Génie du christianisme/Partie 2/Livre 2/Chapitre VI

Garnier Frères (p. 174-177).

Chapitre VI — La Mère. — Andromaque

Vox in Rama audita est, dit Jérémie[1], ploratus et ululatus multus ; Rachel plorans filios suos, et noluit consolari, quia non sunt. « Une voix a été entendue sur la montagne, avec des pleurs et beaucoup de gémissements:c’est Rachel pleurant ses fils, et elle n’a pas voulu être consolée, parce qu’ils ne sont plus. » Comme ce quia non sunt est beau [NOTE 48] ! Une religion qui a consacré un pareil mot connaît bien le cœur maternel.

Le culte de la Vierge et l’amour de Jésus-Christ pour les enfants prouvent assez que l’esprit du christianisme a une tendre sympathie avec le génie des mères. Ici nous proposons d’ouvrir un nouveau sentier à la critique; nous chercherons dans les sentiments d’une mère païenne, peinte par un auteur moderne, les traits chrétiens que cet auteur a pu répandre dans son tableau, sans s’en apercevoir lui-même. Pour démontrer l’influence d’une institution morale ou religieuse sur le cœur de l’homme, il n’est pas nécessaire que l’exemple rapporté soit pris à la racine même de cette institution : il suffit qu’il en décèle le génie : c’est ainsi que l’Elysée, dans le Télémaque, est visiblement un paradis chrétien.

Or, les sentiments les plus touchants de l’Andromaque de Racine émanent pour la plupart d’un poète chrétien. L’Andromaque de l’Iliade est plus épouse que mère ; celle d’Euripide a un caractère à la fois rampant et ambitieux, qui détruit le caractère maternel ; celle de Virgile est tendre et triste, mais c’est moins encore la mère que l’épouse : la veuve d’Hector ne dit pas : Astyanax ubi est, mais : Hector ubi est.

L’Andromaque de Racine est plus sensible, plus intéressante que l’Andromaque antique. Ce vers si simple et si aimable :

Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui,

est le mot d’une femme chrétienne : cela n’est point dans le goût des Grecs, et encore moins des Romains. L’Andromaque d’Homère gémit sur les malheurs futurs d’Astyanax, mais elle songe à peine à lui dans le présent ; la mère, sous notre culte, plus tendre, sans être moins prévoyante, oublie quelquefois ses chagrins, en donnant un baiser à son fils. Les anciens n’arrêtaient pas longtemps les yeux sur l’enfance ; il semble qu’ils trouvaient quelque chose de trop naïf dans le langage du berceau. Il n’y a que le Dieu de l’Evangile qui ait osé nommer sans rougir les petits enfants[2] (parvuli), et qui les ait offerts en exemple aux hommes :

Et accipiens puerum, statuit eum in medio eorum : quem cum complexus esset, ait illis :

« Quisquis unum ex hujusmodi pueris receperit in nomine meo me recipit. »

Et ayant pris un petit enfant, il l’assit au milieu d’eux, et l’ayant embrassé, il leur dit :

« Quiconque reçoit en mon nom un petit enfant me reçoit[3]. »

Lorsque la veuve d’Hector dit à Céphise, dans Racine :

Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste,

qui ne reconnaît la chrétienne ? C’est le deposuit potentes de sede. L’antiquité ne parle pas de la sorte, car elle n’imite que les sentiments naturels : or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine ne sont point purement dans la nature ; ils contredisent au contraire la voix du cœur. Hector ne conseille point à son fils d’avoir de ses aïeux un souvenir modeste ; en élevant Astyanax vers le ciel, il s’écrie :

Ζεῦ, ἄλλοι τε θεοὶ, δότε δὴ καὶ τόνδε γενέσθαι,
Παῖδ’ ἐμόν, ὡς καὶ ἐγώ περ’ ἀριπρεπέα Ἡρώεσσιν.
Ὧδε βίην τ’ ἀγαθὸν καὶ Ἰλίου ἶφι ἀνάσσειν.
Καί ποτέ τις εἴπῃσι, « πατρὸς δ’ ὅγε πολλὸν ἀμείνων, »
Ἐκ πολέμου ἀνιόντα
, etc.[4]

« Ô Jupiter, et vous tous, dieux de l’Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion ; faites qu’il obtienne l’empire entre les guerriers ; qu’en le voyant revenir chargé des dépouilles de l’ennemi, on s’écrie : Celui-ci est encore plus vaillant que son père ! »

Énée dit à Ascagne :

…… Et te, animo repetentem exempla tuorum,
Et pater Æneas, et avunculus excitet Hector[5].

À la vérité l’Andromaque moderne s’exprime à peu près comme Virgile sur les aïeux d’Astyanax. Mais après ce vers :

Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,


elle ajoute :

Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été.

Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l’orgueil : on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions, comme nous le dirons bientôt, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque. Quand la veuve d’Hector, dans l’Iliade, se représente la destinée qui attend son fils, la peinture qu’elle fait de la future misère d’Astyanax a quelque chose de bas et de honteux ; l’humilité, dans notre religion, est bien loin d’avoir un pareil langage : elle est aussi noble qu’elle est touchante. Le chrétien se soumet aux conditions les plus dures de la vie ; mais on sent qu’il ne cède que par un principe de vertu, qu’il ne s’abaisse que sous la main de Dieu, et non sous celle des hommes ; il conserve sa dignité dans les fers : fidèle à son maître sans lâcheté, il méprise des chaînes qu’il ne doit porter qu’un moment, et dont la mort viendra bientôt le délivrer ; il n’estime les choses de la vie que comme des songes, et supporte sa condition sans se plaindre, parce que la liberté et la servitude, la prospérité et le malheur, le diadème et le bonnet de l’esclave, sont peu différents à ses yeux.

  1. Cap. XXXI, v. 15. (N.d.A.)
  2. Math., cap. XVIII, v. 3. (N.d.A.)
  3. Marc, cap. ix, v. 35, 36.
  4. Iliad., lib. vi, v. 476.
  5. Æn., lib. xii, v. 439, 440.