Génie du christianisme/Partie 4/Livre 4/Chapitre II

Garnier Frères (p. 440-443).

Chapitre II - Missions du Levant

Chaque mission avait un caractère qui lui était propre et un genre de souffrance particulier. Celles du Levant présentaient un spectacle bien philosophique. Combien elle était puissante cette voix chrétienne qui s’élevait des tombeaux d’Argos et des ruines de Sparte et d’Athènes ! Dans les îles de Naxos et de Salamine, d’où partaient ces brillantes théories qui charmaient et enivraient la Grèce, un pauvre prêtre catholique, déguisé en Turc, se jette dans un esquif, aborde à quelque méchant réduit pratiqué sous des tronçons de colonnes, console sur la paille le descendant des vainqueurs de Xerxès, distribue des aumônes au nom de Jésus-Christ, et, faisant le bien comme on fait le mal, en se cachant dans l’ombre, retourne secrètement au désert.

Le savant qui va mesurer les restes de l’antiquité dans les solitudes de l’Afrique et de l’Asie a sans doute des droits à notre admiration ; mais nous voyons une chose encore plus admirable et plus belle : c’est quelque Bossuet inconnu expliquant la parole des prophètes sur les débris de Tyr et de Babylone.

Dieu permettait que les moissons fussent abondantes dans un sol si riche ; une pareille poussière ne pouvait être stérile. " Nous sortîmes de Serpho, dit le père Xavier, plus consolés que je ne puis vous l’exprimer ici, le peuple nous comblant de bénédictions et remerciant Dieu mille fois de nous avoir inspiré le dessein de venir les chercher au milieu de leurs rochers[1]. "

Les montagnes du Liban, comme les sables de la Thébaïde, étaient témoins du dévouement des missionnaires. Ils ont une grâce infinie à rehausser les plus petites circonstances. S’ils décrivent les cèdres du Liban, ils vous parlent de quatre autels de pierre qui se voient au pied de ces arbres et où les moines maronites célèbrent une messe solennelle le jour de la Transfiguration ; on croit entendre les accents religieux qui se mêlent au murmure de ces bois chantés par Salomon et Jérémie et au fracas des torrents qui tombent des montagnes.

Parlent-ils de la vallée où coule le fleuve saint, ils disent : " Ces rochers renferment de profondes grottes qui étaient autrefois autant de cellules d’un grand nombre de solitaires qui avaient choisi ces retraites pour être les seuls témoins sur terre de la rigueur de leur pénitence. Ce sont les larmes de ces saints pénitents qui ont donné au fleuve dont nous venons de parler le nom de fleuve saint. Sa source est dans les montagnes du Liban. La vue de ces grottes et de ce fleuve dans cet affreux désert inspire de la componction, de l’amour pour la pénitence et de la compassion pour ces âmes sensuelles et mondaines qui préfèrent quelques jours de joie et de plaisir à une éternité bienheureuse[2]. "

Cela nous semble parfait, et comme style et comme sentiment.

Ces missionnaires avaient un instinct merveilleux pour suivre l’infortune à la trace et la forcer, pour ainsi dire, jusque dans son dernier gîte. Les bagnes et les galères pestiférés n’avaient pu échapper à leur charité ; écoutons parler le père Tarillon dans sa lettre à M. de Pontchartrain :

" Les services que nous rendons à ces pauvres gens (les esclaves chrétiens au bagne de Constantinople) consistent à les entretenir dans la crainte de Dieu et dans la foi, à leur procurer des soulagements de la charité des fidèles, à les assister dans leurs maladies et enfin à leur aider à bien mourir. Si tout cela demande beaucoup de sujétion et de peine, je puis assurer que Dieu y attache en récompense de grandes consolations. (…)

" Dans les temps de peste, comme il faut être à portée de secourir ceux qui en sont frappés, et que nous n’avons ici que quatre ou cinq missionnaires, notre usage est qu’il n’y a qu’un seul père qui entre au bagne et qui y demeure tout le temps que la maladie dure. Celui qui en obtient la permission du supérieur s’y dispose pendant quelques jours de retraite, et prend congé de ses frères comme s’il devait bientôt mourir. Quelquefois il y consomme son sacrifice, et quelquefois il échappe au danger[3]. "

Le père Jacques Cachod écrit au père Tarillon :

" Maintenant je me suis mis au-dessus de toutes les craintes que donnent les maladies contagieuses ; et, s’il plaît à Dieu je ne mourrai pas de ce mal, après les hasards que je viens de courir. Je sors du bagne, où j’ai donné les derniers sacrements à quatre-vingt-six personnes… Durant le jour, je n’étais, ce me semble, étonné de rien ; il n’y avait que la nuit, pendant le peu de sommeil qu’on me laissait prendre, que je me sentais l’esprit tout rempli d’idées effrayantes. Le plus grand péril que j’aie couru, et que je courrai peut-être de ma vie, a été à fond de cale d’une sultane de quatre-vingt-deux canons. Les esclaves, de concert avec les gardiens, m’y avaient fait entrer sur le soir pour les confesser toute la nuit et leur dire la messe de grand matin. Nous fûmes enfermés à double cadenas comme c’est la coutume. De cinquante-deux esclaves que je confessai douze étaient malades et trois moururent avant que je fusse sorti. Jugez quel air je pouvais respirer dans ce lieu renfermé et sans la moindre ouverture ! Dieu, qui par sa bonté m’a sauvé de ce pas-là, me sauvera de bien d’autres[4]. "

Un homme qui s’enferme volontairement dans un bagne en temps de peste, qui avoue ingénument ses terreurs et qui pourtant les surmonte par charité, qui s’introduit ensuite à prix d’argent, comme pour goûter des plaisirs illicites, à fond de cale d’un vaisseau de guerre, afin d’assister des esclaves pestiférés, avouons-le, un tel homme ne suit pas une impulsion naturelle : il y a quelque chose ici de plus que l’humanité ; les missionnaires en conviennent, et ils ne prennent point sur eux le mérite de ces œuvres sublimes : " C’est Dieu qui nous donne cette force, répètent-ils souvent, nous n’y avons aucune part. "

Un jeune missionnaire, non encore aguerri contre les dangers comme ces vieux chefs tout chargés de fatigues et de palmes évangéliques, est étonné d’avoir échappé au premier péril : il craint qu’il n’y ait de sa faute : il en paraît humilié. Après avoir fait à son supérieur le récit d’une peste où souvent il avait été obligé de coller son oreille sur la bouche des malades pour entendre leurs paroles mourantes, il ajoute : " Je n’ai pas mérité, mon révérend père, que Dieu ait bien voulu recevoir le sacrifice de ma vie, que je lui avais offert. Je vous demande donc vos prières pour obtenir de Dieu qu’il oublie mes péchés et me fasse la grâce de mourir pour lui. "

C’est ainsi que le père Bouchet écrit des Indes : " Notre mission est plus florissante que jamais ; nous avons eu quatre grandes persécutions cette année. "

C’est ce même père Bouchet qui a envoyé en Europe les tables des brahmes, dont M. Bailly s’est servi dans son Histoire de l’Astronomie. La Société anglaise de Calcutta n’a jusqu’à présent fait paraître aucun monument des sciences indiennes que nos missionnaires n’eussent découvert ou indiqué ; et cependant les savants Anglais, souverains de plusieurs grands royaumes, favorisés par tous les secours de l’art et de la puissance, devraient avoir bien d’autres moyens de succès qu’un pauvre Jésuite, seul, errant et persécuté. " Pour peu que nous parussions librement en public, écrit le père Royer, il serait aisé de nous reconnaître à l’air et à la couleur du visage. Ainsi, pour ne point susciter de persécution plus grande à la religion, il faut se résoudre à demeurer caché le plus qu’on peut. Je passe les jours entiers ou enfermé dans un bateau, d’où je ne sors que la nuit pour visiter les villages qui sont proches des rivières, ou retiré dans quelque maison éloignée[5]. "

Le bateau de ce religieux était tout son observatoire ; mais on est bien riche et bien habile quand on a la charité.

  1. Lettres édifiantes, t. I, p. 15. (N.d.A.)
  2. Lettres édifiantes, t. I, p. 285. (N.d.A.)
  3. Lettres édifiantes., t. I, p. 19 et 21. (N.d.A.)
  4. Lettres édifiantes, t. I. p. 23. (N.d.A.)
  5. Lettres édifiantes, t. I, p. 8. (N.d.A.)