Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/4

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ARTICLE IV.

Si les Égyptiens ont peuplé la Chine, et si les Chinois
ont mangé des hommes.

Nous avons toujours soupçonné que les grands peuples des deux continents ont été autochthones, indigènes, c’est-à-dire originaires des contrées qu’ils habitent comme leurs quadrupèdes, leurs singes, leurs oiseaux, leurs reptiles, leurs poissons, leurs arbres, et toutes leurs plantes.

Les rangifères de la Laponie et les girafes d’Afrique ne descendent point des cerfs d’Allemagne et des chevaux de Perse. Les palmiers d’Asie ne viennent point des poiriers d’Europe. Nous avons cru que les Nègres n’avaient point des Irlandais pour ancêtres. Cette vérité est si démontrée aux yeux qu’elle nous a paru démontrée à l’esprit ; non que nous osions, avec saint Thomas[1], dire que l’Être suprême, agissant de toute éternité, ait produit de toute éternité ces races d’animaux qui n’ont jamais changé parmi les bouleversements d’une terre qui change toujours. Il ne nous appartient pas de nous perdre dans ces profondeurs ; mais nous avons pensé que ce qui est a du moins été longtemps. Il nous a paru, par exemple, que les Chinois ne descendent pas plus d’une colonie d’Égypte que d’une colonie de Basse-Bretagne. Ceux qui ont prétendu[2] que les Égyptiens avaient peuplé la Chine ont exercé leur esprit et celui des autres. Nous avons applaudi à leur érudition et à leurs efforts ; mais ni la figure des Chinois,

        1. ni leurs mœurs, ni leur langage, ni leur écriture, ni leurs usages,

n’ont rien de l’antique Égypte. Ils ne connurent jamais la circoncision : aucune des divinités égyptiennes ne parvint jusqu’à eux : ils ignorèrent toujours les mystères d’Isis.

M. de Pauw, auteur des Recherches philosophiques, a traité d’absurde ce système qui fait des Chinois une colonie égyptienne, et il se fonde sur les raisons les plus fortes. Nous ne sommes pas assez savants pour nous servir du mot absurde ; nous persistons seulement dans notre opinion que la Chine ne doit rien à l’Égypte. Le P. Parennin l’a démontré à M. de Mairan. Quelle étrange idée dans deux ou trois têtes de Français qui n’étaient jamais sortis de leur pays, de prétendre que l’Égypte s’était transportée à la Chine, quand aucun Chinois, aucun Égyptien n’a jamais avancé une telle fable !

D’autres ont prétendu que ces Chinois si doux, si tranquilles, si aisés à subjuguer et à gouverner, ont, dans les anciens temps, sacrifié des hommes à je ne sais quel dieu, et qu’ils en ont mangé quelquefois. Il est digne de notre esprit de contradiction de dire que les Chinois immolaient des hommes à Dieu, et qu’ils ne reconnaissaient pas de Dieu. Pour le reproche de s’être nourris de chair humaine, voici ce que le P. Parennin avoue à M. Mairan[3].

« Enfin, si l’on ne distingue pas les temps de calamités des temps ordinaires, on pourra dire de presque toutes les nations, et de celles qui sont les mieux policées, ce que des Arabes ont dit des Chinois : car on ne nie pas ici que des hommes réduits à la dernière extrémité n’aient quelquefois mangé de la chair humaine ; mais on ne parle aujourd’hui qu’avec horreur de ces malheureux temps, auxquels, disent les Chinois, le ciel, irrité contre la malice des hommes, les punissait par le fléau de la famine, qui les portait aux plus grands excès.

« Je n’ai pas trouvé néanmoins que ces horreurs soient arrivées sous la dynastie des Tang, qui est le temps auquel ces Arabes assurent qu’ils sont venus à la Chine, mais à la fin de la dynastie des Han, au iie siècle après Jésus-Christ. »

Ces Arabes dont parlent MM. de Mairan et Parennin sont les mêmes que nous avons déjà cités ailleurs[4]. Ils voyagèrent, comme nous l’avons dit, à la Chine, au milieu du ixe siècle, quatre cents ans avant ce fameux Vénitien Marco Paolo, qu’on ne voulut pas croire lorsqu’il disait qu’il avait vu un grand peuple plus policé que les nôtres, des villes plus vastes, des lois meilleures en plusieurs points. Les deux Arabes y étaient abordés dans un temps malbeureux, après des guerres civiles et des invasions de barbares, au milieu d’une famine affreuse. On leur dit, par interprètes, que la calamité publique avait été au point que plusieurs personnes s’étaient nourries de cadavres humains. Ils firent comme presque tous les voyageurs : ils mêlèrent un peu de vérité à beaucoup de mensonges.

Le nombre des peuples que ces deux Arabes nomment anthropophages est étonnant : ce sont d’abord les habitants d’une petite île auprès de Ceilan, peuplée de noirs. Plus loin sont d’autres îles qu’ils appellent Rammi et Angaman, où les peuples dévoraient les voyageurs qui tombaient entre leurs mains. Ce qu’il y a de triste, c’est que Marco Paolo dit la même chose, et que l’archevêque Navarrete l’a confirmée au xviie siècle, a los Europeos que cogen es constante que vivos se los van comiendo.

Texera dit que les Javans avaient encore cette abominable coutume au commencement du xvie siècle, et que le mahométisme a eu de la peine à l’abolir. Quelques hordes de Cafres et d’Africains ont été accusées de cette horreur.

Si on ne vous a point trompés sur la Chine ; si, dans un de ces temps désastreux où la faim ne respecte rien, quelques Chinois se livrèrent à une action de désespoir qui soulève la nature, souvenons-nous toujours qu’en Hollande[5] la canaille de la Haye mangea de nos jours le cœur du respectable de Witt, et que la canaille de Paris[6] mangea le cœur du maréchal d’Ancre. Mais souvenons-nous aussi que ceux qui percèrent ces cœurs furent cent fois plus coupables que ceux qui les mangèrent. Songeons à nos matines de Paris ; à nos vêpres de Sicile, en pleine paix ; aux massacres d’Irlande, pendant lesquels les Irlandais catholiques faisaient de la chandelle avec la graisse des Anglais protestants. Songeons aux massacres des vallées du Piémont, à ceux du Languedoc et des Cévennes, à ceux de tant de millions d’Américains par des Espagnols qui récitaient leur rosaire, et qui établissaient des boucheries publiques de chair humaine. Détournons les yeux, et passons vite.


  1. Summa catholicæ fidei, lib. XI, c. xxxii. (Note de Voltaire.)
  2. De Guignes ; voyez tome XVI, page 381.
  3. Dans sa lettre datée de Pékin du 11 août 1730, page 163, tome XXX des Lettres édifiantes, édition de Paris, 1731. (Note de Voltaire.)
  4. Tome XVII, page 268.
  5. Le 20 auguste 1672 ; voyez tome XIV, page 257.
  6. En 1617 ; voyez tome XII, page 576.