Génie du christianisme/Partie 4/Livre 4/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 447-450).

Chapitre IV - Missions du Paraguay. — Conversion des sauvages

(Voyez pour les deux chapitres suivants les huitième et neuvième volumes des Lettres édifiantes ; l’Histoire du Paraguay, par Charlevoix, in-4 o, édit. 1744 ; Lozano, Historia de la Compania de Jesus en la provincia del Paraguay, in-fol., 2 vol., Madrid, 1753 ; Muratori, Il Cristianesimo felice, et Montesquieu, Esprit des Lois.)

Tandis que le christianisme brillait au milieu des adorateurs de Fo-hi, que d’autres missionnaires l’annonçaient aux nobles Japonais ou le portaient à la cour des sultans, on le vit se glisser, pour ainsi dire, jusque dans les nids des forêts du Paraguay, afin d’apprivoiser ces nations indiennes qui vivaient comme des oiseaux sur les branches des arbres. C’est pourtant un culte bien étrange que celui-là qui réunit, quand il lui plaît, les forces politiques aux forces morales, et qui crée, par surabondance de moyens, des gouvernements aussi sages que ceux de Minos et de Lycurgue. L’Europe ne possédait encore que des constitutions barbares, formées par le temps et le hasard, et la religion chrétienne faisait revivre au Nouveau-Monde les miracles des législations antiques. Les hordes errantes des sauvages du Paraguay se fixaient, et une république évangélique sortait, à la parole de Dieu, du plus profond des déserts.

Et quels étaient les grands génies qui reproduisaient ces merveilles ? De simples Jésuites, souvent traversés dans leurs desseins par l’avarice de leurs compatriotes.

C’était une coutume généralement adoptée dans l’Amérique espagnole de réduire les Indiens en commande et de les sacrifier aux travaux des mines. En vain le clergé séculier et régulier avait réclamé contre cet usage, aussi impolitique que barbare. Les tribunaux du Mexique et du Pérou, la cour de Madrid, retentissaient des plaintes des missionnaires[1]. " Nous ne prétendons pas, disaient-ils aux colons, nous opposer au profit que vous pouvez faire avec les Indiens par des voies légitimes ; mais vous savez que l’intention du roi n’a jamais été que vous les regardiez comme des esclaves et que la loi de Dieu vous le défend… Nous ne croyons pas qu’il soit permis d’attenter à leur liberté, à laquelle ils ont un droit naturel que rien n’autorise à leur contester[2]. " Il restait encore au pied des Cordillères, vers le côté qui regarde l’Atlantique, entre l’Orénoque et Rio de la Plata, un pays rempli de sauvages, où les Espagnols n’avaient point porté la dévastation. Ce fut dans ces forêts que les missionnaires entreprirent de former une république chrétienne, et de donner du moins à un petit nombre d’indiens le bonheur qu’ils n’avaient pu procurer à tous.

Ils commencèrent par obtenir de la cour d’Espagne la liberté des sauvages qu’ils parviendraient à réunir. A cette nouvelle, les colons se soulevèrent : ce ne fut qu’à force d’esprit et d’adresse que les Jésuites surprirent, pour ainsi dire, la permission de verser leur sang dans les déserts du Nouveau-Monde. Enfin, ayant triomphé de la cupidité et de la malice humaines, méditant un des plus nobles desseins qu’ait jamais conçus un cœur d’homme, ils s’embarquèrent pour Rio de la Plata.

C’est dans ce fleuve que vient se perdre l’autre fleuve qui a donné son nom au pays et aux missions dont nous retraçons l’histoire. Paraguay dans la langue des sauvages signifie le fleuve couronné, parce qu’il prend sa source dans le lac Xarayès, qui lui sert comme de couronne. Avant d’aller grossir Rio de la Plata, il reçoit les eaux du Parama et de l’Uruguay. Des forêts qui renferment dans leur sein d’autres forêts tombées de vieillesse, des marais et des plaines entièrement inondées dans la saison des pluies, des montagnes qui élèvent des déserts sur des déserts, forment une partie des régions que le Paraguay arrose. Le gibier de toutes espèces y abonde, ainsi que les tigres et les ours. Les bois sont remplis d’abeilles, qui font une cire fort blanche et un miel très parfumé. On y voit des oiseaux d’un plumage éclatant, et qui ressemblent à de grandes fleurs rouges et bleues sur la verdure des arbres. Un missionnaire français qui s’était égaré dans ces solitudes en fait la peinture suivante :

" Je continuai ma route sans savoir à quel terme elle devait aboutir, et sans qu’il y eût personne qui pût me l’enseigner. Je trouvais quelquefois au milieu de ces bois des endroits enchantés. Tout ce que l’étude et l’industrie des hommes ont pu imaginer pour rendre un lieu agréable n’approche point de ce que la simple nature y avait rassemblé de beautés.

" Ces lieux charmants me rappelèrent les idées que j’avais eues autrefois en lisant les Vies des anciens solitaires de la Thébaïde. Il me vint en pensée de passer le reste de mes jours dans ces forêts, où la Providence m’avait conduit, pour y vaquer uniquement à l’affaire de mon salut, loin de tout commerce avec les hommes ; mais comme je n’étais pas le maître de ma destinée, et que les ordres du Seigneur m’étaient certainement marqués par ceux de mes supérieurs, je rejetai cette pensée comme une illusion[3]. "

Les Indiens que l’on rencontrait dans ces retraites ne leur ressemblaient que par le côté affreux. Race indolente, stupide et féroce, elle montrait dans toute sa laideur l’homme primitif dégradé par sa chute. Rien ne prouve davantage la dégénération de la nature humaine que la petitesse du sauvage dans la grandeur du désert.

Arrivés à Buenos-Ayres, les missionnaires remontèrent Rio de la Plata, et, entrant dans les eaux du Paraguay, se dispersèrent dans les bois. Les anciennes relations nous les représentent un bréviaire sous le bras gauche, une grande croix à la main droite, et sans autre provision que leur confiance en Dieu. Elles nous les peignent se faisant jour à travers les forêts, marchant dans les terres marécageuses, où ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture, gravissant des roches escarpées et furetant dans les antres et les précipices, au risque d’y trouver des serpents et des bêtes féroces au lieu des hommes qu’ils y cherchaient.

Plusieurs d’entre eux y moururent de faim et de fatigue ; d’autres furent massacrés et dévorés par les sauvages. Le père Lizardi fut trouvé percé de flèches sur un rocher ; son corps était à demi dévoré par les oiseaux de proie, et son bréviaire était ouvert auprès de lui à l’office des morts. Quand un missionnaire rencontrait ainsi les restes d’un de ses compagnons, il s’empressait de leur rendre les honneurs funèbres, et, plein d’une grande joie, il chantait un Te Deum solitaire sur le tombeau du martyr.

De pareilles scènes, renouvelées à chaque instant, étonnaient les hordes barbares. Quelquefois elles s’arrêtaient autour du prêtre inconnu qui leur parlait de Dieu, et elles regardaient le ciel, que l’apôtre leur montrait ; quelquefois elles le fuyaient comme un enchanteur, et se sentaient saisies d’une frayeur étrange : le religieux les suivait en leur tendant les mains au nom de Jésus-Christ. S’il ne pouvait les arrêter, il plantait sa croix dans un lieu découvert, et s’allait cacher dans les bois. Les sauvages s’approchaient peu à peu pour examiner l’étendard de paix élevé dans la solitude : un aimant secret semblait les attirer à ce signe de leur salut. Alors le missionnaire, sortant tout à coup de son embuscade, et profitant de la surprise des barbares, les invitait à quitter une vie misérable, pour jouir des douceurs de la société.

Quand les Jésuites se furent attachés quelques Indiens, ils eurent recours à un autre moyen pour gagner des âmes. Ils avaient remarqué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles à la musique : on dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires s’embarquèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux catéchumènes ; ils remontèrent les fleuves en chantant des cantiques. Les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l’oiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne manquèrent point de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leur montagne, et accouraient au bord des fleuves pour mieux écouter ces accents ; plusieurs d’entre eux se jetaient dans les ondes et suivaient à la nage la nacelle enchantée. L’arc et la flèche échappaient à la main du sauvage : l’avant-goût des vertus sociales et les premières douceurs de l’humanité entraient dans son âme confuse ; il voyait sa femme et son enfant pleurer d’une joie inconnue ; bientôt, subjugué par un attrait irrésistible, il tombait au pied de la croix, et mêlait des torrents de larmes aux eaux régénératrices qui coulaient sur sa tête.

Ainsi la religion chrétienne réalisait dans les forêts de l’Amérique ce que la fable raconte des Amphion et des Orphée : réflexion si naturelle, qu’elle s’est présentée même aux missionnaires[4] : tant il est certain qu’on ne dit ici que la vérité, en ayant l’air de raconter une fiction !

  1. Robertson, Histoire de l’Amérique. (N.d.A.)
  2. Charlevoix, Histoire du Paraguay, t. II, p. 26 et 27. (N.d.A.)
  3. Lettres édif., t. VIII, p. 381. (N.d.A.)
  4. Charlevoix. (N.d.A.)