Génie du christianisme/Partie 3/Livre 1/Chapitre III

Garnier Frères (p. 285-287).

Chapitre III - Partie historique de la Peinture chez les modernes

La Grèce raconte qu’une jeune fille, apercevant l’ombre de son amant sur un mur, dessina les contours de cette ombre. Ainsi, selon l’antiquité, une passion volage produisit l’art des plus parfaites illusions.

L’école chrétienne a cherché un autre maître ; elle le reconnaît dans cet artiste qui, pétrissant un peu de limon entre ses mains puissantes, prononça ces paroles : Faisons l’homme à notre image. Donc, pour nous, le premier trait du dessin a existé dans l’idée éternelle de Dieu, et la première statue que vit le monde fut cette fameuse argile animée du souffle du Créateur.

Il y a une force d’erreur qui contraint au silence, comme la force de vérité : l’une et l’autre, poussées au dernier degré emportent conviction, la première négativement, la seconde affirmativement. Ainsi, lorsqu’on entend soutenir que le christianisme est l’ennemi des arts, on demeure muet d’étonnement, car à l’instant même on ne peut s’empêcher de se rappeler Michel-Ange, Raphaël, Carrache, Dominique, Le Sueur, Poussin, Coustou et tant d’autres artistes dont les seuls noms rempliraient des volumes.

Vers le milieu du quatrième siècle, l’empire romain, envahi par les barbares et déchiré par l’hérésie, tomba en ruine de toutes parts. Les arts ne trouvèrent plus de retraites qu’auprès des chrétiens et des empereurs orthodoxes. Théodose, par une loi spéciale De excusatione artificium, déchargea les peintres et leurs familles de tout tribut et du logement d’hommes de guerre. Les Pères de l’Église ne tarissent point sur les éloges qu’ils donnent à la peinture. Saint Grégoire s’exprime d’une manière remarquable : Vidi saepias inscriptionis imaginem, et sine lacrymis transire non potui, cum tam efficaciter ob oculos poneret historiam[1] ; c’était un tableau représentant le sacrifice d’Abraham.

Saint Basile va plus loin, car il assure que les peintres font autant par leurs tableaux que les orateurs par leur éloquence[2]. Un moine nommé Méthodius peignit dans le huitième siècle ce Jugement dernier qui convertit Bogoris, roi des Bulgares[3]. Les prêtres avaient rassemblé au collège de l’orthodoxie, à Constantinople, la plus belle bibliothèque du monde et les chefs-d’œuvre des arts : on y voyait en particulier la Vénus de Praxitèle[4], ce qui prouve au moins que les fondateurs du culte catholique n’étaient pas des barbares sans goût, des moines bigots livrés à une absurde superstition.

Ce collège fut dévasté par les empereurs iconoclastes. Les professeurs furent brûlés vifs, et ce ne fut qu’au péril de leurs jours que des chrétiens parvinrent à sauver la peau de dragon, de cent vingt pieds de longueur, où les œuvres d’Homère étaient écrites en lettres d’or. On livra aux flammes les tableaux des églises. De stupides et furieux hérésiarques, assez semblables aux puritains de Cromwell, hachèrent à coups de sabre les mosaïques de l’église de Notre-Dame de Constantinople et du palais des Blaquernes. Les persécutions furent poussées si loin, qu’elles enveloppèrent les peintres eux-mêmes : on leur défendit, sous peine de mort, de continuer leurs études. Le moine Lazare eut le courage d’être le martyr de son art. Ce fut en vain que Théophile lui fit brûler les mains pour l’empêcher de tenir le pinceau. Caché dans le souterrain de l’église de Saint-Jean-Baptiste, le religieux peignit avec ses doigts mutilés le grand saint dont il était le suppliant[5], digne sans doute de devenir le patron des peintres et d’être reconnu de cette famille sublime que le souffle de l’esprit ravit au-dessus des hommes.

Sous l’empire des Goths et des Lombards, le christianisme continua de tendre une main secourable aux talents. Ces efforts se remarquent surtout dans les églises bâties par Théodoric, Luitprand et Didier. Le même esprit de religion inspira Charlemagne ; et l’église des Apôtres, élevée par ce grand prince à Florence, passe encore, même aujourd’hui, pour un assez beau monument[6].

Enfin, vers le treizième siècle, la religion chrétienne, après avoir lutté contre mille obstacles, ramena en triomphe le chœur des Muses sur la terre. Tout se fit pour les églises et par la protection des pontifes et des princes religieux. Bouchet, Grec d’origine, fut le premier architecte, Nicolas le premier sculpteur et Cimabué le premier peintre, qui tirèrent le goût antique des ruines de Rome et de la Grèce. Depuis ce temps les arts, entre diverses mains et par divers génies, parvinrent jusqu’à ce siècle de Léon X, où éclatèrent comme des soleils Raphaël et Michel-Ange.

On sent qu’il n’est pas de notre sujet de faire l’histoire complète de l’art. Tout ce que nous devons montrer, c’est en quoi le christianisme est plus favorable à la peinture qu’une autre religion. Or, il est aisé de prouver trois choses : 1 o que la religion chrétienne, étant d’une nature spirituelle et mystique, fournit à la peinture un beau idéal plus parfait et plus divin que celui qui naît d’un culte matériel ; 2 o que, corrigeant la laideur des passions ou les combattant avec force, elle donne des tons plus sublimes à la figure humaine et fait mieux sentir l’âme dans les muscles, et les liens de la matière ; 3 o enfin, qu’elle a fourni aux arts des sujets plus beaux, plus riches, plus dramatiques, plus touchants que les sujets mythologiques.

Les deux premières propositions ont été amplement développées dans notre examen de la poésie : nous ne nous occuperons donc que de la troisième.


  1. Deuxième Conc. de Nic., act. XI (N.d.A.)
  2. Saint Basile, hom. XX. (N.d.A.)
  3. Curopal., Cedren., Zonar., Maimb., Hist. des Iconocl. (N.d.A.)
  4. Cedren., Zonar., Constant. et Maimb., Hist. des Iconocl. etc. (N.d.A.)
  5. Maimb., Hist. des Iconocl., Cedren., Curopal. (N.d.A.)
  6. Vasari, Poem. del Vit. (N.d.A.)