Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/11

Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 142-145).


XI


La nouvelle de cette mort tragique courut Paris, et ce fut un deuil général, car Gérard de Nerval était aimé de ses confrères et connu d’un grand nombre de lecteurs de choix, — s’il était ignoré de la foule. On s’empressa, on accourut, on voulut savoir les moindres détails de cette fin lamentable, et ce dut être un grand étonnement pour les habitante de l’abominable rue de la Vieille-Lanterne que cette affluence de monde, — et du meilleur monde. On interrogea fiévreusement la maîtresse du garni, les voisins, les commères ; on interrogea jusqu’aux pavés de la rue, jusqu’à la grille, jusqu’à la clef symbolique au-dessous de laquelle il s’était pendu. Des artistes vinrent qui firent à cette rue déshonorée l’honneur de la dessiner, de fixer sur le papier, d’une manière indélébile, son aspect criminel, sa physionomie abjecte, avec son nom de truande.

Ce ne fut pas tout. On demanda une enquête, on la fit, on recueillit tout ce qui pouvait mettre sur la voie, tout ce qui pouvait jeter quelque lumière sur cette ténébreuse affaire ; car enfin, Gérard pouvait ne s’être pas tué, des mains étrangères avaient pu nouer autour de son cou le fatal cordon… Si Gérard eût songé au suicide, il l’aurait choisi plus noble, plus digne de lui, de son nom, de ses amis ; il ne serait pas venu rue de la Vieille-Lanterne, dans l’atmosphère infecte d’une rue mal famée, terminer une existence si honorablement menée jusque-là. Il aurait rendu l’âme, il ne l’aurait pas crachée[1] !

Voilà ce qu’on disait. On ajoutait d’autres choses encore. Malheureusement, il n’en fallait pas douter : c’était de ses propres mains que Gérard avait attaché à son cou le lacet suprême.

Il n’était pas content, on l’a vu ; son roman, fait au jour le jour, ne marchait pas à son gré ; il sentait son intelligence lui échapper et s’épuisait à la ressaisir. Et puis, il faisait froid, la ville était triste. Peut-être aussi avait-il été humilié de sa dernière nuit passée avec des vagabonds, lui, l’honnête homme, avec des coquins, lui le poëte. Et puis encore, sans doute l’amertume de ses souvenirs lui avait paru trop forte, les clous de son cilice amoureux étaient sans doute entrés trop profondément dans son cœur meurtri. On ne sait pas, enfin, tout ce qui peut se passer dans l’esprit d’un homme hanté par des visions, persécuté par des regrets comme d’autres le sont par des remords, — et cela par une nuit d’hiver, dans ce grand désert d’hommes qui s’appelle Paris, alors qu’on n’a plus de seuil hospitalier où diriger ses pas, alors qu’on n’est attendu par personne, ni par sa maîtresse ni par son chien !

Coupable ou non, volontaire ou involontaire, cette mort fut un deuil pour les lettres françaises que Gérard de Nerval honorait si bien, et que ses œuvres auront enrichies sans qu’il s’en doutât, l’homme modeste ! S’il n’eut pas le génie, il eut du moins le talent, — et un talent du meilleur aloi, un talent rare. Il ne va pas à la postérité avec un lourd bagage, mais il y va. Quand tant de noms, aujourd’hui orgueilleux, auront fait le plongeon dans l’oubli, le sien surnagera, rayonnant de sa douce et pure lumière d’étoile.

  1. Cette énergique expression, que je m’excuse d’employer, est de Pétrone : Chrysanthus animam ebulliit, dit un des convives du festin de Trimalcion (A. D.)