Fruits défendus/Le cadavre et les fleurs

Fruits défendusLibrairie Universelle (Anthologie Contemporaine. vol. 16) (p. 8-11).

LE CADAVRE ET LES FLEURS




Puvis de Chavannes, le Maître impeccable, le Dante de la peinture, prépare dans un nuage son grand tableau du Salon prochain : Une jeune femme pâle qui cueille des fleurs dans une prairie, tandis que deux hommes, à figures d’argousins, l’observent à distance.

C’est tout un drame que ce tableau et voici comment Puvis le raconte :

La scène se passe en Autriche et le point de départ est à peu près le même que celui du crime du Pecq.

Blanche Berstein, mariée à un homme ombrageux et jaloux, a eu pour amant un officier de la garde, un de ces jeunes élégants, cavaliers audacieux, danseurs indispensables, qui sont de toutes les fêtes et dont les hommages flattent toujours une femme.

Elle s’est donnée à lui ; elle l’aime éperdument.

Le mari a tout appris. Il se rend chez le frère de sa femme, lui met sous les yeux les preuves de son déshonneur. Le frère est atterré. Il occupe un rang important dans la société viennoise, il est allié à une grande famille, il a des enfants. Un scandale va s’abattre sur ces innocents ; la faute de sa sœur rendue publique, tout s’écroule autour de lui.

Que faire ? Il n’y a pas à hésiter, il faut que l’amant disparaisse.

Le frère et le mari entrent soudainement dans la chambre de la jeune femme. Elle est seule, elle lit.

En voyant ces deux hommes dont les regards luisent, dont les traits sont contractés, elle se lève, frémissante.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Que voulez vous ?

— Madame, dit le mari, vous avez un amant… Frédéric de Werghem…

Blanche retombe accablée sur son fauteuil.

— Voici vos lettres, voici les siennes… Inutile de nier.

— Tu as déshonoré notre nom ! s’écrie le frère.

— Et pour qui ? reprend M. Berstein avec un rire terrible. Pour un homme qui se joue de vous, qui vous trompe.

— Frédéric ! rugit la jeune femme, c’est impossible ! Vous mentez ! Tuez-moi si vous voulez, mais ne me dites pas qu’il me trompe !

M. Berstein eut un geste de triomphe.

— Tu l’aimes donc bien ?

Elle, droite et fière :

— Oui, je l’aime.

— Eh bien ! tâchez donc qu’il est l’amant de Georgina Bessmayer, la petite chanteuse du Karl-Théâtre… celle qui fait tordre la salle avec la chanson du colonel… la soupeuse habituelle de ces messieurs de l’Adels-Casino… la lorette de Maximilianstrass… Voilà la rivale qu’il vous donnait, madame.

— Ce n’est pas vrai… vous mentez !

— Oh ! j’ai apporté une correspondance qui ne peut vous laisser aucun doute. Tenez…vous pouvez voir… Il y a même des photographies !


La jeune femme saisit fébrilement les papiers qu’on lui tendait. Elle put s’assurer que cet homme, à qui elle avait tout sacrifié, qu’elle aimait d’un amour absolu, sans limites, cet homme la traitait comme une fille de hasard. Elle n’était pour lui qu’une bonne fortune comme les autres.

Ce fut un râle qui sortit de sa gorge.

— Oh ! le misérable ! murmura-t-elle.

Et de ses yeux jaillissait un brasier qui desséchait ses larmes. Car elle ne pouvait même pas pleurer ; elle haletait, le sang aux tempes, un fer rouge au cœur.

Il y eut un moment de silence solennel.

— Madame, reprit M. Berstein, vous allez lui écrire… Vous lui demanderez rendez-vous pour demain soir à votre villa de Berchtold… onze heures… Nous serons là.


Le lendemain Frédéric était assassiné. Blanche tenait la lumière, pendant que son frère et son mari criblaient de coups d’épée le jeune officier surpris et sans défense.

Il tomba, et avant de fermer les yeux pour la dernière fois, il se tourna vers sa maîtresse et murmura :

— Je te pardonne.


On fit disparaître le cadavre.

Mais un passant avait vu de la lumière dans la villa. Deux voisins affirmaient avoir entendu des cris. On raconta qu’un jeune homme se rendait quelquefois, la nuit, dans la villa.

La disparition d’un des plus brillants officiers de la cour, coïncidant avec le mouvement qu’on avait remarqué chez Mme Berstein, éveilla des soupçons.

Toute la police fut mise sur pied. On ne trouva rien. Cependant M. et Mme Berstein furent arrêtés. On avait des commencements de preuves, mais il fallait retrouver le cadavre.

On fouilla vainement les caves, le jardin.

Et les accusés se renfermèrent dans un mutisme absolu ; Le chef de la police, après avoir consulté un médecin, voulut tenter une expérience.


La jeune femme fut mise à un régime atroce. On la purgeait tous les matins. On lui donnait à manger juste ce qu’il fallait pour qu’elle ne mourût pas.

Au bout de quelques jours, elle était d’une faiblesse telle qu’elle pouvait à peine se lever. La nuit, elle avait le délire, elle prononçait des mots entrecoupés, mais elle gardait son secret.

Alors, un matin, le chef de la police entra dans sa prison.

— Vous êtes si faible, lui dit-il, que le médecin a ordonné de vous faire prendre l’air. Voulez-vous sortir un peu ?

— Oh ! oui, murmura Blanche.

Nous allons vous conduire à la campagne…, nous vous suivrons de loin pour ne pas éveiller l’attention…

Vous serez comme libre pendant une heure…


On la fit monter en voiture et on la conduisit aux environs de la villa de Berchtold.

C’était à la fin du mois de mai. Les arbres étaient en fleurs ; de tous côtés les marguerites, les coquelicots et les boutons d’or jaillissaient de l’herbe vivace.

Blanche respira avec délices, et, doucement, sans avoir conscience de sa situation, elle se mit à marcher…

Puis, elle se baissa et cueillit une fleur, une autre fleur un peu plus loin…

Elle allait, muette, absorbée, contemplative. Au bout d’une demi-heure, elle avait à la main un gros bouquet de fleurs des champs.


Les agents étaient loin, cachés derrière un arbre.

Blanche continuait machinalement sa marche : puis, arrivée à un certain endroit, elle jeta son bouquet et fondit en larmes.

Les agents accoururent avec des pioches. Ils creusèrent le sol et mirent au jour le cadavre de l’officier, qui apparut horrible, décomposé, avec des trous noirs dans la figure et dans la poitrine.

C’était bien là !