci-dessus) à 80.

par seconde.

Or, on ne dépasse guère aujourd’hui une vitesse de 1m,20 à 1m.30. Remarquons toutefois, d’abord que les revêtements intérieurs des canaux étaient, chez les Romains, extrêmement soignés et solides ; en second lieu, que la pente de deux mètres par kilomètre, pour une semblable section, a été un maximum et que ce chiffre provient même très probablement d’une erreur de Rondelet : enfin, que si l’on a été souvent obligé de restaurer et même de refaire ces aqueducs, c’est sans doute surtout aux endroits où la pente et la vitesse étaient exagérées. En réduisant la section, on réduit aussi le rayon moyen et le coefficient C de la formule de Razin, ce qui permet, pour une même vitesse, d’augmenter beaucoup la pente. Nous n’avons donc pas à nous étonner si, aux aqueducs de Lyon, beaucoup plus étroits que ceux de Rome, on a pu sans inconvénient admettre parfois des pentes encore plus rapides, allant jusqu’à 0, 006 par mètre.

Dénivellations par chutes. — Quand ils estimaient la pente excessive, les ingénieurs romains n’hésitaient pas à créer des chutes, plus ou moins rapprochées, plus ou moins considérables, suivant qu’il fallait obtenir une dénivellation plus ou moins grande. C’est d’ailleurs le procédé universellement pratiqué par les hydrauliciens modernes, dans les cas assez fréquents où il s’agit d’amener par un canal de l’eau d’un certain niveau à un autre beaucoup plus bas pour peu d’espace à parcourir. Après chaque chute, l’eau reprend une vitesse modérée, dépendant de la faible pente qu’on peut désormais établir jusqu’à la chute suivante. On peut citer, comme exemple typique d’une très forte dénivellation obtenue ainsi sans forcer la vitesse, l’aqueduc du Furens, qui, pour amener les eaux à Saint-Etienne, descend de plus de 500 mètres sur une distance de 17 à 18 kilomètres seulement.

« L’aqueduc des sources prend naissance au-dessous du Bessat, à la hauteur 1.190 mètres, et aboutit au Rey, à l’altitude 625. Il a un parcours normal de 17.385m, 35 et présente dans son ensemble une série de biefs à faible pente, rachetée par des plans inclinés de 0m, 12 à 0m, 30 par mètre, et mesurant une hauteur totale de chute de 6 à 33 mètres. Cette disposition a permis d’éviter les vitesses excessives qui auraient été atteintes si l’on avait adopté la pente continue de la rivière… La pente dans les biefs varie de 0m, 01 à 0m, 005 entre l’origine et le ruisseau des Creuses (l’aqueduc étant, au début, de très petite section). Elle n’est plus que de 0m,003 entre ce dernier point et le bassin du Rey[18]. »

D’après cela, nous n’avons pas à trouver étrange la dénivellation de l’aqueduc de Craponne, dont la branche principale, du bassin au-dessus de Montferrat jusqu’au plateau de l’Arabie, descend de 140 mètres environ pour un parcours voisin de 4 kilomètres, c’est-à-dire, proportionnellement, comme cet aqueduc moderne, et au moyen de gradins analogues. À plus forte raison, les chutes de l’aqueduc de La Brévenne entre le haut de Chevinay et Lentilly sont-elles tout à fait normales.

Nous pouvons au surplus comparer ces chutes à celles de l’eau Marcia, qui date de l’an 608, c’est-à-dire de plus d’un siècle avant la fondation de Lyon. Partant de l’altitude de 317 mètres, elle se trouvait à son arrivée dans Rome à 37m,48 plus haut que le niveau du Tibre, soit, à 50 ou 55 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui donne une dénivellation de plus de 250 mètres pour un parcours de 91 kilomètres.

La pente eût été trop forte[19] ; on ménagea donc un certain nombre de chutes, soit entre les sources et Tibur qui est à l’altitude 205, soit entre Tibur et la plaine de Roma Vecchia. J’ai signalé plus haut[20] les constatations du colonel Blumensthil, qui, sans le savoir d’avance, avait disposé ses chutes pour la Marcia moderne presque exactement comme l’ingénieur romain. Ces chutes sont assez nombreuses, et chacune d’elles ne fournit qu’une dénivellation de quelques mètres[21].

Elles ont pu s’obtenir, là comme ailleurs, soit par des plans inclinés, comme à Saint-Etienne, soit par un système usité aussi quelquefois de nos jours, consistant à interrompre le parcours de la conduite par des puits munis de regards (fig. 70). Il est vrai qu’on n’a pas jusqu’ici constaté de ces puits de chute aux aqueducs antiques, tandis qu’il y a des exemples du système des plans inclinés, séparant les sections sensiblement en palier. Une descente de ce genre, formant un véritable escalier à marches régulières se voit à Carthage, le long des grandes citernes de Bordj-Djedid. L’aqueduc qui les côtoie ainsi sur le flanc de la colline au bas de laquelle elles sont creusées, a ses plans de chute inclinés à 0m,40 ou 0m,50 de pente par.mètre; chacun d’eux n’a que quelques mètres de long, les paliers aussi.
Fig. 70.

Ce canal en gradins devait être le dernier prolongement du grand aqueduc parti de Zaghouan, qui, après avoir alimenté les citernes de la ville haute, venait se terminer à ces citernes basses, au bord de la mer. Tels devaient être, mais avec une amplitude bien plus étendue, les gradins à la chute de Chevinay, et à celles qui suivent. Quant à la descente de l’aqueduc de Craponne, nous sommes fixés, puisqu’un des plans inclinés rapides, sans doute le plus important, se constate entre le bassin supposé, au-dessus de Montferrat, et le Recrêt. Il pouvait d’ailleurs être interrompu par un certain nombre de courts paliers. En tous cas, comme nous l’avons vu[22], la pente au Recrêt, sous une maison d’habitation, est toute voisine de l’horizontale ; c’est donc que ce point est entre deux gradins inclinés.

Conclusions. — De l’examen de cette question des pentes aux aqueducs de Lyon et à quelques autres aqueducs antiques, il résulte que les Romains, dans leurs projets d’adduction d’eau, se préoccupaient avant tout de chercher les meilleurs points de prise, et n’attachaient pas une importance démesurée à la régularité de la pente, pourvu qu’on pût se maintenir en deçà d’une limite raisonnable de vitesse, soit au-dessous de 2 mètres par seconde, sauf exception. On créait des chutes si cette limite devait être dépassée. Les instruments de nivellement, quoi qu’on en ait dit, permettaient d’établir avec sûreté des pentes très faibles. Les faits le démontrent, et la limite inférieure (du sicilique) indiquée par Pline et Vitruve en était déjà une preuve. Tout en cherchant à arriver dans la ville à la plus grande altitude possible, on s’attachait, dans le choix préalable des points principaux de passage, à mettre à profit les facilités offertes par la configuration générale des pays, et les variations de pente, d’un intervalle à l’autre, se pliaient, dans les conditions susdites, au choix de ces points[23]. Enfin, pour éviter certains contours démesurés, on se décidait parfois à couper court, par un siphon. Tout était bien combiné avec sagacité et méthode.

  1. viii, 5.
  2. « Cujus ratio est prima perlibratio. Libratur autem dioptris. aut libris aquariis, aut chorobate, sed diligentius efficitur per chorobaten, quod dioptrae libraeque fallunt. » (Vitr iii, 5). Le texte de l’édition V. Rose, Leipzig, 1899, sera toujours suivi dans les citations de cet auteur.
  3. V. notre étude déjà citée : Essai sur la science et l’art de l’ingénieur aux premiers siècles de l’empire romain.
  4. Περί διὀπτρας. — Pour le détail de cet appareil et la description de son maniement, ainsi que pour tout ce qui concerne les opérations d’arpentage, on peut consulter l’ouvrage ci-dessus mentionné.
  5. « Chorobates autem est regula longa circiter pedum viginti. Ea habet ancones in capitibus extremis aequali modo perfectos, inque regulae capitibus ad normam coagmentatos, et inter regulam et ancones a cardinibus compacta tranversaria quae habent lineas ad perpendiculum recte descriptas, pendentiaque ex regula perpendicula in singulis partibus singula, quae cum regula est conlocata eaque tangent aeque ac pariter lineas descriptionis, indicant libratam conlocationem. Sin autem ventus interpellaverit et motionibus linae non potuerint certam significationem facere, tunc habeat in superiore parte canalem longum pedes v, latum digitum, altum sesquidigitum, coque aqua infundatur et si aequaliter aqua canalis summa labra tanget, seictur esse libratum. Item eo chorobate eum perlibratum ita fuerit, scictur quantum habuerit fastigii. » (Vitr., viii, 5.)
  6. viii, 6.
  7. « Si l’on conduit l’eau par canaux, la construction devra être d’une extrême solidité, et l’on fera couler l’eau sur un lit dont la pente sera d’un sicilique au moins sur une longueur de cent pieds. »
  8. C’est pour les conduites en poterie, mais libres, c’est à-dire où l’eau ne coule pas à pleine section, que Pline donne cette règle : « Ceterum a fonte duci fictilibus tubis utilissimum est crassitudine binum digitorum commissuris pyxidatis, ita ut superior intret, calce viva ex oleo laevigatis. Libramentum aquae in centenos pedes sicilici minimum erit ; si cunicuto veniet, in binas actus lumina esse debebunt. » Puisqu’il ne donne pas d’indication spéciale de pente pour le cuniculus, c’est-à-dire pour le canal maçonné, c’est donc que la règle donnée plus haut lui convient aussi. V. Rose justifie la correction de semipede par sicilico, en invoquant la probabilité d’une confusion qui s’est faite à la copie entre les signes S (semis) et Ƨ qu’aurait porté le texte original. Mais S est le signe de la sextula, et non du siciliens ; elle est égale aux 2/3 de celui-ci. Ce serait indiquer une pente minima encore plus faible. Il convient de s’en tenir à la correction sicilico, généralement admise. Quant à la règle donnée par Palladius (De re rustica, IX, ii), il faut évidemment la rejeter, qu’elle soit le fait de l’ignorance de l’auteur ou d’une erreur de copiste : « Si per planum aqua veniet inter centenos et sexagenos pedes, sensim structura reclinetur in sesquipedem. » — « Si l’aqueduc traverse un terrain plat, on lui donnera une pente graduelle d’un pied et demi sur cent-soixante pieds de longueur. » Ce serait fixer un minimum de 0m,937 pour 100, soit 9m,37 pour kil., ce qui est manifestement beaucoup trop fort.
  9. V. ci-dessus, p. 143.
  10. V . Belgrand, ouvr. cité, p. 65.
  11. Ibid., p. 212.
  12. Quant à la contre-pente, elle peut avoir le résultat de la recherche d’une pente très faible, mais elle peut aussi n’avoir pas existé quand l’aqueduc était en bon état, si on ne l’a constatée que sur 48 mètres. Il a pu y avoir, au cours de tant de siècles, un mouvement de terrain qui a produit une inclinaison dans le sens opposé à la pente primitive.
  13. 5. De Aquis, 18.
  14. V. Lanciani, ouvr. cité, p. 56.
  15. Ibid., p. 145. Cette pente est considérable. Elle concorde d’ailleurs approximativement avec le chiffre que Rondelet avait trouvé pour Marcia, 1m,543 par kil., depuis les piscines situées vers le septième milliaire jusqu’aux portes de Rome. Cet ingénieur avait poussé ses nivellements jusqu’aux sources. Mais n’ayant pas tenu compte des chutes, il avait trouvé des chiffres manifestement trop forts.
  16. V . ci-dessus, p. 134.
  17. Le rayon moyen s’obtient en divisant la section qui limite la hauteur de l’eau, par le périmètre mouillé : .
  18. Notice de M. A. de Montgolfier (Annales des Ponts et Chaussées, 1875)
  19. Elle aurait atteint 2m,35 par kilomètre. Nous voilà donc éclairés sur un point : avec ces dimensions de canaux, 2m,75 de pente était une limite que l’on n’atteignait pas. La vitesse, en admettant qu’on s’arrêtât à un maximum de 2 mètres de pente par kilomètre, serait, d’après le calcul, de 1m,82 à 2m,30 par seconde selon la valeur du coefficient C.
  20. P. 170.
  21. Entre les sources et la piscine di Quintiliolo, près de Tivoli, l’ensemble des chutes modernes fournit une dénivellation totale de 111m,68, pour une différence de niveau entre les deux points de 131m,23, la pente de l’aqueduc comprise. Il est dit plus haut que cette pente moyenne est, comme celle de l’aqueduc antique dans cette région, de 0m,73 environ par kilomètre.
  22. V. ci-dessus, p. 67.
  23. Ainsi s’explique fort bien la pente augmentée tout d’un coup à l’aqueduc du Gier, après Bellevue, en passant dans la plaine de Taluyers (voir Pl. V, le profil en long de cet aqueduc). La pente passe brusquement de moins de 0m,50 par kilomètre à plus de 2 et 3 mètres. C’est que la plaine de Taluyers était précisément une de ces positions topographiques très importantes, dont il fallait profiter en adoptant leur pente naturelle sous peine d’augmenter outre mesure le développement et le coût du canal. Il en était de même (à l’inverse, c’est-à-dire en réduisant la pente) des plateaux de Saint-Martin et de Saint-Maurice, en amont. « Pour profiter de ces dispositions naturelles, dit Gasparin, il fallait soutenir le niveau de l’aqueduc entre Saint-Genis-Terrenoire et Bellevue, puis précipiter les pentes entre Bellevue et Orliénas. C’est justement ce qui a été fait, et on rendrait un jugement superficiel et téméraire si on accusait d’impéritie les ingénieurs romains de ce que les pentes de l’aqueduc présentent de grandes inégalités entre la première et la seconde partie de cette section du tracé. »