Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre IX

Garnier Frères (p. 512-514).

Chapitre IX - Arts et Métiers, Commerce

Rien n’est plus contraire à la vérité historique que de se représenter les premiers moines comme des hommes oisifs, qui vivaient dans l’abondance aux dépens des superstitions humaines. D’abord cette abondance n’était rien moins que réelle. L’ordre, par ses travaux, pouvait être devenu riche, mais il est certain que le religieux vivait très durement. Toutes ces délicatesses du cloître, si exagérées, se réduisaient, même de nos jours, à une étroite cellule, des pratiques désagréables et une table fort simple, pour ne rien dire de plus. Ensuite il est très faux que les moines ne fussent que de pieux fainéants ; quand leurs nombreux hospices, leurs collèges, leurs bibliothèques, leurs cultures et tous les autres services dont nous avons parlé, n’auraient pas suffi pour occuper leurs loisirs, ils avaient encore trouvé bien d’autres manières d’être utiles ; ils se consacraient aux arts mécaniques et étendaient le commerce au dehors et au dedans de l’Europe.

La congrégation du tiers ordre de Saint-François, appelée des Bons-Fieux, faisait des draps et des galons en même temps qu’elle montrait à lire aux enfants des pauvres et qu’elle prenait soin des malades. La compagnie des Pauvres Frères cordonniers et tailleurs était instituée dans le même esprit. Le couvent des Hiéronymites, en Espagne, avait dans son sein plusieurs manufactures. La plupart des premiers religieux étaient maçons aussi bien que laboureurs. Les Bénédictins bâtissaient leurs maisons de leurs propres mains, comme on le voit par l’histoire des couvents du Mont-Cassin, de ceux de Fontevrault et de plusieurs autres.

Quant au commerce intérieur, beaucoup de foires et de marchés appartenaient aux abbayes et avaient été établis par elles. La célèbre foire du Landyt, à Saint-Denis, devait sa naissance à l’université de Paris. Les religieuses filaient une grande partie des toiles de l’Europe. Les bières de Flandre et la plupart des vins fins de l’Archipel, de la Hongrie, de l’Italie, de la France et de l’Espagne, étaient faits par les congrégations religieuses ; l’exportation et l’importation des grains, soit pour l’étranger, soit pour les armées, dépendaient encore en partie des grands propriétaires ecclésiastiques. Les églises faisaient valoir le parchemin, la cire, le lin, la soie, les marbres, l’orfèvrerie, les manufactures en laine, les tapisseries et les matières premières d’or et d’argent ; elles seules, dans les temps barbares, procuraient quelque travail aux artistes, qu’elles faisaient venir exprès de l’Italie et jusque du fond de la Grèce. Les religieux eux-mêmes cultivaient les beaux-arts et étaient les peintres, les sculpteurs et les architectes de l’âge gothique. Si leurs ouvrages nous paraissent grossiers aujourd’hui, n’oublions pas qu’ils forment l’anneau où les siècles antiques viennent se rattacher aux siècles modernes, que sans eux la chaîne de la tradition des lettres et des arts eût été totalement interrompue : il ne faut pas que la délicatesse de notre goût nous mène à l’ingratitude.

A l’exception de cette petite partie du Nord comprise dans la ligne des villes anséatiques, le commerce extérieur se faisait autrefois par la Méditerranée. Les Grecs et les Arabes nous apportaient les marchandises de l’Orient, qu’ils chargeaient à Alexandrie. Mais les croisades firent passer entre les mains des Francs cette source de richesses. " Les conquêtes des Croisés, dit l’abbé Fleury, leur assurèrent la liberté du commerce pour les marchandises de la Grèce, de Syrie et d’Égypte, et par conséquent pour celles des Indes, qui ne venaient point encore en Europe par d’autres routes[1]. "

Le docteur Robertson, dans son excellent ouvrage sur le commerce des anciens et des modernes aux Indes orientales, confirme, par les détails les plus curieux, ce qu’avance ici l’abbé Fleury. Gênes, Venise, Pise, Florence et Marseille durent leurs richesses et leur puissance à ces entreprises d’un zèle exagéré, que le véritable esprit du christianisme a condamnées depuis longtemps[2]. Mais enfin on ne peut se dissimuler que la marine et le commerce moderne ne soient nés de ces fameuses expéditions. Ce qu’il y eut de bon en elles appartient à la religion, le reste aux passions humaines. D’ailleurs, si les Croisés ont eu tort de vouloir arracher l’Égypte et la Syrie aux Sarrasins, ne gémissons donc plus quand nous voyons ces belles contrées en proie à ces Turcs, qui semblent arrêter la peste et la barbarie sur la patrie de Phidias et d’Euripide. Quel mal y aurait-il si l’Égypte était depuis saint Louis une colonie de la France, et si les descendants des chevaliers français régnaient à Constantinople, à Athènes, à Damas, à Tripoli, à Carthage, à Tyr, à Jérusalem ?

Au reste, quand le christianisme a marché seul aux expéditions lointaines, on a pu juger que les désordres des croisades n’étaient pas venus de lui, mais de l’emportement des hommes. Nos missionnaires nous ont ouvert des sources de commerce pour lesquelles ils n’ont versé de sang que le leur, dont, à la vérité, ils ont été prodigues. Nous renvoyons le lecteur à ce que nous avons dit sur ce sujet au livre des Missions.

  1. Hist. ecclés., t. XVIII, sixième disc., p. 20. (N.d.A.)
  2. Vid. Fleury, loc. cit. (N.d.A.)