Génie du christianisme/Partie 4/Livre 1/Chapitre III

Garnier Frères (p. 374-379).

Chapitre III - Des chants et des prières

On reproche au culte catholique d’employer dans ses chants et ses prières une langue étrangère au peuple, comme si l’on prêchait latin et que l’office ne fût pas traduit dans tous les livres d’église. D’ailleurs, si la religion, aussi mobile que les hommes, eût changé d’idiome avec eux, comment aurions-nous connu les ouvrages de l’antiquité ? Telle est l’inconséquence de notre humeur, que nous blâmons ces mêmes coutumes auxquelles nous sommes redevables d’une partie de nos sciences et de nos plaisirs.

Mais, à ne considérer l’usage de l’Église romaine que sous ses rapports immédiats, nous ne voyons pas ce que la langue de Virgile, conservée dans notre culte (et même en certains temps et en certains lieux la langue d’Homère), peut avoir de si déplaisant. Nous croyons qu’une langue antique et mystérieuse, une langue qui ne varie plus avec les siècles, convenait assez bien au culte de l’Etre éternel, incompréhensible, immuable. Et puisque le sentiment de nos maux nous force d’élever vers le Roi des rois une voix suppliante, n’est-il pas naturel qu’on lui parle dans le plus bel idiome de la terre, et dans celui-là même dont se servaient les nations prosternées pour adresser leurs prières aux Césars ?

De plus, et c’est une chose remarquable, les oraisons en langue latine semblent redoubler le sentiment religieux de la foule. Ne serait-ce point un effet naturel de notre penchant au secret ? Dans le tumulte de ses pensées et des misères qui assiègent sa vie, l’homme, en prononçant des mots peu familiers ou même inconnus, croit demander les choses qui lui manquent et qu’il ignore ; le vague de sa prière en fait le charme, et son âme inquiète, qui sait peu ce qu’elle désire, aime à former des vœux aussi mystérieux que ses besoins.

Il reste donc à examiner ce qu’on appelle la barbarie des cantiques saints.

On convient assez généralement que dans le genre lyrique les Hébreux sont supérieurs aux autres peuples de l’antiquité : ainsi l’Église, qui chante tous les jours les psaumes et les leçons des prophètes, a donc premièrement un très beau fonds de cantiques.

On ne devine pas trop, par exemple, ce que ceux-ci peuvent avoir de ridicule ou de barbare :

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde, etc[1].

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille, etc.

J’ai vu mes tristes journées

Décliner vers leur penchant, etc[2].

L’Église trouve une autre source de chants dans les évangiles et dans les épîtres des apôtres. Racine, en imitant ces proses[3], a pensé comme Malherbe et Rousseau, qu’elles étaient dignes de sa muse. Saint Chrysostome, saint Grégoire, saint Ambroise, saint Thomas d’Aquin, Coffin, Santeul, ont réveillé la lyre grecque et latine dans les tombeaux d’Alcée et d’Horace. Vigilante à louer le Seigneur, la religion mêle au matin ses concerts à ceux de l’aurore :

Splendor paternae gloriae, etc.

Source ineffable de lumière,

Verbe en qui l’Eternel contemple sa beauté,

Astre dont le soleil n’est que l’ombre grossière,

Sacré jour, dont le jour emprunte sa clarté,

Lève-toi, soleil adorable, etc.

Avec le soleil couchant l’Église chante encore[4] :

Coeli Deus sanctissime, etc.

Grand Dieu, qui fais briller sur la voûte étoilée

Ton trône glorieux,

Et d’une blancheur vive, à la pourpre mêlée,

Peins le cintre des cieux.

Cette musique d’Israël, sur la lyre de Racine, ne laisse pas d’avoir quelque charme : on croit moins entendre un son réel que cette voix intérieure et mélodieuse qui, selon Platon, réveille au matin les hommes épris de la vertu, en chantant de toute sa force dans leurs cœurs.

Mais, sans avoir recours à ces hymnes, les prières les plus communes de l’église sont admirables ; il n’y a que l’habitude de les répéter dès notre enfance qui nous puisse empêcher d’en sentir la beauté. Tout retentirait d’acclamations si l’on trouvait dans Platon ou dans Sénèque une profession de foi aussi simple, aussi pure, aussi claire que celle-ci :

" Je crois en un seul Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre et de toutes les choses visibles et invisibles. "

L’Oraison dominicale est l’ouvrage d’un Dieu qui connaissait tous nos besoins : qu’on en pèse bien les paroles :

" Notre Père qui es aux cieux. "

Reconnaissance d’un Dieu unique,

" Que ton nom soit sanctifié ; "

Culte qu’on doit à la Divinité ; vanité des choses du monde. Dieu seul mérite d’être sanctifié.

" Que ton règne nous arrive ; "

Immortalité de l’âme.

" Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; "

Mot sublime, qui comprend les attributs de la Divinité ; sainte résignation, qui embrasse l’ordre physique et moral de l’univers.

" Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien ; "

Comme cela est touchant et philosophique ! Quel est le seul besoin réel de l’homme ? Un peu de pain ; encore il ne le lui faut qu’aujourd’hui (hodie) ; car demain existera-t-il ?

" Et pardonne-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; "

C’est la morale et la charité en deux mots.

" Ne nous laisse point succomber à la tentation, mais délivre-nous du mal. "

Voilà le cœur humain tout entier ; voilà l’homme et sa faiblesse ! Qu’il ne demande point des forces pour vaincre, qu’il ne prie que pour n’être point attaqué, que pour ne point souffrir. Celui qui a créé l’homme pouvait seul le connaître aussi bien.

Nous ne parlerons point de la Salutation angélique, véritablement pleine de grâce, ni de cette confession que le chrétien fait chaque jour aux pieds de l’Eternel. Jamais les lois ne remplaceront la moralité d’une telle coutume. Songe-t-on quel frein c’est pour l’homme que cet aveu pénible qu’il renouvelle matin et soir : J’ai péché par mes pensées, par mes paroles, par mes œuvres ? Pythagore avait recommandé une pareille confession à ses disciples : il était réservé au christianisme de réaliser ces songes de vertu que rêvaient les sages de Rome et d’Athènes.

En effet, le christianisme est à la fois une sorte de secte philosophique et une antique législation. De là lui viennent les abstinences, les jeûnes, les veilles, dont on retrouve des traces dans les anciennes républiques, et que pratiquaient les écoles savantes de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce : plus on examine le fond de la question, plus on est convaincu que la plupart des insultes prodiguées au culte chrétien retombent sur l’antiquité. Mais revenons aux prières.

Les actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition, disposaient encore le cœur à la vertu : les oraisons des cérémonies chrétiennes relatives à des objets civils ou religieux, ou même à de simples accidents de la vie, présentaient des convenances parfaites, des sentiments élevés, de grands souvenirs et un style à la fois simple et magnifique. A la messe des noces, le prêtre lisait l’épître de saint Paul : " Mes frères, que les femmes soient soumises à leurs maris comme au Seigneur. " Et à l’évangile : " En ce temps-là, les Pharisiens s’approchèrent de Jésus pour le tenter, et lui dirent : Est-il permis à un homme de quitter sa femme ? Il leur répondit : Il est écrit que l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme. "

A la bénédiction nuptiale, le célébrant, après avoir répété les paroles que Dieu même prononça sur Adam et Eve : Crescite et multiplicamini, ajoutait :

" O Dieu, unissez, s’il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez dans leurs cœurs une sincère amitié. Regardez d’un œil favorable votre servante… Faites que son joug soit un joug d’amour et de paix ; faites que, chaste et fidèle, elle suive toujours l’exemple des femmes fortes ; qu’elle se rende aimable à son mari comme Rachel ; qu’elle soit sage comme Rebecca ; qu’elle jouisse d’une longue vie, et qu’elle soit fidèle comme Sara ;… qu’elle obtienne une heureuse fécondité ; qu’elle mène une vie pure et irréprochable, afin d’arriver au repos des saints et au royaume du ciel ; faites, Seigneur, qu’ils voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération, et qu’ils parviennent à une heureuse vieillesse. "

A la cérémonie des relevailles, on chantait le psaume Nisi Dominus : " Si l’Eternel ne bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. "

Au commencement du carême, à la cérémonie de la commination, ou de la dénonciation de la colère céleste, on prononçait ces malédictions du Deutéronome :

" Maudit celui qui a méprisé son père et sa mère.

Maudit celui qui égare l’aveugle en chemin, etc. "

Dans la visite aux malades, le prêtre disait en entrant :

" Paix à cette maison et à ceux qui l’habitent. " Puis au chevet du lit de l’infirme :

" Père de miséricorde, conserve et retiens ce malade dans le corps de ton Église, comme un de ses membres. Aie égard à sa contrition, reçois ses larmes, soulage ses douleurs "

Ensuite il lisait le psaume In te, Domine :

" Seigneur, je me suis retiré vers toi, délivre-moi par ta justice. "

Quand on se rappelle que c’étaient presque toujours des misérables que le prêtre allait visiter ainsi, sur la paille où ils étaient couchés, combien ces oraisons chrétiennes paraissent encore plus divines !

Tout le monde connaît les belles prières des Agonisants. On lit d’abord l’oraison Profiscere : Sortez de ce monde, âme chrétienne ; ensuite cet endroit de la Passion : En ce temps-là Jésus, étant sorti, s’en alla à la montagne des Oliviers, etc. ; puis le psaume Miserere mei ; puis cette lecture de l’Apocalypse : En ces jours-là j’ai vu des morts, grands et petits, qui comparurent devant le trône, etc. ; enfin la vision d’Ezéchiel : La main du Seigneur fut sur moi, et m’ayant mené dehors par l’esprit du Seigneur, elle me laissa an milieu d’une campagne qui était couverte d’ossements. Alors le Seigneur me dit : Prophétise à l’esprit ; fils de l’homme, dis à l’esprit : Venez des quatre vents, et soufflez sur ces morts, afin qu’ils revivent, etc.

Pour les incendies, pour les pestes, pour les guerres, il y avait des prières marquées. Nous nous souviendrons toute notre vie d’avoir entendu lire, pendant un naufrage où nous nous trouvions nous-même engagé, le psaume confitemini Domino " Confessez le Seigneur, parce qu’il est bon… "

" Il commande, et le souffle de la tempête s’est élevé, et les vagues se sont amoncelées… Alors les mariniers crient vers le Seigneur, dans leur détresse, et il les tire de danger. "

" Il arrête la tourmente, et la change en calme, et les flots de la mer s’apaisent. "

Vers le temps de Pâques, Jérémie se réveillait dans la poudre de Sion pour pleurer le Fils de l’Homme. L’Église empruntait ce qu’il y a de plus beau et de plus triste dans les Pères et dans la Bible, afin d’en composer les chants de cette semaine consacrée au plus grand des martyrs, qui est aussi la plus grande des douleurs. Il n’y avait pas jusqu’aux litanies qui n’eussent des cris ou des élans admirables ; témoin ces versets des litanies de la Providence :

" Providence de Dieu, consolation de l’âme pèlerine ;

" Providence de Dieu, espérance du pécheur délaissé ;

" Providence de Dieu, calme dans les tempêtes ;

" Providence de Dieu, repos du cœur, etc.,

" Ayez pitié de nous "

Enfin nos cantiques gaulois, les noëls mêmes de nos aïeux, avaient aussi leur mérite ; on y sentait la naïveté et comme la fraîcheur de la foi. Pourquoi, dans nos missions de campagne, se sentait-on attendri lorsque des laboureurs venaient à chanter au salut :

" Adorons tous, ô mystère ineffable !

" Un Dieu caché, etc. " ?

C’est qu’il y avait dans ces voix champêtres un accent irrésistible de vérité et de conviction. Les noëls, qui peignaient les scènes rustiques, avaient un tour plein de grâce dans la bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du fuseau accompagnait ses chants, que ses enfants, appuyés sur ses genoux, écoutaient avec une grande attention l’histoire de l’Enfant-Jésus et de sa crèche, on aurait en vain cherché des airs plus doux et une religion plus convenable à une mère.

  1. Malh., liv. I, ode III. (N.d.A.)
  2. Rouss., liv. I, odes III et X. (N.d.A.)
  3. Voyez le cantique tiré de saint Paul. (N.d.A.)
  4. Les offices ont emprunté leurs noms de la division du jour chez les Romains. La première partie du jour s’appelait Prima ; la seconde, Tertia, la troisième, Sexta ; la quatrième Nona, parce qu’elles commençaient à la première, la troisième, la sixième et la neuvième heure. La première veille s’appelait Vespera, soir. (N.d.A.)