Gaspar Ruiz et autres récits/Note de l’auteur

Traduction par Philippe Neel.
Gaspar RuizGallimard (p. 11-15).



NOTE DE L’AUTEUR


Les six contes qui composent ce volume représentent trois ou quatre années de travail intermittent. Les dates de leurs rédactions respectives sont éloignées et leurs origines diverses. Aucun d’eux n’a trait à des souvenirs personnels, et dans tous cependant les faits sont véridiques. Par cela, je n’entends pas seulement qu’ils sont possibles, mais qu’ils se sont réellement produits. Le dernier conte du volume, par exemple, celui que j’intitule pathétique, en sous-titre à Il Conte, est une transcription presque littérale du récit que me fit un vieux gentilhomme charmant que j’avais rencontré en Italie. Je ne prétends pas que ce ne soit que cela. Il est facile d’y sentir quelque chose de plus que le mot à mot d’un récit, mais je laisse à la perspicacité du lecteur que le problème intéresse le soin de déterminer où cesse la part du conteur et où commence la mienne. Je n’implique pas par là que le problème en vaille la peine. Ce dont je suis du moins certain, c’est qu’il est insoluble, parce que je ne saurais, pour ma part, jeter aucune clarté sur le sujet. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en dehors même de son récit, la personnalité du narrateur était extrêmement intéressante. J’ai su, voici quelques années, qu’il était mort loin de sa bien-aimée Naples, où lui était réellement arrivée cette « abominable aventure ».

La genèse d’Il Conte est donc simple. Ce n’est plus le cas des autres récits. Ils découlent de sources diverses, dont j’ai en général perdu la mémoire, faute de jamais m’astreindre à prendre de notes avant ou après la lettre. Par la lettre, entendez la composition d’une histoire. Ce dont je me souviens le plus nettement, concernant Gaspar Ruiz, c’est qu’il fut écrit ou du moins commencé moins d’un mois après l’achèvement de Nostromo ; mais, en dehors de la scène (et c’est une scène assez vaste puisqu’elle comprend toute l’Amérique du Sud), le roman et le conte n’ont aucun trait commun, ni l’esprit, ni l’intention, ni encore moins le style. Le ton du récit est, presque tout au long, emprunté au général Santierra, et je remarque avec satisfaction que ce vieux soldat reste bien d’un bout à l’autre conforme à lui-même. À considérer, sans parti pris, les divers modes possibles de présentation, pour une histoire de ce genre, je ne puis honnêtement conclure que le général y soit de trop. Ce vieillard qui parle de ses jours de jeunesse caractérise tout le récit, et lui donne un air de sincérité auquel je n’aurais guère prétendu sans son aide. Quant à sa véritable existence, elle ne m’a en rien servi dans ma rédaction, car toute d’histoire devait rester conforme à la simplicité de son esprit. Au surplus, tout ceci n’est que laborieux effort de mémoire, et je sens aujourd’hui que l’histoire ne pouvait pas être écrite autrement. Quant au personnage de Gaspar Ruiz lui-même, j’en ai trouvé l’idée dans un livre du capitaine Basil Hall, R. N. qui commanda quelque temps, entre les années 1824 et 1828, une escadrille anglaise sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud. Son ouvrage, publié vers 1830, obtint un certain succès et doit se trouver encore dans quelques bibliothèques. Les curieux qui se défieraient de mon imagination peuvent consulter cette autorité, et trouveront les faits qui les intéressent relatés dans le second volume, je ne sais plus à quelle page, mais pas très loin de la fin. Un autre document relatif au récit, est une lettre quelque peu ironique et mordante d’un mien ami alors à Burma, qui traitait sans ménagement l’histoire du « gentleman au canon sur le dos ». Je ne soumettrai pas la lettre au public et me contenterai d’affirmer que l’épisode du canon est authentique, ou que du moins tout me permet de croire à sa réalité, parce que je me souviens d’en avoir lu le récit fait avec beaucoup de flegme dans un livre de mon enfance ; et je n’entends, pour quiconque au monde, renoncer aux croyances de ce temps-là.

La Brute, seule histoire de mer de ce volume, est un récit comme celui d’Il Conte et enregistre une conviction recueillie toute chaude sur des lèvres humaines. Je ne révélerai pas le nom du navire coupable, mais la première fois que j’entendis parler de ses exploits homicides, ce fut par feu le capitaine Blake[1], commandant un navire de Londres, sur lequel je servais comme second officier. Le capitaine Blake est, de tous mes chefs, celui dont je me souviens avec le plus d’affection. J’ai dessiné son personnage, sans citer pourtant son nom, au début du Miroir de la Mer. Il avait eu maille à partir dans sa jeunesse avec la Brute, et peut-être est-ce cette raison qui m’a fait placer l’histoire dans la bouche d’un jeune homme, et en a fait ce que verra le lecteur. L’existence de la Brute repose sur un fait authentique. Quant à sa fin, telle qu’elle est relatée dans ces pages, elle représente aussi une aventure qui fit quelque bruit à son heure, bien qu’elle soit échue à un autre navire de noble forme et de caractère irréprochable qui méritait certainement un meilleur sort. Je l’ai sans scrupule adapté aux besoins de mon récit,’croyant ainsi exercer une sorte de justice poétique. J’espère que cette petite supercherie ne ternira pas ma réputation de conteur intègre.

De l’Indicateur et de l’Anarchiste, je n’ai presque rien à dire. Leur origine est redoutablement complexe et ne vaut pas, après tant d’années, d’être débrouillée. J’ai trouvé ces deux contes et je les donne ici. Le lecteur perspicace comprendra que je les ai trouvés dans ma tête : comment eux ou leurs éléments y sont parvenus, voilà ce que j’ai presque entièrement oublié ; quant au reste, je ne vois guère de raison de me trahir plus que je ne l’ai fait jusqu’ici.

Et maintenant, il me reste à parler du Duel, la plus longue histoire du livre. Ce conte fut admis à l’honneur d’une publication, séparée en un mince volume illustré sous le titre Le Point d’Honneur. Il y a bien des années de cela. Depuis, il a été, dans toutes les éditions de mes œuvres, réintégré à sa place normale, c’est-à-dire à celle qu’il occupe dans ce volume. Son origine est fort simple, et se trouve dans un entrefilet de dix lignes d’un petit journal de province publié dans le Midi de la France[2]. Cet article inspiré par l’issue fatale d’un duel entre deux personnalités parisiennes, faisait, pour une raison quelconque, allusion au « fait bien connu » de deux officiers de la Grande Armée qui, tout au long des guerres napoléoniennes, et sous un prétexte futile, s’étaient battus à très nombreuses reprises. Le prétexte n’avait jamais été éclairci. Il me restait donc à l’imaginer, et je crois qu’étant donné les caractères respectifs des deux officiers, qu’il me fallait également inventer, je l’ai rendu suffisamment plausible par son absurdité même. A vrai dire, ce conte n’est dans mon esprit qu’une tentative sérieuse et même appliquée de roman historique. J’ai beaucoup entendu parler, dans mon enfance, de la légende napoléonienne, et il me semblait que je m’y trouverais à l’aise. Le Duel est le résultat de cette conviction, ou si le lecteur le préfère, de cette présomption. Personnellement, je n’en éprouve aucun remords. A coup sûr, l’histoire aurait pu être mieux contée. Tout ce que l’on fait aurait pu se mieux faire ; mais c’est la réflexion que l’écrivain doit courageusement repousser, s’il ne veut pas que chacune de ses conceptions demeure à jamais vision personnelle et évanescente rêverie. Combien de telles rêveries n’ai-je pas vu s’évanouir ainsi ? En tout cas, celle-ci est restée comme marque de mon courage, ou comme preuve de ma témérité. Ce qu’il me plaît de me remémorer, c’est le témoignage de quelques lecteurs français qui ont bien voulu m’affirmer que dans cette centaine de pages j’avais « admirablement » su rendre l’esprit de toute une époque. Exagération ou bienveillance, évidemment ; mais même à tenir leur opinion pour telle, je la serre contre mon cœur, parce que c’est précisément ce que je me suis efforcé d’attraper dans mon petit filet : l’esprit d’une génération que le grand fracas des armes ne fit jamais purement militariste, et qui resta juvénile, presque enfantine dans l’exaltation de ses sentiments, naïvement héroïque dans sa foi.

J. C.
1920.
  1. Il s’agit du capitaine E. W . Blake, sous les ordres de qui Conrad servit comme second, à bord du « Tilkurst » du 18 avril 1886 au 7 juin 1886. (Note du traducteur.)
  2. Vraisemblablement Montpellier où Conrad écrivit ce texte en 1907. (Note du traducteur.)