Français et Anglais

Français et Anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 5-22).
FRANÇAIS ET ANGLAIS

La bataille que nos ennemis ont engagée sur les bords de la Somme, au premier jour du printemps, la plus grande sans doute que le monde ait vue, par le nombre des hommes et des assauts, par la férocité de la lutte, par l’ampleur du faisceau de destinées qui s’y jouent, visait d’abord à séparer les Anglais des Français. Si les Allemands avaient voulu nous apprendre de quel prix est, pour chacun des deux peuples, l’amitié entre France et Angleterre, ils n’eussent point fait autrement. Ils ont frappé au point de soudure des armées. La ligne a reculé, mais ne s’est pas rompue où l’on voulait. Il n’y avait pas de paille dans le métal. Nous avons porté secours aux Anglais que le choc avait surpris par sa violence extrême. Nous avons combattu là, non seulement pour la même cause, dans le même moment, mais ensemble, et le communiqué du 31 mars, jour de Pâques, a pu dire : « Moreuil, pris par les Allemands, repris par nous et reperdu, a été finalement enlevé dans une charge à la baïonnette, menée, avec une bravoure incomparable, par les troupes franco-anglaises confondues dans les mêmes rangs. » Ainsi ont lutté côte à côte, donnant le sang d’Angleterre pour la France et le sang de France pour l’Angleterre, les descendans de ceux qui furent jadis adversaires. Union scellée, à présent, alliance qui ne se rompra point. Nous la voyons dans son achèvement ; nous nous en réjouissons ; nous comprenons tous, de chaque côté du détroit, qu’elle doit être, désormais, une loi de notre histoire. Mais de pareils changemens sont toujours préparés. Ils ont des causes profondes. Ce long travail de rapprochement entre la France et l’Angleterre, ces raisons de nous aimer les uns les autres, j’ai été amené à les exposer devant un public anglais, cet hiver, à Londres. J’ai cru possible, utile peut-être, de reproduire ici cette conférence, telle qu’elle a été dite, afin de montrer que l’union, qui sauvera la civilisation occidentale des atteintes de la plus savante barbarie, se fonde, comme tout ce qui doit durer, sur des titres anciens, que le danger commun a seulement fait valoir.


ANGLAIS, FRANÇAIS, DES RAISONS QUE NOUS AVONS DE NOUS AIMER LES UNS LES AUTRES[1]

MESDAMES, MESSIEURS,

J’ai toujours beaucoup aimé les Anglais, — j’entends par là le peuple du Royaume-Uni. Il me semble que je l’ai écrit plusieurs fois. Si je le répète aujourd’hui, c’est que j’ai la certitude d’exprimer beaucoup plus qu’une amitié personnelle : celle d’un nombre immense de Français. J’évoquerai donc, assuré d’être entendu, quelques-uns des anciens souvenirs de l’histoire, sans avoir le moins du monde la prétention d’être complet, puis quelques dates et quelques faits des temps nouveaux, et ces témoignages montreront, mieux que toutes les dissertations, que nous sommes faits pour nous entendre, et qu’aux jours même où nous nous combattions, ce qu’il y a de plus profond dans l’amitié, l’estimé, ne manqua point entre le peuple de la Grande-Bretagne et le nôtre.

Remontons jusqu’aux siècles très anciens. Vous savez qu’aux âges reculés où la Grande-Bretagne venait de sortir du paganisme, cette nation donna au monde le spectacle d’une vie monastique admirable d’enthousiasme, d’ordre et de tendresse pure. La France, chrétienne de plus ancienne date, envoyait vers vous plusieurs de ses fils les plus réputés pour leur vertu, et de jeunes hommes de vos nations, traversant la mer, venaient, de leur côté, en France, et se mettaient à l’école de nos saints et de nos savans. Elles venaient plus nombreuses encore, les filles de votre pays, et, parmi elles, de jeunes princesses, qui cherchaient la paix et la connaissance de Dieu dans les monastères célèbres des bords de la Marne et de la Seine, à Jouarre, à Marmoutier, aux Andelys, plus tard à Chelles. On peut dire que nos très vieux pères se sont connus dans cette enfance de l’Europe civilisée, qu’ils ont joué ensemble, prié ensemble, qu’ils ont feuilleté ensemble les manuscrits ornés de lettres coloriées, et qu’il y eut, au temps de nos origines, entre vous et nous, une fraternité chrétienne. Vos rois, vos grands seigneurs, vos artisans, vos marchands et vos laboureurs furent ainsi les bienfaiteurs insignes de la basilique de Chartres. Les documens sont innombrables et plusieurs fort touchans. Le nécrologe, par exemple, renferme ces lignes relatives à la fille de Guillaume le Conquérant : « Le 7 décembre est morte Adelize, fille du roi des Anglais. Parmi d’autres présens royaux, faits pour le salut de l’âme de sa fille, le roi ordonna de bâtir le clocher qui est sur l’église, précieux et bon. » A la fin du XIe siècle, saint Yves de Chartres écrivait à Vauquelin, évêque de Winchester : «… J’ai demandé à ta munificence un vase à mettre le saint chrême, dont la forme était inconnue à nos artistes, et je l’ai obtenu aussitôt. Ce présent m’a été agréable, plus encore par la grâce avec laquelle il m’a été donné, que par le désir que j’avais de le posséder. Aussi, chaque fois que je le revois, quand je m’en sers pour le service divin, ton souvenir me revient doucement à l’esprit. » La correspondance du même saint nous apprend que, dès cette époque, de nombreux écoliers anglais fréquentaient les écoles de Chartres. Ils formaient une véritable colonie, et voici le beau témoignage que le saint a rendu de leur honnêteté, dans une lettre adressée à Robert, qui fut évêque de Lincoln entre 1093 et 1123 : « Si votre bienveillance a besoin, en quelque chose, de nos services, mandez-le-nous par vos élèves que nous avons près de nous, et que nous chérissons, tant à cause de l’honnêteté de leurs mœurs que pour l’affection que nous avons pour vous. Par leur intermédiaire, nous obéirons, suivant nos forces, à votre volonté, et nous resserrerons plus étroitement les liens de l’amitié qui nous unissent à vous. » Dans une autre lettre, il demandait à la reine Mathilde un habit sacerdotal, et, quelques mois plus tard, il recevait, au lieu de ce modeste cadeau, des cloches pour son église, que la reine avait déjà fait couvrir avec des feuilles de plomb.

Un sauf-conduit, daté de 1125, et délivré au nom de Henri III, permet ainsi de faire passer en France trente charretées de plomb, qui seront employées à couvrir l’église de l’abbaye de Foucarmont, dans la Seine-Inférieure. Une autre fois, c’est la permission de transporter une cargaison de harengs, des boisseaux de blé, d’orge, d’avoine. En sens inverse, le même prince autorise Pierre Loy, de Caen, à transporter la pierre nécessaire pour la construction de Westminster Abbey. Des quêteurs, munis de passeports rédigés en latin, et que nous possédons, entreprenaient de grands voyages dans votre île. D’autres personnages allaient chercher des manuscrits que vous excelliez à orner. Tous ces titres prouvent que le mouvement était vif déjà à travers le détroit ; ils prouvent aussi que, s’il n’y avait point alors de sous-marins, la piraterie n’était point précisément inconnue, et qu’il n’était pas mauvais de se trouver sous la protection des hommes d’armes.

La Grande-Bretagne, généreuse déjà, et aumônière envers les grandes fondations religieuses du pays de France, envoyait aussi chez nous, comme je l’ai indiqué, des étudians et des maîtres. Déjà, du temps de Charlemagne, elle avait donné un de ses grands hommes à la France. Je veux parler d’Alcuin. L’empereur Charlemagne trouvait parmi ses Francs de merveilleux barons, hommes de guerre dont la tradition de dévouement et la manière de mourir n’ont point été oubliées, et ne furent égalées que dans le temps où nous sommes. Mais il cherchait à s’entourer aussi d’hommes savans, et il ne les trouvait point autour de lui en aussi grand nombre. Il regarda vers l’étranger, et s’aperçut que vous aviez parmi vous un personnage très précieux par son savoir et sa vertu. C’est Alcuin, qui avait été élevé à l’école d’York. En 782, il le fit venir, le garda près de lui, et un de nos historiens a pu dire que cet Anglais avait été « le précepteur du grand Charlemagne, de ses fils, de ses filles, de tout le palais. »

Si vous voulez avoir une idée de ce qu’il enseignait, soit à la cour, soit au dehors, voici les phrases, pleines de saveur, que nous trouvons dans une chronique du temps : « Aux uns il enseignait les règles de la grammaire ; sur les autres il faisait couler les flots de la rhétorique. Il formait ceux-ci aux luttes du barreau et ceux-là aux chants d’Aonie. Il expliquait encore l’harmonie du ciel, les pénibles éclipses du soleil et de la lune, les mouvemens violens de la mer, les tremblemens de terre, la nature de l’homme et celle des animaux, les diverses combinaisons des nombres et leurs formes variées. Il enseignait à calculer d’une manière certaine le retour solennel de Pâques, et surtout il découvrait les mystères des Saintes Écritures. »

Quatre siècles plus tard, vous nous donniez un évêque pour le siège de Chartres, et les principaux du chapitre de cette ville, qui étaient le doyen, le chantre et le chancelier, traversaient la mer, pour demander à l’évêque de Cantorbéry de délivrer à Jean de Salisbury ses lettres dimissoriales. Toute une élite de jeunesse anglaise recevait l’éducation dans nos Universités de France alors en pleine vie. Dans un livre intitulé la Faculté de théologie de Paris, par l’abbé Ferret, un chapitre est consacré aux docteurs séculiers anglais du XIIIe siècle. Dans un autre chapitre, les noms de Laurent l’Anglais, de Roger Bacon, de Richard de Middleton, reviennent à chaque page. Nos registres ont gardé le nom et le souvenir de ces élèves fameux, et aussi de professeurs qui venaient occuper des chaires soit dans l’Université de Paris, soit dans celles de province. Je recevais à ce sujet, tout récemment, une lettre de Mgr Henri Pasquier, recteur de l’Université catholique d’Angers : « Savez-vous, me disait-il, que vous comptez, dans votre Faculté de Droit d’Angers, un professeur écossais de grand renom ? Ce professeur s’appelait Guillaume Barclay. Il enseigna pendant quatre ans à Angers, sous Henri IV. Il appartenait à la plus haute noblesse d’Écosse, et avait fréquenté la cour des Stuarts, avant de venir en France. Vers l’âge de trente ans, il vint à l’Université de Bourges, étudier le droit. Cujas fut son professeur, et présida la soutenance de sa thèse de doctorat. Comme il était bon catholique, un de ses oncles, le Père Hay, jésuite, le fit venir en Lorraine, où il devint professeur à l’Université de Pont-à-Mousson, fondée par la Compagnie de Jésus. Sa réputation de jurisconsulte vint jusqu’à Angers. Les hommes de lettres les plus considérables de notre cité ambitionnèrent d’avoir Barclay dans leur Université. Ménage, Dupineau et Pierre Ayrault firent instance près de lui, et lui obtinrent une chaire de droit dans la Faculté angevine. Le nouveau professeur eut un grand succès, et réunit un grand nombre d’étudians autour de sa chaire. On raconte qu’il allait, revêtu d’une robe magnifique, accompagné de son fils, précédé de son bedeau, de deux valets, et qu’il portait au cou une chaîne d’or, présent du roi d’Angleterre. Il donnait sa leçon au collège Saint-Pierre. Dans cette vieille Université, les professeurs enseignaient dans les différens collèges, comme on le fait encore à Oxford. Il publia plusieurs ouvrages considérables : l’un, De Papæ potestate ; un autre, De Rege et regali potestate. Il avait conquis une situation considérable par « son mérite, capacité, science et bonne vie, » dit un contemporain. Il était très aimé des pauvres, à cause de sa générosité. A sa mort, on lui fit des funérailles très solennelles dans l’église des Cordeliers. Quant à son fils, qui retourna en Angleterre, il publia des ouvrages de polémique qui eurent une grande célébrité. »

Nos érudits font chaque jour quelque découverte dans ces annales religieuses de la France et de l’Angleterre ; une des dernières m’a été racontée par un savant bénédictin de mes amis. Vous avez eu, en Grande-Bretagne, au XIVe siècle, une école mystique dont vous avez raison d’être fiers. Elle eut, pour représentans principaux, Richard Rolle, Julienne, la recluse, et ce fameux personnage, Walter Hilton, auteur de la Scala perfectionis, à qui, longtemps, fut attribuée l’Imitation de Jésus-Christ. Eh bien ! d’après un manuscrit de la bibliothèque de Marseille, Walter Hilton était, lui aussi, docteur de notre Université de Paris.

Si l’on rassemble les traits de ces âges anciens, on remarquera, entre la France et l’Angleterre, la communication des pensées les plus hautes ; une foi commune se traduisant de mille manières ; une France qui fut initiatrice de la vie monastique de vos premiers temps et qui, dans la suite, eut l’honneur de voir beaucoup d’Anglais, parmi les plus illustres, fréquenter ses écoles ; une Angleterre généreuse et ardente, marquée déjà dans ses lois, dans ses mœurs, dans ses vertus, dans ses jeux, d’un grand caractère d’originalité. Le comte de Montalembert a pu écrire ; de cette époque la plus ancienne de ce qu’on peut appeler l’histoire lumineuse, ces mots très justes : « Tout ce que le monde moderne admire ou redoute, recherche ou repousse, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, tout cela se retrouve en germe ou en fleur dans l’Angleterre d’il y a douze siècles. Jamais nation n’a été moins entamée par le temps ou par la conquête. » Ajoutez à cela une sorte de penchant très marqué les uns pour les autres, de courtoisie réciproque, dont j’ai donné quelques exemples, et vous conclurez que le début de nos relations, entre Anglais civilisés et Français civilisés, révéla tous les élémens de ce que, dans la suite et bien longtemps après, on put nommer « entente cordiale. »


* * *

Passé le moyen âge, de longs siècles s’écoulent qui sont marqués par de nombreuses luttes entre les armées de France et celles d’Angleterre. C’était la conséquence de l’excessive ambition de certains de vos rois, et vous l’admettez vous-mêmes, vous, Anglais du XXe siècle, qui avez si merveilleusement compris la mission de Jeanne d’Arc, et, maintenant, célébrez avec nous l’héroïne, qui ne s’est opposée qu’à une injustice. En cela, vous êtes véritablement grands et loyaux. Vous avez compris qu’il disait vrai, le secrétaire de Charles VII, notre vieil Alain Chartier, qui déclarait que cette jeune fille était la gloire non pas seulement de la France, mais de la chrétienté tout entière. Vous avez d’ailleurs observé, dans les textes de l’histoire, que Jeanne d’Arc, cette sainte et hardie Française, était bien loin d’avoir du mépris pour ceux qui combattaient le roi de France, encore plus loin de les haïr. Ne disait-elle pas à vos pères : « Si vous faites raison au roi de France, vous pourrez venir en sa compagnie, et entreprendre avec lui une nouvelle croisade ? » De son vivant même, le bruit n’avait-il pas couru que c’était chose accomplie, qu’elle avait réconcilié les Anglais avec les Français, « en cette manière que, pendant un ou deux ans, les Français et les Anglais, avec leurs seigneurs, devraient se vêtir d’étoffe grise, avec la petite croix cousue dessus, » et qu’ils délivreraient la Terre Sainte ? N’est-ce point ainsi qu’on parle de ceux qui vous tiennent au cœur ? Cette vierge, qui ne se trompait sur aucun sujet de sa foi, ignorante de beaucoup de choses, mais non point de celles qui concernaient le service de Dieu, ne prévoyait-elle pas ce qui aurait pu arriver de son temps, ce qui est arrivé depuis ?

En ces mêmes siècles, qui nous séparent de l’ère contemporaine, il y eut aussi ce grand événement religieux qui s’appelle la Réforme. Par là, l’unité de foi fut rompue, mais tout le reste ; tout ce qui dans votre nature, dans vos coutumes, était fait pour attirer notre sympathie, tout cela continue d’être, et d’ailleurs une remarque a été faite par un grand homme ; le comte Joseph de Maistre. Parlant de cette scission, qui s’opéra au XVIe siècle dans la chrétienté, il a écrit ces mots pleins de sens : « Retenus par les mains de trois souverains terribles, qui goûtaient peu les exagérations populaires, et retenus aussi, c’est un devoir de l’observer, par un bon sens supérieur, les Anglais purent, dès le XVIe siècle, résister, jusqu’à un point remarquable, au torrent qui entraînait les autres nations, et conserver plusieurs élémens catholiques. » Il mettait en votre nation une espérance extraordinaire, et ceux-là peuvent s’en rendre compte qui ont lu son livre : Du Pape. Il faut bien qu’il en soit ainsi, et qu’il y ait, dans votre peuple, et, plus justement, dans votre âme religieuse, quelque chose de singulièrement proche de notre âme à nous-mêmes, pour que les plus religieux d’entre nous, nos prêtres les plus réguliers, nos religieuses les plus pieuses, n’aient cessé de ressentir l’attrait du caractère profond de ce peuple au milieu duquel l’esprit d’apostolat ou les circonstances historiques les faisaient vivre. J’ai été frappé des tendres expressions dont se servait, pour désigner l’Angleterre protestante, un fils de nos provinces du Nord, l’abbé Lelièvre, mort au service de vos pauvres, après avoir fondé, dans beaucoup de vos comtés, des asiles pour les vieillards indigens.

Combien de fois n’ai-je pas entendu des prêtres, des moines, des religieuses, réfugiés sur le sol anglais, lorsque la liberté chez nous oubliait ses promesses et que vous continuiez d’en suivre les principes, me dire combien ils trouvaient de droiture, de bonne foi, de respect, et souvent d’assistance, parmi les pauvres ou les riches de votre pays ! Laissez-moi vous le dire et sortir un moment du ton coutumier des conférences, pour vous faire une sorte de déclaration, inspirée par ma foi. Vous avez recueilli nos prêtres exilés à l’époque de la Révolution, et c’est par milliers qu’ils ont vécu au milieu de vous. De même, il y a quelques années, vous avez de nouveau ouvert vos portes à ceux et à celles qu’une erreur passagère de nos gouvernemens avait privés du droit de vivre selon leur vocation. Vous êtes une terre d’asile. Eh bien ! ce sont là des mérites nationaux ; il n’est pas possible qu’ils ne soient pas, dès ce monde, et dans les destinées mêmes de la nation, récompensés. Des prières innombrables se sont élevées, sans que vous le sachiez, pour le bonheur de la Grande-Bretagne, et, pour ma part, sans savoir ce que vous recevrez, je suis profondément convaincu qu’à cause de votre vertu d’hospitalité, des bénédictions magnifiques vous seront données.

Je reviens à l’opinion courante et aux relations politiques constatées par les historiens, entre l’Angleterre et la France.

A la fin du XVIIIe siècle, comme au commencement du XIXe, il faut bien observer que, tout au fond, nous avons été adversaires, nous n’avons pas été ennemis. Pour user de vos expressions, nous nous sommes battus, dans le passé retentissant, comme des gentlemen, c’est-à-dire comme des gens qui, l’affaire réglée, se donnent la main et peuvent devenir amis. Les exemples abonderaient. J’en prends un seul, précisément à la fin du XVIIIe siècle. Au moment des luttes entre l’Angleterre et la France, pour la possession du Canada, il y eut là-bas une bataille célèbre : celle de Carillon. Bougainville, le chef français, avant que le combat ne s’engageât, pariait avec les officiers anglais sur le résultat de la bataille, et quand il l’eut gagnée, on vit les officiers français donner leurs couvertures pour couvrir les officiers anglais blessés. Plus tard, vos troupes faisaient capituler la ville de Louisbourg, que défendait le chevalier de Drucourt ; elles étaient commandées par Amhurst et Wulf. Or, savez-vous bien la première chose que firent vos deux généraux, en entrant dans la place, suivis de leurs principaux officiers ? Ils allèrent saluer Mme de Drucourt, femme du gouverneur de la province, et quelques autres femmes d’officiers français qui, pendant le bombardement, s’étaient réfugiées dans les casemates.

C’était le temps de la guerre courtoise. Même cette guerre-là, entre nous, était de trop. Elle est à tout jamais finie, et je crois, en vérité, qu’il y en a des signes jusque dans les choses. Si vous avez visité Calais, vous avez pu voir son beffroi, où sonnait un carillon flamand. Or, deux personnages étaient représentés, à cheval, sur le cadran de l’horloge : c’étaient Henri VIII d’Angleterre et François 1er de France, deux illustres chevaliers, qui luttaient à la lance. Par l’effet d’un mécanisme ingénieux, toutes les fois que l’heure tintait, les chevaliers échangeaient un coup de lance. Si l’horloge sonnait trois heures, ils pointaient trois fois leur arme l’un contre l’autre, et si l’horloge sonnait midi, ils échangeaient douze coups, pour le plus grand plaisir des badauds assemblés. Voilà peu de temps, un obus allemand, le seul de toute la campagne qui ait eu de l’esprit, a touché les jouteurs, et mis fin au combat, qui ne reprendra plus.

Je ne prétendrai point que nous ayons été en bons termes du temps de Napoléon Ier, mais je crois qu’on peut dire que vous combattiez plutôt l’ambition d’un homme que la nation elle-même, et que ce furent là les derniers éclats de nos dissentimens. Nous sommes loin de la fameuse expédition du camp de Boulogne. Voyez plutôt : à cent douze ans de distance, le 9 août 1914, les premiers transports anglais arrivaient au secours de la Belgique et de la France. Les troupes débarquaient à Boulogne, et s’établissaient, — j’ai vu leurs tentes blanches et leurs petits drapeaux autour de la colonne de la Grande Armée, — à l’endroit même où, en 1802, le Premier Consul méditait d’envahir l’Angleterre.

On ne peut s’étonner qu’il ait fallu un certain temps, après le Premier Empire, pour rétablir entre les deux pays cette liberté de jugement qui fait qu’on reconnaît les qualités d’autrui, et qu’on leur rend justice. Même sous Louis-Philippe, qui avait, en politique étrangère, la prudence des dynasties nouvelles, les relations entre nos deux pays ne furent pas toujours telles que les eût rêvées le Roi constitutionnel. Chacun sait qu’en 1840 et au début de 1841, lorsque la politique anglaise était dirigée par Palmerston et la nôtre par Thiers, puis par Guizot, nous étions divisés au sujet de cette fameuse question d’Orient, qui n’est plus, aujourd’hui, qu’un article du questionnaire universel. L’Entente cordiale ne put s’établir que lentement, par degrés, avec des retours offensifs de l’ancien esprit, avec des réconciliations, des progrès, des heures de doute et d’hésitation, de nouveaux progrès. Elle fut d’abord une sympathie personnelle entre la famille royale de France et la reine Victoria. Entre les gouvernemens, elle ne correspondit point à son nom, dès le début. Selon les temps, on pourrait la nommer : la recherche d’un accord nécessaire troublé par la défiance ; puis une entente sans intimité ; puis, à l’épreuve, un sentiment de nos destinées communes, un remords parfois de ne l’avoir point suivi ; l’appel, de plus en plus fort, de mieux en mieux entendu, d’une voix qui nous criait, aux uns et aux autres : « Vous êtes faits pour marcher ensemble ; vous avez les mêmes ennemis ; votre avenir commun est dans votre amitié. »

Ce fut à l’automne de 1844 que Louis-Philippe fit, à la reine Victoria, la première visite de courtoisie rendue par un roi français au souverain du Royaume-Uni.

Le 5 octobre, la reine des Belges, fille de Louis-Philippe, écrivait à la reine Victoria : « Je n’ai pas grand’chose à vous dire des habitudes et des goûts de mon père, au sujet de son logement. Mon père est une de ces personnes qu’il est très facile de contenter, de satisfaire et de recevoir. Sa vie si mouvementée l’a habitué à tout, et fait qu’il trouve toutes les installations parfaites pour lui. Il n’y a qu’une seule chose qu’il lui soit difficile de faire : c’est de se lever de bonne heure. Il dort généralement sur un matelas de crin de cheval, avec une planche de bois dessous ; mais n’importe quel lit fera l’affaire, pourvu qu’il ne soit pas trop doux. En vous écrivant tout ceci, je crois rêver, je ne puis croire encore que, dans quelques jours, mon cher père aura, si Dieu le veut, l’inexprimable bonheur de vous revoir, et à Windsor, ce qu’il désirait tant, et ce qui, pendant longtemps, parut si improbable. »

La reine Victoria écrivait, peu après, au roi des Belges : « La visite du Roi s’est passée dans la perfection, et je regrette beaucoup, extrêmement, qu’elle soit terminée. Il fut enchanté et fut reçu avec enthousiasme et affection partout où il se montra. Quel homme extraordinaire que le Roi ! Quelle merveilleuse mémoire ! Quelle vitalité ! Quel jugement ! Il nous parla à tous très franchement, et est décidé à ce que nos affaires continuent à aller bien. »

Si la reine Victoria revenait au monde, elle pourrait constater qu’il y a entre les deux pays beaucoup mieux, beaucoup plus que la cordialité princière de ce temps-là.

La fin de son long règne avait préparé, de toutes manières, le temps que nous voyons. Pour ce qui regarde les relations personnelles entre Anglais et Français cultivés, il n’est pas douteux que la sympathie avait singulièrement grandi, et pris le dessus, et que, comme au temps des vieux moines, il existait de grandes amitiés d’Angleterre en France, et de France en Angleterre. L’ambassadeur de Russie, baron de Brunow, disait, le 23 avril 1871, à notre premier secrétaire à Londres : « L’Angleterre vous aime. » Et ce même secrétaire, homme de beaucoup d’esprit, M. Ch. Gavard, écrivait quelques mois plus tard, en revenant de visiter une de vos œuvres charitables dont les protecteurs l’avaient entouré et fêté : « Ces Anglais m’étonnent ; c’est une charité enragée, une passion pour la France. » C’est le même homme encore qui formulait, dès 1875, cette opinion devenue bien saisissante aujourd’hui : « Je n’ai jamais douté, pour ma part, que l’Angleterre, quel que fût son gouvernement, ne laisserait pas porter la main sur la Belgique. »


Aujourd’hui, depuis trois ans et demi déjà, nous sommes engagés les uns à côté des autres dans la même croisade. Les armées des deux nations tiennent des secteurs voisins. Tout au début, il y eut une période d’étude entre Anglais et Français. On ne se connaissait pas, on se regardait agir l’un l’autre. Bientôt les soldats se comprirent. La camaraderie, bientôt l’admiration confirmèrent l’alliance. Au 1er janvier 1917, dans un ordre du jour à ses troupes, le général Guillaumat célébrait, en une formule heureuse, « l’épanouissement magnifique de l’armée britannique, sujet d’admiration sans bornes pour tous ceux qui ont eu l’honneur de combattre à son côté. »

Rien n’exprime mieux les sentimens d’un peuple que des mots, des anecdotes, cueillis sur le vif, et non point dans quelques pages d’histoire travaillée, mais sur le champ de bataille. J’en recueillerai donc quelques-uns, qui marqueront nettement le caractère de notre amitié.

Un de mes amis, officier supérieur attaché à l’armée anglaise, se dirigeait en automobile vers Hazebrouck. C’était le soir, à la brune, et, comme nous disons, entre chien et loup. Une ombre marchait dans le même sens, sur le côté gauche de la route. Au moment où mon ami allait la dépasser, l’ombre leva les bras, en disant : « Hep, hep, please ? » Mon ami arrêta sa voiture, et vit un tout jeune soldat français, qui demeura interdit, en apercevant un commandant en uniforme.

— Mon commandant, je vous demande bien pardon : je croyais que c’étaient des Anglais !

— Alors, tu demandes aux Anglais ce que tu n’oses pas demander à des officiers français ?

— Ce n’est pas tout à fait cela, mon commandant, mais, les Anglais, ils ont toujours de la place dans leurs voitures, et ils sont si gentils !

Autre histoire. Le 26 novembre 1917, en pleine bataille, et le vrai mot c’est en pleine victoire de Cambrai, un vieux colonel français, correspondant militaire, ramassait des souvenirs, quelques fusées d’obus, en arrière du champ de bataille. Un Tommy, qui avait sur le bras quatre chevrons de blessures, le regardait avec méfiance. Le colonel, sa fusée d’obus à la main, s’approche de lui, et lui dit : « Ne me regardez pas de travers, je suis un journaliste français. » Alors le visage de l’Anglais s’illumina : « Eh bien ! vous pouvez dire à votre public que nous autres, les Anglais, nous sommes très heureux, » et cela signifiait : très heureux de vous avoir aidés, si glorieusement.

Non loin de là, des détachemens se trouvaient désignés, les uns du côté français, les autres du côté anglais, pour aller porter secours aux Italiens, et je sais qu’on entendit, bien des fois, les deux phrases que voici ; du côté anglais : « en Italie tant qu’on voudra, mais avec les Français à côté de nous ; » du côté français : « Si on part avec les Anglais, ça va bien, on a confiance. »

Vos officiers, vos hommes sont campés au milieu de nos paysans, dans nos fermes. Ils manifestent, pour les destructions et les horreurs commises par l’ennemi, autant d’indignation que s’il s’agissait de leur propre pays. Ces pauvres maisons éventrées, ces toitures enlevées, ces humbles objets du mobilier rural dispersés à travers la campagne, les remplissent de colère. Un jour, un homme de Londres, voyant sur le talus du chemin, à moitié enfoncée dans la boue, une machine à coudre, seul reste d’une habitation démolie, s’écria, devant un de mes amis : « Et penser, monsieur, que c’était peut-être un cadeau de noces ! »

Cause française et cause anglaise semblent bien fondues dans les esprits. On tire la même barque, on est de la même équipe. J’ai entendu, dans le train, des officiers français, du corps du général Anthoine, employer une expression qui n’est pas française, mais que je veux répéter parce qu’elle est amicale : « Avec les Anglais, on s’entend épatamment. » Il y a même souvent des traits assez touchans, qu’on peut observer dans nos villages où sont logées des troupes anglaises. Sans doute les rapports entre les soldats et les civils ne sont pas toujours aussi respectueux, marqués d’un idéalisme aussi vif que celui que je vais raconter. Il y a bien, par-ci par-là, des mercantis qui exploitent le soldat, et des soldats qui s’emparent volontiers de quelque objet qu’ils réputent abandonné. Mais l’impression générale du villageois est que l’Anglais est un bon enfant, fort, paisible et complaisant.

Aux yeux de l’Anglais, le villageois, l’indigène d’Artois ou de Picardie, est un être extrêmement curieux, qui se résigne à habiter des constructions en terre, qui n’a pas de salle de bain, et qui n’a pas honte d’appuyer un tas de fumier aux murs de sa maison ; mais vos soldats savent, d’autre part, que le fermier est accommodant, que la fermière est une ménagère accorte et active, et que les fils se sont battus et se battent en héros. Quand on quitte la ferme, on fait à ses habitans les plus touchans adieux, on promet de s’écrire, et plus d’un de vos soldats écrit en effet. Un officier interprète, qui a traduit plusieurs de ces lettres en français, afin de les expédier aux destinataires, m’a dit qu’il était obligé, assez souvent, d’atténuer les expressions sentimentales dont les lettres étaient toutes semées à l’adresse de Mme Jeanne, ou de Mme Henriette, ou de Mme Joséphine. Donc, dans la ville d’Albert, qui a été terriblement bombardée, il y avait une fermière qui habitait à l’extrémité d’un faubourg. Tous les jours, dans la soirée, un petit soldat anglais venait chez elle ; il ne savait pas beaucoup de mots français, et, en entrant, il n’en disait que deux : « Bonne madame, » et il s’asseyait à côté de la cheminée, et restait là une heure ou deux, sans rien dire, sans demander à manger, sans demander à boire, simplement pour avoir l’illusion du « home. » A la fin de l’été dernier, le régiment partit en première ligne. Quand il revint des tranchées, il n’y eut plus de visites du petit soldat, mais, la première fois que la brave femme sortit de sa maison, elle rencontra un groupe d’Anglais, qui l’arrêtèrent : « Bonne madame, petit soldat tué. » La femme répondit, et je ne sais pas s’ils comprirent, mais je vous répète la phrase : « J’allais tous les jours, jusqu’à présent, mettre des fleurs sur la tombe d’un Français que j’avais soigné ; maintenant, ce sera deux tombes que je visiterai, et deux bouquets que j’emporterai. »

Vos compatriotes qui se battent en France ont été surpris et émus profondément de constater que les Français sont attachés à leur, foi, que les églises n’étaient point vides, et que les actes de religion accomplis par nos soldats ne pouvaient se compter. D’autre part, ou peut rendre cet hommage aux autorités anglaises qu’elles ont eu le respect scrupuleux de nos églises et de nos chapelles, même détruites, même abandonnées. Un aumônier français, d’une brigade canadienne, m’a rapporté qu’au mois de mars 1917, il avait dit la messe dans l’église d’Athies, où il ne subsiste d’intact que le portail Ouest, chef-d’œuvre de sculpture du moyen âge. Les Allemands ont fait sauter tout le reste à la dynamite. C’est dans l’enceinte formée par les ruines que l’aumônier avait une première fois dit la messe, sur un bien pauvre autel : un amas de décombres et une planche. Quand il revient, le dimanche suivant, pour célébrer la messe de la brigade, il a la surprise, d’apercevoir un autel ravissant dressé sur les fonts baptismaux. Il y avait là une table de marbre, un tabernacle de pierre sculptée surmonté d’une statue du Sacré-Cœur en marbre, et, de chaque côté, posées sur des fûts de colonnes, deux autres statues. Que de fouilles il avait fallu faire, pour trouver tout cela dans les ruines ! L’aumônier admire. Il s’imagine naturellement que ce sont quelques-uns des soldats catholiques qui avaient voulu lui ménager cette surprise, mais, en rentrant au camp, il apprenait que c’était l’œuvre du chapelain anglican, qui avait voulu montrer au prêtre français son estime et son amitié.

Pareil trait n’est point isolé, et c’est ainsi, par exemple, qu’à Bailleul, un pasteur protestant français prépara toutes choses pour le service solennel catholique, qui fut célébré pour les Français, les Anglais et les Belges morts aux armées. Sur le catafalque, du côté de la tête, était placé le drapeau belge ; au milieu, le drapeau français ; au pied, le drapeau de l’Union Jack. En présence de tous les états-majors et d’une multitude de soldats des armées alliées, le service divin fut célébré pour tous, et l’on ne peut s’empêcher de, songer encore à Jeanne d’Arc, qui avait dit, de son temps, qu’elle désirait qu’il y eut des chapelles, où seraient célébrées des messes pour tous les morts de la guerre.

Je n’ai pas le temps de louer comme il conviendrait la bravoure de vos troupes, bien qu’elle soit ici un élément de premier ordre, puisque leur ancienne réputation s’est trouvée confirmée, et que vos soldats peuvent être dits, en toute vérité, dans toute la force du mot, les frères d’armes des nôtres. Les journaux ont cité bien des traits, dont plusieurs seront répétés par l’histoire. Je veux cependant proposer, à ces historiens de demain, ma petite contribution. Dans un récent voyage en Alsace reconquise, j’ai entendu raconter un mot d’un de vos officiers du début de la guerre, un mot si grand qu’il égale les plus célèbres. C’était en octobre 1914, en Belgique, près de Gheluvelt. Vos troupes venaient d’emporter plusieurs lignes allemandes : on se battait encore sur quelques points de ces premiers chemins creux de la Grande Guerre. Un sous-officier alsacien, enrôlé malgré lui dans l’armée ennemie, saute au fond d’une tranchée, et aperçoit, couché tout de son long, un colonel anglais blessé. Il s’approche, voulant le secourir. Il reconnaît, — à quel signe, je ne saurais le dire, — le colonel du régiment de la Reine. Et, se penchant, il lui demande, d’abord en allemand, puis en français : « Souffrez-vous beaucoup ? Quelle blessure avez-vous ? » Sans bouger, les yeux à demi clos, le colonel répondit seulement ces mots :

— L’attaque a été cruelle, mais magnifique !

Cette amitié dont je viens rapidement d’étudier l’origine et le développement, il faut qu’elle dure, il le faut pour les plus solides et les plus belles raisons.

Dans l’avenir, et quand cette guerre, révélatrice de plus de dangers encore qu’elle n’a connu d’horreurs, sera terminée, nos deux nations devront demeurer unies parce qu’elles se complètent, qu’elles représentent deux forces nécessaires pour le progrès humain, et qu’elles constituent ainsi une puissance capable des plus grandes choses, une sorte de perfection : vous, habitans de l’Empire britannique, plus utilitaires que nous, excellens metteurs en œuvre, doués d’un caractère pondéré, tenaces dans vos entreprises, prenant conseil de la tradition et de la sagesse passée ; nous autres de France, imaginatifs, inventeurs, capables des plus grands sacrifices pour la beauté d’une idée, capables d’une discipline beaucoup plus qu’on ne l’a dit, mais à une condition qui nous a souvent manqué, celle d’un pouvoir stable et fait pour commander.

Nous devons rester unis, en second lieu, économiquement, car, demain, il faudra opposer une union d’intérêts à la formidable organisation des Empires centraux. Les conférences interalliées ont déjà proclamé la solidarité de nos pays pour exiger la réparation des ruines, des dommages, des vols, des réquisitions abusives ; elles ont constaté que la guerre avait mis fin à tous les traités de commerce avec les puissances ennemies ; elles ont prévu que les Alliés, pendant toute la période de restauration, réserveraient pour eux-mêmes, et pour leurs alliés, leurs ressources naturelles, en vertu d’un droit de préférence qui n’est ici que la justice ; elles ont décidé qu’il y aurait au moins une période pendant laquelle les marchandises originaires des pays ennemis seraient assujetties à un régime spécial. De tels accords sont évidemment délicats à établir, mais ils sont nécessaires, et, prolongeant l’alliance, ils la monnayeront, et la mettront, comme un effet de commerce facile à vérifier, dans les mains du plus petit boutiquier de Londres ou de Paris.

Nous devons rester unis pour que la paix soit payante, et, si je pouvais m’adresser à vos hommes d’Etat, je leur dirais : « Montrez-vous nos amis, à cette heure future des conférences pour la paix, plus que nous ne le serions de nous-mêmes. Ne cédez ni pour vous, — j’ai confiance que vous ne le ferez pas, — ni pour nous, si nous étions tentés de le faire. La France, dans cette guerre, comme en bien d’autres rencontres, a reçu le premier choc de la barbarie ; elle a combattu pour le monde civilisé tout entier ; elle s’y est noblement fatiguée ; elle a donné des fils incomparables : faites aujourd’hui qu’un barrage soit établi, qui protège ce peuple généreux contre de nouvelles invasions. C’est un remerciement qui lui est dû. C’est une précaution qui profitera à tous. »

Nous devons rester unis parce que, Anglais et Français, nous continuerons d’être menacés par la même haine et le même ressentiment. Une guerre comme celle-là ne s’effacera point par un traité de paix. Vous et nous ensemble, nous avons respecté les règles antiques de l’honneur. Nous nous sommes efforcés de ne point ajouter aux cruautés de la guerre avant d’y être forcés par l’ennemi. Nous avons été d’un autre temps et comme d’un autre monde que notre ennemi. Vous pouvez être sûrs qu’il ne nous le pardonnera pas.

Nous devons rester unis parce que les morts de nos deux nations, tombés pour la même cause, reposeront dans notre terre de France. Quand les voyageurs passeront en automobile, plus tard, près des lignes, ils diront : « Ralentissez, ne faites pas de bruit, parce que les plus nobles fils de la France et de l’Angleterre reposent ici. » Et les cœurs se serreront d’une même émotion, en pensant aux deux pays, et il y aura des lignes de croix sur les poitrines et des prières pour nos enfants.

Nous devons rester unis pour un bien grand motif encore. Un préjugé stupide, entretenu, je le reconnais, par quelques écrivains, représentait les Français comme des hommes légers, de peu de religion, irrémédiablement divisés. Les événemens ont été chargés de préparer la réponse. Vous voyez la France profonde et vraie, celle qui combat, celle qui travaille, prie, espère. Elle ne ressemble point aux portraits qui avaient cours. Je ne suis pas ici pour louer mon pays ; vous me permettrez cependant de citer cette pensée, qu’un de vos grands écrivains, Edmund Gosse, écrivait dans l’Edinburgh Review de juillet dernier : « Un des traits les plus extraordinaires de l’histoire des jeunes officiers dans cette guerre a été l’abandon de leur volonté à la grâce de Dieu et aux ordres de leurs chefs. Les officiers français marchaient aux bains de sang de Belgique et de Lorraine, avec solennité, comme à un sacrement. » Ce sont les saintes femmes de France qui ont fait les soldats glorieux. Ce pays, à tant d’égards mystérieux, ne peut être compris que si on lui reconnaît une mission de l’ordre le plus haut : fidèle, il est par elle exalté ; s’il s’en écarte, il y est ramené ; il lui arrive de la servir sans avoir la claire vue de son rôle et du chemin de sa douleur. Au plus creux de l’épreuve, il garde un ferme courage ; il a confiance qu’il ne périra point, et que, comme le Maître secret de son cœur, il ressuscitera. Toute son histoire atteste qu’il ne se trompe point. L’épreuve a toujours grandi la France. Notre vieux poète Ronsard le disait joliment dans une épitre à la Reine Élisabeth d’Angleterre :


Le Français semble un saule verdissant :
Plus on le coupe et plus il est naissant,
Et rejetonne en branches davantage,
Et prend vigueur dans son propre dommage.


Vous êtes avec nous à la peine et à l’honneur ; vous avez votre part, aujourd’hui, dans la mission de la France ; vous vous battez pour bien plus que votre avenir et que le nôtre. Je conclurai donc : nous devons rester unis pour sauver le patrimoine moral magnifique que le triomphe de l’Allemagne aurait certainement abattu ; elle est une puissance de corruption, elle est foncièrement une nation païenne qui prononce des formules de religion, et je vous dis que, dans cette grande guerre, nous nous sommes levés pour le Christ, et que nous devons demeurer unis, plus que jamais, afin que la pure figure du Christ domine la civilisation défendue par nos armes.


RENE BAZIN

  1. Conférence faite à Londres, sous la présidence de M. Edmund Gosse.