Georges Clémenceau (Pelletan)

Georges Clemenceau
Célébrités contemporainesA. Quantin, imprimeur-éditeur.

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


GEORGES
CLÉMENCEAU


PAR


CAMILLE PELLETAN



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




GEORGES CLEMENCEAU



Georges Clemenceau est un Vendéen, un Vendéen du Bocage. Il est né en 1841, à Mouilleron-en-Pareds, près de Fontenay-le-Comte.

On reconnaît dans chacun la sève du pays qui l’a produit. Un politique du Languedoc ne peut pas s’entendre avec un politique breton. Le premier sort d’un peuple à tête chaude, merveilleux de brio, superbe de passions à fleur de peau, incomparable pour faire éclater l’éloquence en fanfare ; mais dans son pays les sautes de vent sont aussi fréquentes dans les idées que dans le ciel. Rien de plus opposé que ces populations qui vivent au fond de la vieille Gaule, sur l’angle de granit que la France enfonce dans l’Océan. Celles-là sont solides et résistantes comme le sol qui les porte. Là, les convictions s’obstinent. Point de changements soudains. En Bretagne, dans la Vendée, ce morceau de Bretagne coupé par la Loire, les idées pénètrent plus lentement ; mais quand elles ont pénétré, elles jettent de profondes racines, et on ne les arrache plus.

C’est là que les divisions politiques devaient être acharnées. Les partis s’y heurtent, roc contre roc. La Révolution a mis près d’un siècle pour commencer à mordre sur les éléments royalistes de cette région. Mais, dès la première heure, elle y avait ses fidèles, d’autant mieux trempés qu’ils ont toujours vécu en face de l’adversaire. Même énergie, même ténacité de part et d’autre. En face des chouans égarés dans notre siècle se dresse tel républicain qui semble dater de la Convention. On croirait voir un portrait de 92 sorti de son cadre.

C’est d’une famille de « bleus » vendéens que sort M. Clemenceau. Il y a trouvé la tradition révolutionnaire, que ses études, la nature de son esprit devaient le porter à élargir. Tout enfant, il a vu son père arrêté au 2 décembre. Il a reçu une éducation à laquelle toute idée mystique est restée étrangère.

Si vous voulez connaître l’homme, entendez-le à la tribune. Aucune parole ne ressemble à celle-là. Nul ornement, sinon, de temps à autre, un trait mordant, un mot frappé à l’emporte-pièce. Nul souci d’arrondir la période ni de faire chanter la phrase. C’est de la dialectique toute crue. Cette discussion serrée, concentrée, rapide, n’a pas besoin d’apprêt et dédaigne toute parure. La parole de M. Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret : ses discours ressemblent à de l’escrime : ils criblent l’adversaire de coups droits.

On connaît cette figure énergique, à grosses moustaches, aux cheveux ras ; le front bombé, les yeux noirs, le noir et fort dessin des sourcils en complètent le caractère. Les mouvements trahissent une brusquerie nerveuse, mais maîtrisée par une volonté de fer, par un sang-froid toujours en éveil. La voix claire, vive, décidée, impose la parole. Il y a chez beaucoup d’orateurs quelque chose de l’acteur : le cadre de la tribune comporte des gestes, des intonations de théâtre ; chez M. Clémenceau, rien de pareil. C’est, à la tribune, l’homme même, dans toute l’intensité de l’action, mais dans tout le naturel de la vie ordinaire. Il est tout entier à la lutte qu’il soutient. Rien n’indique, dans ses démonstrations, la pompeuse ordonnance d’un discours arrangé pour l’effet. L’ordonnance y est bien, mais le débit la dissimule souvent. On dirait des pauses au milieu d’un assaut pour reprendre haleine. Inutile d’ajouter que l’orateur dédaigne à la fois, et ces élans de passion presque lyriques par lesquels on cherche à saisir l’imagination d’un auditoire, et ces caresses flatteuses dans lesquelles d’autres endorment une majorité. Mais l’effet qu’il produit n’en est pas moins grand. Avec son éloquence directe, énergique et substantielle, il prononce le mot qui porte. Chez lui, la parole ne se distingue pas de l’action. Chaque fois qu’il descend de la tribune, il a taillé, coupé dans une question ou dans une situation, et l’on ne défait plus la besogne qu’il a faite.

Ce qu’une éloquence de ce genre exerce sur une Chambre, ce n’est pas de la séduction. Toutes les Chambres ont des majorités d’hommes tranquilles qui n’aiment point à être dérangés. Mais la logique implacable, l’énergie concentrée de l’orateur, s’imposent au respect, à la conviction même de l’auditoire. On ne peut s’empêcher de subir l’influence de cette parole directe, qui attaque de front tous les obstacles ; s’il y a des murmures, des cris, ils se brisent sur cette résolution que rien ne fait dévier. C’est une rude entreprise que de tenir tête, de la tribune, à une Chambre presque entière ; que de suivre une démonstration, de conserver tout son sang-froid devant cinq cents auditeurs hostiles, malgré leurs perpétuelles rumeurs de mauvaise volonté, malgré les explosions de clameurs, alors qu’on a à peine une poignée d’approbateurs noyés dans le nombre. Ce n’est point dans les discours triomphants que l’on juge la trempe d’un homme, c’est quand il a une conviction assez profonde pour se heurter sans fléchir au sentiment dominant, et une parole assez forte pour s’imposer à la résistance d’une grosse majorité.

Quand on est capable de soutenir sans plier de telles défaites, on est capable, à plus forte raison, de remporter des victoires. M. Clemenceau a eu les unes et les autres.

La politique de M. Clemenceau est comme sa parole, faite de convictions. Il a le malheur ou le bonheur d’avoir une éloquence qui puise toute sa force dans l’idée. L’homme ne voudrait pas mentir ; l’orateur ne le pourrait pas. Il est arrivé à la situation qu’il a prise en suivant toujours la ligne droite ; il ne sait pas dévier. Est-il besoin, maintenant, d’indiquer le secret de cette politique ? Elle tient toute en un mot : fidélité, dans la victoire, aux idées que le parti républicain a soutenues dans le combat. Elle n’a qu’une tâche : empêcher, confondre les défaillances et les ruses. On a reproché souvent aux radicaux de n’avoir pas inventé leur programme : est-ce qu’on a un programme à inventer ? Vienne le temps où tous les progrès demandés auront été réalisés, et où des progrès nouveaux se prépareront ! Pour le moment, le programme de la démocratie, tel que la Révolution l’a formulé, tel que le parti républicain tout entier l’a inscrit sur son drapeau, alors qu’il attaquait ou la monarchie de juillet, ou l’empire, est encore en souffrance. Le renie-t-on ? On n’oserait : on l’ajourne. Et c’est pour cela que les républicains restés « entiers », suivant le mot qu’a prononcé un jour M. Gambetta, sont réduits à prendre un rôle de critiques. À qui la faute ? Et peut-on leur reprocher ce qui est la conséquence forcée de la situation ?

Ce n’est point, il est à peine besoin de le dire, que les principes républicains pour lesquels luttent M. Clemenceau et ses amis soient des sortes de dogmes religieux, révélés sur un Sinaï révolutionnaire, et devant lesquels il faut se prosterner avec un sentiment d’adoration mystique, sans tenir compte des choses de ce bas monde. De telles conceptions, dans un esprit nourri à l’école des sciences expérimentales, seraient particulièrement inexplicables. Non. Les principes républicains ne sont pas des dogmes. Ce sont des notions de science politique qu’on peut tenir comme établies par l’expérience et la raison, puisqu’on ne peut leur opposer que des conceptions antérieures qu’elles ont déjà détruites dans le domaine des idées. Les adversaires qu’on trouve devant soi, dans les luttes qu’on soutient pour ces principes, ce ne sont pas des idées expérimentales différentes, ce sont des timidités, peut-être des arrière-pensées, — des intérêts unis avec ces appréhensions vagues qui ont fait juger tour à tour les réformes du passé impossibles, jusqu’à l’heure où elles ont été réalisées… et alors on a vu qu’il n’y avait rien de plus facile : témoin l’histoire de l’établissement du suffrage universel, de la suppression de l’esclavage, etc. Dans ces termes, la lutte n’est pas une affaire de doctrine, c’est une affaire de netteté dans les idées, de solidité dans l’esprit et de droiture dans le caractère.

Cette lutte, M. Clemenceau n’a cessé de la soutenir. Comme je le disais, il a débuté par les sciences expérimentales. Au sortir du collège, il fit des études de médecine qu’il commença à Nantes et qu’il acheva à Paris. Quelque temps après, il partait pour les États-Unis. Il n’est pas douteux que ce voyage n’ait produit en lui une profonde et durable impression. C’est là qu’il faut étudier la liberté en action. Quel vaste champ d’expériences, pour tout le domaine de l’activité pratique, que ce pays livré en entier aux merveilles de l’initiative individuelle, et réalisant, dans des conditions de prospérité inouïes, tout ce qui constitue, pour nos routines et nos préjugés, l’idée parfaite de l’anarchie ! Que de fois nos docteurs en conservation nous ont présenté, comme la négation même de toute société, des réformes pratiquées depuis longtemps de l’autre côté de l’Atlantique ! Il sort de la réalité tangible une évidence, une certitude que la démonstration la plus parfaite ne donnera jamais. On comprend sans peine que la conception autoritaire de la Révolution et de la démocratie, encore si répandue en France, fut radicalement extirpée par les enseignements de l’expérience américaine.

M. Clemenceau s’attacha singulièrement à la vie des États-Unis, car il y resta près de quatre ans. C’est là qu’il s’est marié. Il n’est revenu qu’au moment où les événements rappelaient en France tous ceux qui s’étaient attachés au drapeau de la démocratie, alors que l’Empire désemparé, inutilement livré aux orléanistes, assailli de tous les côtés par le parti républicain toujours grandissant, allait chercher dans les hasards d’une guerre une dernière chance de durée, et perdre la France pour sauver la dynastie.

Quelque temps après, l’Empire était par terre, et Clemenceau entrait dans la vie publique par la mairie de Montmartre.

Les municipalités d’abord nommées par le gouvernement, puis, après le 31 octobre, élues par la population, eurent, pendant le siège, un rôle singulièrement important. Dans le suprême péril de la patrie, il leur fallait organiser à la fois l’armement, la nourriture de leurs administrés. Après la brusque chute de l’empire, dans un temps où l’on n’avait guère le temps de légiférer, ils avaient, de par la force des choses, une certaine latitude pour adapter aux idées républicaines la situation de leur arrondissement, et c’est ainsi que quelques-uns, dont Clemenceau, laïcisèrent les écoles. Dans toutes les angoisses d’une résistance désespérée à l’invasion, ils se trouvaient les intermédiaires naturels entre le peuple de Paris et le gouvernement. Le conseil des maires était devenu à la fin un pouvoir constitué, une sorte d’assemblée délibérante.

Ce fut une rude épreuve. M. Clemenceau y conquit sa popularité. Aussi, quand toute espérance croula, quand les forts de Paris furent ouverts aux Allemands victorieux, quand cinq mois de résolutions désespérées, de souffrances intrépidement supportées, aboutirent au dernier désastre, le nom de Clemenceau figura-t-il dans les mémorables élections parisiennes de février 1871. Il fut envoyé sur les bancs de l’Assemblée du jour de malheur ; il alla s’y asseoir dans le petit groupe de républicains ardents, inflexibles, noyé au milieu de la foule monarchique et cléricale sortie de dessous terre au lendemain de nos défaites.

Il semblait qu’on fût arrivé au suprême malheur, et que l’imagination ne pût rien concevoir de plus affreux. On fut vite détrompé. On put bientôt deviner qu’à toutes les horreurs de l’invasion viendraient s’ajouter les horreurs de la guerre civile. La France devait descendre un à un tous les cercles d’un nouvel enfer plus effroyable que l’enfer de Dante.

Rien ne fut négligé de ce qui pouvait pousser à bout un peuple enfiévré, surexcité par de glorieuses souffrances. Il semblait qu’on ne lui pardonnât pas d’avoir défendu l’honneur français. Le pays de la Révolution était devenu la proie d’émigrés de l’intérieur sortis d’on ne sait quel Coblentz de province, hobereaux invraisemblables, figures de bedeaux, revenants de toutes les réactions. Cela insultait Victor Hugo et Garibaldi, préparait sans se cacher la restauration du « roy légitime », laissait éclater en scènes violentes, en mots inoubliables, sa haine de la démocratie ; et en donnait le plus provocant exemple, en choisissant, pour arracher à Paris sa couronne de capitale, le moment même où Paris venait, en s’immolant pour sauver le pays, de faire retentir de sa gloire l’Europe entière.

Une étincelle pouvait mettre le feu aux poudres. On sait comment l’affaire des canons vint compliquer la situation. Des pièces oubliées par l’autorité militaire dans la zone ouverte aux Prussiens lors de leur entrée triomphale à Paris avaient été enlevées par la population et conduits place des Vosges. Dès lors, une grande partie de cette population vivant dans la crainte d’un coup d’État monarchique était dans une méfiance toujours en éveil contre le pouvoir. On se disait : « Nous sommes armés ». On avait ces canons, on les garda, on en grossit le chiffre, et on les traîna en bon nombre sur les buttes Montmartre, où ils formèrent un parc d’artillerie assez considérable. Si la partie la plus impressionnable de Paris se laissait entraîner par l’irritation, la plupart des politiques du parti avancé entrevoyaient avec terreur les éventualités qui pouvaient surgir d’une telle situation. Un conflit sous les canons prussiens, un conflit dans l’état désespéré de la France, et en face d’une telle assemblée… c’était le dernier des malheurs, et la conséquence inévitable était un écrasement de Paris, dans un massacre dont la démocratie ne se relèverait pas de longtemps. M. Clemenceau, avec sa netteté habituelle, vit le péril et fit des efforts désespérés pour le conjurer. Il comprit qu’il était nécessaire que les canons fussent rendus à l’armée sans combat. Il était très populaire dans le XVIIIe arrondissement. Il s’entremit entre les hommes qui gardaient les canons de la butte et le gouvernement.

Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer les origines du 18 mars ni d’en chercher les responsabilités. Ce qu’on doit dire sans préjuger les intentions, c’est que l’autorité militaire fît échouer comme à plaisir toutes les tentatives faites, soit par le maire de Montmartre, soit par d’autres républicains autorisés. Les faits semblent établis. M. Thiers, conformément aux traditions du régime de 1830, à ses propres antécédents, notamment lors des affaires de Lyon en 1835, désirait avoir l’occasion de faire un acte de force, persuadé qu’il était que le parti avancé était devenu trop hardi, trop puissant pour qu’on pût se contenter de s’emparer de quelques pièces de canon, et pour qu’il ne fût pas nécessaire de l’intimider en trouvant l’occasion d’une répression.

Quoi qu’il en soit, malgré l’avortement des premières tentatives de négociations, M. Clemenceau ne s’était pas découragé ; il avait obtenu du gouvernement la promesse formelle que rien ne serait tenté avant qu’on l’eût prévenu : il avait pu apaiser les esprits dans Montmartre avec cette promesse ; le 17 mars au soir, l’affaire semblait perdre toute importance, et les journaux conservateurs eux-mêmes constataient que les canons n’étaient pas gardés, — quand, le 18 au petit jour, la troupe envahit la butte encore endormie, saisit et désarma les postes, s’empara des canons, et, bientôt entourée par la foule, les femmes mêlées aux gardes nationaux, reçut l’ordre de tirer.

On sait comment la troupe refusa de tirer et se confondit dans les rangs du peuple. Quelques heures suffirent pour faire tourner en désastre la tentative de coup de force. Quelle était la situation du maire de Montmartre ? Trompé par le gouvernement, il semblait avoir trompé la population en l’amusant de paroles mensongères. C’était lui qui avait affirmé qu’il n’y aurait pas de coup de force. Les colères se soulevaient de toutes parts contre lui. Invectivé, impuissant, il ne pouvait plus qu’assister aux malheurs qu’il avait essayé de prévenir. Il resta pourtant à son poste : on sait quels efforts il fit en vain pour sauver les généraux Lecomte et Clément Thomas.

Cependant la Révolution victorieuse prenait possession de Paris. Le gouvernement était en déroute, le Comité central s’installait à l’Hôtel de Ville. Montmartre tout entier lui appartenait. La mairie fut bientôt entre les mains d’une municipalité nommée par lui. M. Clemenceau répondit, avec une grande énergie, à l’envahissement de la mairie où les suffrages du XVIIIe arrondissement l’avaient appelé. De toutes les protestations analogues, celle-là est la plus vigoureuse. Elle fut également signée par M. Lafont. La réponse ne se fit pas attendre. Un ordre d’arrestation fut lancé de l’Hôtel de Ville contre MM. Clemenceau et Lafont. Les fédérés ne purent saisir que ce dernier, que du reste ils relâchèrent bientôt.

La situation était terrible. Un rien pouvait allumer la guerre civile sous les regards cruellement joyeux des Prussiens, et faire couler des torrents de sang français. Les députés et les maires de Paris essayèrent de conjurer le péril à tout prix. En même temps qu’ils avaient dans Paris même un centre de résistance, ils négociaient des deux côtés afin de faire prévaloir une solution pacifique.

Mais c’est en vain qu’ils sacrifiaient leur popularité, s’exposaient des deux parts aux insultes et faisaient des efforts désespérés. L’œuvre qu’ils faisaient se défaisait d’elle-même. D’un côté, le Comité central était dans l’ivresse de sa miraculeuse victoire ; d’ailleurs, comment traiter avec le gouvernement désorganisé qui campait en désordre à l’Hôtel de Ville, et que poussait aveuglément son armée ? Était-il lui-même le maître d’arrêter les siens ? Quand on avait négocié avec quelques-uns de ses membres, les négociations étaient à recommencer avec les autres. Enfin, une pente fatale entraînait les hommes du 18 mars vers les malheurs qui ont suivi : la plupart inconnus la veille, ils subissaient les passions générales et ne les conduisaient pas.

D’autre part, à Versailles, l’Assemblée monarchiste ne dissimulait pas son désir de voir Paris écrasé par la force. Les partis conservateurs se rappelaient trop bien le profit qu’ils avaient tiré des journées de juin, pour ne point calculer ce qu’ils pouvaient gagner à la répression d’un mouvement insurrectionnel. Pendant huit jours, les maires et députés coururent inutilement de l’Hôtel de Ville à Versailles, trompés des deux côtés. Il y a autant d’arrière-pensée dans l’Assemblée que dans le Comité central, écrivait un rédacteur des Débats, M. John Lemoinne. Sitôt que le gouvernement paraissait accorder quelque chose au désir d’un arrangement, des scènes de violence se produisaient : c’étaient les clameurs qui accueillaient les maires de Paris, c’était ce projet de lieutenance du duc d’Aumale dont M. J. Simon a plusieurs fois témoigné.

Les Louis Blanc, les Schœlcher, les Clemenceau, les Lockroy, les Floquet, et leurs collègues ne se laissaient pas décourager ; et pourtant il y avait là de quoi décourager les plus résolus. M. Clemenceau fit entendre en vain à l’Assemblée de pressantes objurgations, des prédictions clairvoyantes. Bientôt les élections de la Commune, conçues pour améliorer sa situation, l’aggravèrent : peu après, la guerre civile était déchaînée, et le sang coulait.

M. Clemenceau, avec MM. Lockroy et Floquet, comprit dès le premier moment que dans une pareille lutte la place des représentants de Paris était dans Paris assiégé. Il adressa sa démission à l’Assemblée qui recommençait contre la capitale le siège prussien. Et quoique la lutte eût commencé avec un caractère d’horreur implacable (une exécution de prisonniers avait lieu, dès le premier jour, du côté de l’armée régulière), il reprit avec ses amis l’œuvre de pacification qui venait d’échouer.

Ainsi fut créée la Ligue d’union pour les droits de Paris. S’interposer entre les combattants, essayer de faire taire les passions allumées de part et d’autre, mettre fin à la guerre civile avant qu’elle eût abouti à une victoire forcément affreuse, tel était le programme de la ligue. Programme courageux s’il en fut. Placé entre les deux armées, on risquait d’être frappé par les deux. Suspecte au pouvoir parisien, qui craignait de s’attaquer ouvertement à elle, à cause de la force d’opinion qu’elle représentait ; condamnée à Versailles, où M. Dufaure, garde des sceaux, créait par une circulaire aux procureurs généraux un délit nouveau, le délit d’appel à la conciliation, la ligue s’épuisait en vains efforts, tandis que le grondement du canon, les obus lancés sur les Champs-Elysées, les sanglantes et interminables batailles dans lesquelles Neuilly, les environs du fort d’Issy étaient disputés maison par maison, les outrages prodigués aux colonnes de prisonniers, les violences de la Commune emportée par le vertige de la défaite, les mille incidents de cette tragique période, enflammaient les haines de part et d’autre, et semblaient rendre chaque jour plus chimérique l’œuvre entreprise par quelques hommes de bien sans pouvoir d’aucune sorte.

On pouvait craindre que la Commune produisît les mêmes effets que les journées de juin, et que la France, dans un moment d’épouvante, se livrât à la réaction. Les élections de 1871, faites pendant la guerre, furent un triomphe inespéré pour le parti républicain. Dès lors la ligue eut un point d’appui dans tous les départements. Nombre de municipalités, fortes de leur mandat récent, se joignirent aux républicains qui, à Paris, essayaient d’arrêter l’effusion du sang. C’est l’époque où les grandes villes envoyèrent des délégués des conseils municipaux à Paris et à Versailles, avec une mission de paix, et l’on projeta un congrès de ces représentants pour forcer les combattants à poser les armes.

La ligue des droits de Paris provoqua, stimula, tâcha de coordonner, dans la mesure du possible, ce grand mouvement d’opinions. MM. Clemenceau, Floquet, Corbon, Villeneuve et Le Chevallier furent envoyés dans les départements à cet effet, et quittèrent Paris du 5 au 10 mai. Le voyage de la plupart fut singulièrement court. Le gouvernement régulier restait fidèle à la doctrine qui érigeait les tentatives de conciliation en délit. Il paraît que la guerre civile était un principe d’ordre social. On était coupable si on cherchait à mettre un terme à l’effusion du sang. MM. Le Chevallier, Villeneuve, Corbon, furent arrêtés ; M. Floquet put s’esquiver dans les Pyrénées ; M. Clemenceau fut plus habile ou plus heureux. Il put aller à Alençon, à Nantes, à Bordeaux, puis revenir à Paris. Il arriva à Saint-Denis au moment où les portes de Paris se fermaient ; quelques heures auparavant, l’armée venait d’y entrer par surprise. C’est probablement là ce qui lui sauva la vie. Le massacre confus de la semaine de mai ne l’aurait sans doute pas épargné. On a raconté qu’un malheureux, pris pour M. Clemenceau, allait être fusillé, quand par bonheur il put se faire reconnaître.

Peu de temps après la reprise de Paris, la grande ville nommait son conseil municipal : Montmartre y fit entrer M. Clemenceau : quatre ans après, il était président du conseil. Dans le discours qu’il prononça en prenant possession du fauteuil, il revendiqua hautement les droits de la capitale ; « Paris aux Parisiens, disait-il, pour le bien de la France et de la République. » Enfin, en 1876, M. Clemenceau fut élu, à une écrasante majorité, par le XVIIIe arrondissement.

C’est par des discours prononcés sur l’amnistie qu’il conquit sa place à la tribune. Quelque chose subsistait de la guerre civile dans les esprits. — Les sentiments les plus élémentaires perdaient leur nature, les idées les plus simples perdaient leur lumière, les mots les plus clairs perdaient leur sens, quand il s’agissait des terribles souvenirs de 1871. La répression continuait à être implacable ; obligée de prononcer les mots d’« oubli » et de « clémence», elle leur ôtait toute signification, marchandait le pardon, usait de ruse et de secrets pour garder ses victimes en ayant l’air d’accorder des grâces. M. Clemenceau fut de ceux qui plaidèrent le plus énergiquement à la tribune la cause de l’amnistie. C’est une réplique à M. Le Royer sur ce sujet qui a mis le député de Montmartre à son rang comme orateur.

Il fallut quatre ans d’efforts incessants pour arriver à la victoire. L’amnistie plénière était un véritable spectre pour la majorité modérée. Elle semblait considérer comme des exaltés, ou comme des hommes en quête de mauvaise popularité, ceux qui osaient réclamer une pareille chose. Et l’amnistie plénière fut faite… pourquoi ? parce qu’on était contraint de la faire pour l’opinion publique. Depuis, à quel désordre a-t-elle donné lieu ? Une des questions politiques les plus difficiles, les plus brûlantes, a absolument disparu. Tel a été l’effet de cette terrible mesure.

Revenons à la Chambre de 1876 : il n’est pas besoin de rappeler à quelle tentative elle fut exposée, ni comment M. de Mac-Mahon fit contre elle ce que les complices de l’ancien président, faute de nom pour désigner ce coup d’État intimidé et irrésolu, ont appelé le coup de vigueur. Naturellement, après la dissolution, aucun candidat à affiches blanches ne se risqua sur la butte Montmartre, et M. Clemenceau fut réélu à une écrasante majorité. Les conspirateurs étaient acculés à un crime. S’ils ne le firent pas, ils le rêvèrent. La préparation laborieuse et médiocrement vaillante d’un coup d’État succéda à la réélection des 363. On se rappelle qu’en présence du complot, la majorité remit le soin de la diriger à un comité de dix-huit membres pris de tous les côtés de la Chambre. M. Clemenceau fut au nombre des dix-huit. Il est inutile aujourd’hui de taire qu’en face de l’organisation de l’attentat, on chercha à organiser la défense de la loi ; qu’on prépara les mesures à prendre pour déjouer ce coup d’État ; que des plans avaient été tracés, des intelligences pratiquées. On connaissait l’énergie, le sang-froid de M. Clemenceau. Il eut un rôle dans ces préparatifs.

Cela devait finir, cela finit en effet par une capitulation. C’est ainsi qu’il gagna une année de répit. Le 16 mai vaincu resta encore une année à l’Élysée. C’est dans cette période qu’eut lieu le duel de M. Gambetta et de M. de Fourtou. M. Clemenceau y servit de témoin, avec M. A. Targé, à l’ancien chef des 363. Je rappelle ce fait parce qu’il indique assez qu’il n’y eut rien de personnel dans la lutte entreprise plus tard par le député de Montmartre contre la politique du député de Belleville. L’année suivante, une campagne fut vigoureusement conduite contre la préfecture de police. M. Clemenceau porta la question à la tribune. Il eut gain de cause et renversa le ministre de l’intérieur, M. de Marcère.

C’est vers cette époque que son rôle prit toute son importance. Jusque-là, M. Clemenceau était resté un soldat d’avant-garde dans les rangs de l’armée républicaine. Mais les événements avaient créé une situation nouvelle. Au mois de janvier 1880, la démocratie républicaine, pour la première fois en France après quatre-vingt-dix ans de luttes, obtenait un pouvoir durable, dans des conditions pacifiques et normales ; jusque-là, elle n’avait eu d’autre moment qu’une heure, en 1848, au milieu des plus terribles orages. Elle possédait enfin ce que le césarisme des Bonaparte, la royauté dite légitime, la monarchie bourgeoise avaient seuls possédé jusque-là, le moyen d’appliquer, dans les conditions les plus favorables, ses idées politiques et sociales. Aucun autre régime n’eut même la part si belle ; porté là par un immense mouvement d’opinions, acclamé comme un libérateur, le parti républicain était maître de l’opinion et de la confiance publiques ; les crises n’avaient fait qu’éprouver sa force, et l’Europe entière saluait avec étonnement cette République qui dénouait pacifiquement les situations les plus redoutables.

C’est une terrible épreuve, pour un parti de progrès et de liberté, que d’arriver au gouvernement. On l’a vu en 1830, pour les libéraux de la Restauration. On l’a vu de nouveau, pour les républicains, dans les années qui se sont écoulées depuis 1879 jusqu’à l’heure présente. De tels partis sont portés au pouvoir par des luttes qui remuent profondément le pays. Le lendemain de la victoire, la nation, lasse de son effort, confiante dans les hommes qu’elle a mis à sa tête, s’abandonne au repos qu’elle a si bien gagné. Le gouvernement a une période de répit pendant laquelle il n’est plus incessamment stimulé par l’opinion. C’est pendant cette période que le pouvoir exerce sa dangereuse action sur les vainqueurs arrivés aux affaires.

La résistance des abus, les mille liens dont les vieilles administrations enlacent ceux qui les dirigent, l’action de la machine gouvernementale, façonnée pour des régimes réactionnaires, sur celui qui la met en mouvement, les routines et les préjugés dont les ministères sont imprégnés, et qu’on y respire avec l’air renfermé des vieilles monarchies, la peur des responsabilités, la force d’inertie, la différence du point de vue, suivant qu’on est au pouvoir ou hors du pouvoir, la tendance à se réconcilier avec l’autorité quand on l’exerce, agissent rapidement sur les oppositions de la veille, devenues le gouvernement d’aujourd’hui, et les entraînent à se servir à leur tour de tous les moyens dont le pouvoir dispose vis-à-vis la majorité parlementaire, pour calmer son ardeur et fléchir sa résolution.

Le temps des luttes paraît fini. La plupart des chefs du parti ne sont plus à l’âge militant ; chacun s’est casé dans le gouvernement nouveau ; on pense à jouir en repos de la victoire laborieusement acquise ; on s’habitue à s’endormir dans le lit des réactions antérieures, où l’on se trouve fort commodément à une pareille heure. La mémoire du programme pour lequel on a combattu jadis semble singulièrement importune. On ne le renie pas ; mais si on pouvait l’ajourner ou l’esquiver !… On gagne des mois, des années. Peu à peu on se laisse corrompre par les nouvelles habitudes d’esprit qu’on prend, par ce monde de serviteurs du pouvoir, qui passe toujours au succès. Et s’il se rencontre, parmi les vainqueurs, un homme d’une personnalité assez importante pour faire je ne sais quel rêve consulaire, ce sera fort étonnant si on ne l’y pousse pas, et s’il ne s’y laisse pas glisser.

Ce fut le grand mérite de M. Clemenceau de voir dès le début le mal avec sa netteté habituelle, et de se décider à lutter contre lui avec toute son énergie et toute sa résolution. On pourrait nommer en deux lignes la poignée de députés qui s’associa à cette attitude. Il faut citer en première ligne parmi eux Georges Périn. Au début, la tâche était singulièrement ingrate et difficile. Rompre la discipline à laquelle le parti avait obéi jusque-là, pour attaquer des républicains, ne point perdre la droite ligne démocratique au milieu des manœuvres de couloirs et des questions de personne, rompre avec les amis de la veille, s’exposer aux injures, dire toutes les vérités importunes, engager à chaque instant, en petit nombre, la lutte entre une majorité encore populaire, — et cela alors qu’il serait si facile et si profitable de suivre le courant, — c’est assurément un rôle qui n’est pas de nature à tenter beaucoup de caractères.

On put voir où l’on allait, dès que l’homme qui avait été le chef reconnu du parti républicain pendant le 16 mai, évita, après la victoire, de prendre le pouvoir et ne voulut exercer sa grande influence qu’à l’abri de ministères plus ou moins voisins du centre gauche. M. Clemenceau signala la situation dans des discours adressés à ses électeurs ; en même temps, il sentit le besoin de s’appuyer sur un journal. Ainsi fut fondée la Justice. Mais il n’avait pas, pour cela, l’intention de prendre habituellement la plume de journaliste ; c’est à la tribune que s’exerçait son action. Il eut d’abord à soutenir des combats singulièrement difficiles, notamment quand il attaqua les brutalités de la préfecture de police de M. Andrieux, quand il dénonça, dès son origine, le ministère Jules Ferry, quand il signala les envois de poudre à la Grèce. Mais les événements marchaient. Ses discours sur la revision, sur la manœuvre des élections hâtives, furent des victoires. Quand la législature finit, et que le suffrage universel fut appelé à nommer une nouvelle Chambre, le parti au nom duquel il parlait sortit du scrutin presque d’emblée, et lui-même fut élu dans trois collèges différents.

Je m’arrête ici : ce qui suit appartient aux événements du jour. Je n’ai pas à chercher ce que réserve l’avenir à la politique à laquelle M. Clemenceau a associé son nom : c’est le secret de demain.