FONTOVÉJUNE.

(FUENTE OVEJUNA[1].)


NOTICE.


Fontovéjune est le nom d’une petite ville d’Espagne, située au bord et près des sources du Guadiato, sur les confins du royaume de Cordoue, de l’Estramadure et de la Manche. Quand on aura lu cette pièce, on comprendra pourquoi le poëte a donné un nom de ville pour titre à sa comédie.

Avant d’examiner l’ouvrage de Lope, il y a quelques faits historiques qu’il nous semble utile de rappeler.

Nous sommes en l’année 1475, c’est-à-dire au milieu de la seconde moitié de ce quinzième siècle, qui fut marqué dans tous les états de l’Europe, et principalement en Espagne, par les dissensions intestines et les guerres civiles. Depuis plusieurs années, le roi de Castille Henri IV, surnommé le Faible ou l’Infirme (el Enfermo) a été déposé ; sa fille Jeanne cherche, mais avec peu de succès, à faire triompher ses droits ; Isabelle et Ferdinand d’Aragon sont déjà maîtres de la Castille presque entière, et ils régneraient dès lors sur toute l’Espagne chrétienne, si l’infante Jeanne n’avait dans son parti quelques puissants seigneurs, au nombre desquels se trouvent le fameux marquis de Villena et le grand maître de Calatrava. — Nous allons maintenant laisser parler une vieille chronique, de laquelle Lope a emprunté l’idée première de sa comédie.

« Le grand maître réunit à Almagro trois cents hommes à cheval, tant chevaliers que laïques, et deux mille hommes de pied. Il attaqua Ciudad-Réal… La ville se mit en défense, et cette guerre coûta beaucoup de monde aux deux partis. Enfin il prit la ville, ainsi que cela résulte d’écrits authentiques, quoique les habitants le nient. Il la conserva plusieurs jours, fit couper la tête à quelques uns de ceux qui avaient proféré des paroles injurieuses contre lui ; d’autres du bas peuple furent fouettés et eurent la langue tenaillée.

 » Les habitants de Ciudad-Réal se plaignirent au roi et lui demandèrent du secours, n’ayant dans la ville, disaient-ils, aucun particulier assez riche pour se mettre à leur tête, à cause que leur territoire, fort resserré, était borné de tous côtés par les possessions de l’ordre. Le roi, craignant que s’il laissait cette place au grand maître, elle ne facilitât les opérations du roi de Portugal, qui était en Estramadure, envoya don Diègue Fernandes de Cordoue, et don Rodrigue Manrique, comte de Paredes, grand maître de Saint-Jacques, pour reprendre Ciudad-Réal. Don Rodrigue Giron défendit en personne cette place ; il combattit vaillamment à l’entrée de la ville et dans les rues, le lieu n’étant pas fortifié, et n’ayant qu’un faible mur d’enceinte ; mais après des pertes considérables d’une et d’autre part, les chevaliers de Calatrava furent forcés à se retirer. Les deux capitaines restèrent longtemps dans une partie de la Manche, faisant la guerre aux villes de l’Ordre, leur imposant des contributions, afin que, distrait par le soin de les défendre, Giron ne pût porter secours au roi de Portugal.

 » Dans ces circonstances, don Fernand Gomez de Gusman, commandeur mayor de l’Ordre[2], qui résidait à Fontovéjune, fit tant et de si grands outrages aux habitants de ce lieu, que, poussés à bout, ils se déterminèrent à se révolter. Une nuit du mois d’avril 1476, les magistrats et le peuple réunis ayant pris pour cri de guerre Fontovéjune ! entrèrent à main armée dans la maison de la commanderie. Ils mêlaient au cri de Fontovéjune ! ceux de vivent Ferdinand et Isabelle ! meurent les traîtres et les mauvais chrétiens ! Le commandeur s’enferma avec les siens dans la chambre la plus forte, et s’y défendit pendant deux heures, ne cessant toutefois de demander au peuple le motif de ce soulèvement, et offrant de se justifier et de dédommager ceux à qui il aurait fait tort. On ne l’écouta point. Les habitants ayant enfin pénétré dans la chambre, tuèrent quatorze hommes qui étaient avec le commandeur et le défendaient. Lui-même il reçut tant de blessures qu’il tomba sans connaissance. Il n’avait pas encore rendu son âme à Dieu, qu’on le prit en poussant des cris de joie, et qu’on le précipita par une fenêtre dans la rue où se trouvaient des gens tenant des piques et des épées hautes pour recevoir son corps. On lui arracha la barbe et les cheveux, on lui cassa les dents à coups de pommeaux d’épées en l’accablant d’injures…

 » Les femmes de la ville vinrent avec des tambours et des instruments pour se réjouir de sa mort ; elles avaient fait une bannière pour cette fête ; l’une d’elles était capitaine, une autre porte-enseigne. Les enfants imitèrent leurs mères. Enfin, toute la population s’étant réunie, le corps fut porté sur la place, mis en lambeaux, et traité avec toutes sortes d’indignités. Il ne fut pas permis à ses domestiques de l’enterrer. Sa maison fut livrée au pillage.

 » Un juge vint par ordre de Ferdinand et d’Isabelle pour faire une information et punir les coupables ; mais quoiqu’il appliquât à la torture un grand nombre des habitants de l’endroit, il ne put parvenir à connaître ni les chefs du mouvement ni ceux qui y avaient pris part. Qui a tué le commandeur ? demandait le juge ; Fontovéjune, répondaient-ils. Et l’on ne put leur arracher d’autre déclaration, parce que tous s’étaient juré de mourir dans les tourments plutôt que de dire autre chose. Ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est que des femmes et des enfants mis à la question montrèrent la même constance que les hommes. Le juge revint rendre compte aux deux rois et prendre leurs ordres ; et leurs altesses, informées que la tyrannie du commandeur avait été la cause de sa mort, ordonnèrent que l’affaire en restât là.

 » Ce chevalier avait fort maltraité ses vassaux. Il tenait dans la ville beaucoup de gens de guerre pour soutenir le parti du roi de Portugal. Non-seulement ils consommaient pour leur subsistance les biens des habitants, mais encore le commandeur souffrait que ces troupes indisciplinées leur fissent mille outrages. Lui-même, d’ailleurs, avait offensé et déshonoré beaucoup de particuliers, enlevant leurs femmes et leurs filles, et les dépouillant de leur argent et de leurs biens[3]. »

Ce récit, comme histoire, est certes fort curieux ; mais pour en composer un drame intéressant, il fallait que le poëte commençât par trouver une fable. Lope s’est adressé à son imagination, et elle ne lui a point fait défaut. Qu’on lise Fontovéjune, et l’on admirera cette puissance créatrice qui procédait dans ses inventions avec tant de jugement, de logique et d’esprit.

Les caractères méritent des éloges particuliers. Ferdinand et Isabelle ne sont guère qu’esquissés, mais à leur activité prodigieuse, à leur merveilleuse habileté, à leur sagesse, à leur prudence, on reconnaît les deux rois à qui est réservée la gloire de terminer la guerre civile, et de réunir les premiers sur leurs têtes les grandes couronnes de l’Espagne. — Fernand Gomez, le commandeur mayor, est dessiné de main de maître. C’est le commandeur d’un ordre militaire plein d’un orgueil farouche et d’un sensualisme brutal[4]. La vue d’un pareil personnage ne serait pas supportable sur la scène, si quelque grande qualité ne venait le relever à nos yeux ; et c’est pourquoi Lope lui a donné un courage intrépide. Ce courage, Fernand Gomez le montre dans la scène où, désarmé, il défie Frondoso, qui a une arbalète, de tirer sur lui. — Laurencia, sage et circonspecte, dédaigneuse et fière, et qui n’aime Frondoso que parce qu’il l’a bravement défendue contre un horrible attentat, me semble fort bien conçue. — De même Frondoso. Le poëte devait nous le représenter brave, désintéressé, et partisan de l’amour platonique. — De même l’alcade Estévan. Ce n’est pas sans des motifs très-profonds que le poëte le dépeint comme joignant à beaucoup de simplicité et de bonhomie une haute sagesse, un esprit prévoyant, et une âme pleine de force : les habitants de Fontovéjune, opprimés par un despote inexorable, avaient dû choisir pour leur premier magistrat un homme d’une supériorité reconnue. — Et Juan Roxo, le paysan plus que timide, qui tremble devant Fernand Gomez, et qui, lorsque toute la ville assiége la maison du commandeur où son fils est retenu prisonnier, encourage les autres à l’assaut, en criant qu’il faut tout briser et renverser ! — Et Mengo, le gros courtaud, qui n’aime de l’amour que le positif, et qui se refait des douleurs de la torture en buvant force rasades !… Lope de Vega avait un talent unique pour peindre la réalité vivante ; mais il la peint parfois avec tant de finesse, que pour bien l’apprécier sous ce rapport, il faut le lire avec la plus grande attention.

Dans la notice qui précède le Meilleur alcade, nous avons vanté l’admirable vérité avec laquelle le poëte avait peint les mœurs du moyen âge. Fontovéjune ne nous semble pas mériter moins d’éloges à cet égard. Peut-être s’étonnera-t-on au premier abord qu’il y ait dans cet ouvrage-ci un caractère plus prononcé de férocité, quoique l’époque où se passe l’action soit plus rapprochée de nous. Ne serait-ce pas qu’il s’agit cette fois non plus d’une vengeance individuelle, mais de tout un peuple qu’une longue suite de vexations a rendu furieux ? et ces chants, ces danses des enfants et des femmes devant une tête coupée, ces horribles saturnales (que l’histoire indiquait d’ailleurs au poëte) ne se retrouvent-elles pas encore dans des temps plus modernes ?

Parmi les détails remarquables, je me contenterai de recommander au lecteur la Junta qui commence la troisième journée ; le siége et la prise de la maison du gouverneur ; et les deux scènes de torture, traitées l’une au comique, l’autre au sérieux. Tout cela me semble d’une grande beauté. Et quand on pense qu’un pareil ouvrage a dû être composé dans l’espace de huit à dix jours !

Quelque critique chagrin dira peut-être qu’après la mort du commandeur la pièce est finie, et que ce qui suit fait une double action. Je ne saurais partager cet avis. Le commandeur est le héros de la pièce, mais ce n’est pas à lui que Lope a voulu nous intéresser ; c’est à Fontovéjune, et, selon nous, la pièce serait manquée si le poëte nous laissait ignorer quelles ont été pour la ville les conséquences de son insurrection. C’est ainsi que dans Jules César, Shakspeare, après la mort de son héros, consacre deux actes entiers à Cassius et à Brutus. C’est ainsi que dans Horace, après que le jeune vainqueur a tué Camille, Corneille a consacré la fin du quatrième acte et tout le cinquième à nous apprendre ce que devient son héros. Ajoutons maintenant pour la vérité, et à part ce qu’on pourrait appeler nos sympathies de traducteur, que dans Jules César et dans Horace, après les événements dont nous parlons l’intérêt s’affaiblit visiblement, tandis que dans Fontovéjune il va toujours croissant jusqu’à la fin.

Un autre mérite de Fontovéjune, c’est d’avoir avec le Meilleur alcade inspiré l’une des plus belles pièces de Calderon, l’Alcade de Zalaméa. On retrouve épars dans ces deux comédies tous les éléments constitutifs de la pièce de Calderon ; et l’on ne sait cette fois ce qu’il faut admirer le plus ou des ouvrages originaux ou de l’imitation.

Fontovéjune est citée dans le catalogue du Peregrino.


FONTOVÉJUNE.


PERSONNAGES.
LE ROI FERDINAND. MENGO, paysans.
LA REINE DOÑA ISABELLE. BARRILDO,
LE GRAND MAÎTRE DE CALATRAVA[5]. JUAN ROXO[6],
FERDINAND GOMEZ DE GUZMAN, commandeur mayor du même ordre[7]. FRONDOSO, jeune paysan.
LAURENCIA, jeunes paysannes.
DON MANRIQUE DE LARA. PASCALE,
FLOREZ, domestiques du Commandeur. JACINTHE,
ORTUÑO, LÉONEL, étudiant.
CIMBRANOS, soldat. DEUX RÉGIDORS DE CIUDAD-REAL.
ESTÉVAN, alcades UN JUGE, ENFANTS, SOLDATS, LABOUREURS, MUSICIENS, etc., etc.
ALONZO,


La scène se passe en Espagne, et principalement à Fontovéjune.




JOURNÉE PREMIÈRE.



Scène I.

À Calatrava, dans la maison du Commandeur.


Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ et ORTUÑO.
Le Commandeur.

Le grand maître sait-il mon arrivée ?

Florez.

Il la sait.

Ortuño.

Il ne faut pas s’étonner si, étant si jeune, il montre tant de fierté.

Le Commandeur.

Sait-il également que je suis Fernand Gomez de Guzman ?

Florez.

C’est un enfant ; ne faites pas attention à sa conduite.

Le Commandeur.

Et quand bien même il ne saurait pas mon nom, ne devrait-il pas lui suffire que l’on m’appelle le commandeur mayor ?

Ortuño.

Il ne manque pas de gens qui auront pu lui conseiller cette impolitesse.

Le Commandeur.

Il ne se fera point d’amis. Ce sont les égards qui gagnent les cœurs. Un homme impoli éloigne de lui tout le monde.

Ortuño.

Si un homme discourtois savait combien il est détesté de ceux-là mêmes qui lui auraient baisé les pieds, personne ne voudrait l’être, et l’on craindrait ce défaut plus que la mort.

Florez.

Il n’est rien de plus fatigant, de plus irritant. Entre égaux l’impolitesse est une sottise ; mais venant d’un supérieur, c’est une tyrannie. Mais ne vous mettez pas en peine ; le grand maître est un enfant, et il ne sait pas encore ce que c’est que d’être aimé.

Le Commandeur.

L’épée qu’il ceignit, le jour même où la croix de Calatrava couvrit sa poitrine, aurait dû lui apprendre ses devoirs.

Florez.

Si l’on vous a desservi auprès de lui, vous le verrez bientôt.

Ortuño.

Si vous craignez un accueil indigne de vous, nous pouvons nous en retourner.

Le Commandeur.

Non, je veux voir ce qu’il pense.


Entrent LE GRAND MAÎTRE et sa Suite.
Le grand Maître.

Pardonnez, je vous supplie, Fernand Gomez de Guzman. Je n’apprends qu’à l’instant votre arrivée en cette ville.

Le Commandeur.

Je me plaignais de vous, et avec assez de raison. J’attendais plus d’empressement de celui dont j’ai élevé l’enfance, étant tous deux ce que nous sommes : vous grand maître, et moi commandeur de l’ordre, et, de plus, votre dévoué serviteur.

Le grand Maître.

J’étais bien sûr, mon cher Fernand, que vous me viendriez voir. Embrassons-nous encore.

Le Commandeur.

Vous me devez quelques égards. J’ai pour vous exposé ma vie jusqu’à l’époque où le Saint-Père vous a accordé des dispenses d’âge.

Le grand Maître.

Je ne l’ai pas oublié ; et par le signe sacré qui couvre votre poitrine et la mienne, je m’efforcerai toujours de m’acquitter envers vous, en vous respectant et vous honorant comme un père.

Le Commandeur.

Vous me donnez toute satisfaction.

Le grand Maître.

Que dit-on de la guerre ?

Le Commandeur.

Veuillez me prêter votre attention, et vous saurez ce que vous avez à faire.

Le grand Maître.

Parlez, je vous écoute.

Le Commandeur.

Don Rodrigue Tellez Giron, vous êtes grand maître ; vous devez cet insigne honneur à votre illustre père, qui, depuis huit ans déjà, résigna la maîtrise en votre faveur. Pour assurer davantage votre dignité, le roi et les commandeurs de l’ordre jurèrent de maintenir cette disposition ; et Pie II et ensuite Paul ont donné des bulles pour autoriser le grand maître de Saint-Jacques, don Juan Pacheco, à être votre coadjuteur. Maintenant qu’il est mort et que, malgré votre jeune âge, on vous a laissé à vous seul le gouvernement de l’ordre, songez bien qu’il y va de votre honneur, dans les circonstances où nous sommes, de suivre le parti de vos parents, lesquels, après la mort du roi Henri quatrième du nom, travaillent à faire passer la couronne de Castille sur la tête d’Alphonse, roi de Portugal, comme époux de l’infante Jeanne. Tandis que d’autres veulent pour roi Ferdinand d’Aragon, qui a épousé l’infante Isabelle, votre famille trouve plus de droits à sa rivale, ne pouvant pas croire que les titres de celles-ci soient fondés sur l’inceste et l’imposture ; et votre cousin tient dans ce moment la fille de Henri en son pouvoir. De votre côté il faut agir, et voici ce que je viens vous conseiller : c’est de réunir dans Almagro les chevaliers de l’ordre, et de vous emparer de Ciudad-Réal, qui, commandant les passages de la Castille à l’Andalousie, est un poste avantageux pour les surveiller toutes deux. Pour cela peu de monde suffit ; car la ville n’a d’autre garnison que les habitants et quelques nobles qui soutiennent Isabelle et Ferdinand. Il faut, don Rodrigue, malgré votre jeunesse, épouvanter par un coup d’éclat tous ces gens qui prétendent que la croix que vous portez est trop pesante pour vos forces. — Voyez les comtes de Urueña de qui vous sortez, lesquels vous montrent, du haut du temple de la Gloire, les lauriers qu’ils ont acquis ; voyez le marquis de Villena et tant d’autres capitaines vos ancêtres qui ont fatigué les ailes de la Renommée, exciter votre courage. — Tirez donc du fourreau votre brillante épée, et que dans les combats la lame se rougisse comme la croix de votre manteau ; car pour moi j’aurai peine à voir en vous le grand maître de l’ordre de la croix rouge, tant que la croix de votre épée ne se sera pas rougie dans le sang[8]. Toutes deux doivent être de la même couleur ; et vous, illustre Giron, vous devez vous comporter de manière à prendre place un jour au temple de mémoire avec nos nobles aïeux[9].

Le grand Maître.

N’en doutez pas, Fernand Gomez, je suivrai, dans ces troubles civils, le parti de mes proches ; et puisque vous jugez convenable que je passe à Ciudad-Réal, vous le verrez, je renverserai ses remparts avec la rapidité de la foudre. — Il ne faut pas, parce que mon oncle est mort, que mes parents et les étrangers s’imaginent que la valeur du grand maître est morte avec lui. Je tirerai mon épée, et la plongeant dans le sang ennemi, je la rendrai bientôt aussi rouge que la croix que je porte. — Et vous, commandeur, où résidez-vous ? Avez-vous quelques soldats ?

Le Commandeur.

Peu, mais dévoués ; et si vous les employez, ils se battront comme des lions. Vous saurez qu’à Fontovéjune il n’y a que des hommes de basse condition, et moins exercés à la guerre qu’aux paisibles travaux des champs.

Le grand Maître.

C’est là que vous résidez de préférence ?

Le Commandeur.

Entre les maisons de ma commanderie, j’ai choisi celle-là pour y demeurer pendant ces troubles. Faites dresser un état de vos vassaux. Pas un, je suis sûr, ne manquera à votre appel.

Le grand Maître.

Dès ce soir vous me verrez à cheval et la lance en arrêt.

Ils sortent.



Scène II.

Une rue de Fontovéjune.


Entrent LAURENCIA et PASCALE.
Laurencia.

Plaise au ciel qu’il ne revienne jamais en ces lieux !

Pascale.

Eh bien ! s’il faut te l’avouer, quand je t’ai donné cette nouvelle, j’ai cru que cela te ferait plus de peine.

Laurencia.

Je te le répète, Dieu veuille que je ne le revoie de ma vie à Fontovéjune !

Pascale.

Va, Laurencia, j’ai connu plus d’une fille qui était pour le moins aussi fière que toi, aussi farouche, et qui a fini par devenir maniable comme de la cire.

Laurencia.

Tu ne sais donc pas que je suis plus dure et plus rêche qu’un vieux chêne ?

Pascale.

Allons, il ne faut jamais dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.

Laurencia.

Par le soleil ! je le dirai, dût le monde entier soutenir le contraire. Pourquoi aimerais-je Fernand Gomez ? Est-ce que je puis prétendre qu’il m’épouse ?

Pascale.

Il est vrai que non.

Laurencia.

Dès lors je n’aurais à attendre que de la honte. Ne vois-tu pas toutes nos jeunes filles qui se sont fiées à lui, comme il les a délaissées ?

Pascale.

Si tu lui échappes, je regarderai cela comme un miracle.

Laurencia.

Miracle, soit ; tu peux le tenir pour sûr : il y a déjà un mois qu’il me poursuit, et, ma chère, il n’a rien eu. Florez, son digne agent, et ce drôle d’Ortuño, m’ont fait voir des robes, des colliers, des épingles pour la tête ; ils m’ont dit du commandeur mille et mille choses qui m’ont inspiré des craintes : mais rien n’a pu m’ébranler.

Pascale.

Où est-ce qu’ils t’ont parlé ?

Laurencia.

Là bas, au bord du ruisseau, il y a cinq ou six jours.

Pascale.

Prends garde, Laurencia ; tu me sembles bien menacée !

Laurencia.

Moi ?

Pascale.

Non, c’est le curé[10].

Laurencia.

Je suis une jolie poulette, c’est possible, mais je ne suis pas assez tendre pour sa révérence. J’aime mieux, pardine[11] ! mettre au feu le matin un morceau de lard aux œufs pour mon déjeuner, le manger avec du pain que j’ai pétri moi-même, en dérobant à ma mère un verre de vin de la jarre cachetée ; j’aime mieux à midi voir mon bouilli danser et frétiller au milieu des choux, en soulevant une écume harmonieuse[12], et, si je suis fatiguée et pressée par la faim, me contenter de quelques aubergines cuites avec du lard ; j’aime mieux, après un léger goûter et pendant que je prépare le souper, décrocher quelques raisins de ma vigne (que Dieu garde de grêle !) ; j’aime mieux manger le soir une salade avec de l’huile et du piment, et ensuite aller, contente, au lit, après avoir fait mes prières en répétant du fond du cœur : Ne nous induisez pas en tentation, que toutes ces sornettes que me content ces mauvais sujets, et toutes leurs protestations d’amour. Car enfin, sans se soucier de ce que nous deviendrons, ils ne songent qu’à se procurer une nuit de plaisir, laquelle serait suivie de dégoût le lendemain.

Pascale.

Tu as raison, Laurencia ; lorsqu’ils cessent de nous aimer, les hommes sont plus ingrats que les moineaux de nos champs. L’hiver, lorsque le froid a gelé la terre, ils descendent de leurs nids en disant au laboureur biau, biau, biau, et viennent manger les miettes jusque sous sa table ; et puis, lorsque le printemps reparaît, et qu’ils voient les champs reverdir, oubliant les bienfaits qu’ils ont reçus, ils revolent sur les toits en criant viau, viau, viau[13] ! Ainsi font les hommes. Tant qu’ils nous désirent, nous sommes leur vie, leur existence, leur cœur, leur âme ; mais une fois que le fossé est franchi, leurs anges se dérangent, et ils souhaitent le bonjour à leurs amours[14].

Laurencia.

Ne nous fions à pas un.

Pascale.

C’est ce que je dis, ma chère.


Entrent MENGO, BARRILDO et FRONDOSO.
Frondoso.

Tu y mets, Barrildo, trop d’obstination.

Barrildo.

Au moins nous avons ici qui pourra nous dire la vérité.

Mengo.

Je veux bien ; mais avant de leur parler, faisons un arrangement. C’est que si elles prononcent en ma faveur, chacun de vous me donnera ce que nous avons parié.

Barrildo.

J’y consens. Mais toi, à ton tour, que nous donneras-tu, si tu perds ?

Mengo.

Je vous donnerai mon violon, qui vaut plus d’un cent de gerbes, et que moi j’estime davantage.

Barrildo.

Ça me va.

Frondoso.

Eh bien ! approchons. (À Laurencia et à Pascale.) Dieu vous garde, belles dames !

Laurencia.

Comment, Frondoso, nous des dames !

Frondoso.

C’est pour me mettre à la mode. — Ne vois-tu pas que le bachelier on l’appelle licencié ; qu’on dit du négligent qu’il est bonhomme ; de l’ignorant qu’il a du sens ; du fanfaron qu’il a l’air militaire ; d’un chicaneur, qu’il est diligent ; d’un bouffon, qu’il est agréable ; d’un tapageur, qu’il est brave ? Ne donne-t-on pas le nom de timide au poltron ; de vaillant, au coupe-jarret, de bon enfant, à l’imbécile ; de garçon de bonne humeur, à l’extravagant ? Que dit-on d’une grande bouche ? qu’elle est fraîche ; de petits yeux ? qu’ils sont perçants : d’une tête chauve ? qu’elle est imposante ? des niaiseries ? que ce sont des gentillesses ; d’un grand pied ? que c’est un bon fondement. Je ne finirais pas de citer tous les exemples qui m’autorisent à vous appeler dames.

Laurencia.

En effet, Frondoso, il paraît qu’à la ville on s’exprime ainsi par politesse. Mais, sur ma foi, j’en sais d’autres qui parlent d’une façon toute contraire. Ils disent de l’homme grave qu’il est ennuyeux ; du réservé, qu’il est triste ; du sévère, qu’il est cruel ; du sensible, qu’il est un niais. Sais-tu quel nom ils donnent à celui qui a de la constance ? ignorant, mal-appris ; à celui qui est courtois ? flatteur ; au charitable ? hypocrite ; au chrétien ? ambitieux. Ne trouvent-ils pas que le mérite est du bonheur ; la véracité, de l’impudence ; la patience, de la lâcheté ? Pour eux une honnête femme est une sotte, la plus belle est contrefaite, et pour peu que nous ayons de liant et de gaieté, ils nous traitent de… Mais baste ! je t’en ai dit assez pour te répondre.

Mengo.

En vérité, tu es un démon.

Barrildo.

Elle n’a pas la langue mal pendue.

Mengo.

Je parierais qu’à son baptême le curé lui jeta du sel à poignées[15].

Laurencia.

Il me semble que vous étiez en discussion. Qu’est-ce donc ?

Frondoso.

Écoute-moi, je te prie.

Laurencia.

Parle.

Mengo.

Sois bien attentive.

Laurencia.

J’écoute de mes deux oreilles.

Mengo.

Nous nous en rapportons à toi.

Laurencia.

Vous avez donc parié ?

Frondoso.

Oui, Barrildo et moi contre Mengo.

Laurencia.

Et que prétend Mengo ?

Barrildo.

Il s’obstine à nier une chose qui est de toute évidence.

Mengo.

Je la nie parce que je dois la nier.

Laurencia.

De quoi s’agit-il ?

Barrildo.

Il dit qu’il n’y a point d’amour.

Laurencia.

S’il parle absolument, il a tort.

Barrildo.

Cent fois tort ; car sans l’amour, le monde ne pourrait pas même se conserver.

Mengo.

Moi, je n’entends rien à la philosophie. Oh ! si je savais lire, vous verriez… mais si les divers éléments sont en perpétuelle discorde, et si ce sont eux qui alimentent notre corps… c’est d’eux que nous viennent la bile, la mélancolie, le sang, le flegme… et cela est clair…

Barrildo.

Non, Mengo, dans ce monde et dans l’autre, partout, vois-tu, règne une admirable harmonie… et l’harmonie, c’est l’amour.

Mengo.

Pour ce qui est de l’amour naturel, je ne le nie pas ; loin de là, c’est lui, selon moi, qui conserve toutes choses par la correspondance nécessaire de ce que nous voyons ici-bas[16], et j’ai toujours reconnu que chacun a un amour qui protége et soutient son existence. Ainsi ma main défend ma figure du coup qui la menace ; ainsi mes pieds, en fuyant, dérobent mon corps à un danger prochain ; ainsi mes paupières se ferment instinctivement si je crains quelque chose pour mes yeux. — Cela, c’est l’amour naturel.

Pascale.

Eh bien ! en quoi prétends-tu qu’ils se trompent ?

Mengo.

En ce que, dans mon opinion, nul n’aime que sa propre personne.

Pascale.

Pardonne-moi, Mengo, mais cela n’est pas. — C’est un fait, au contraire, que l’homme aime la femme, et chaque animal son semblable.

Mengo.

Cela, c’est de l’amour-propre, et non pas de l’amour. Qu’appelles-tu amour, Laurencia ?

Laurencia.

C’est le désir de la beauté.

Mengo.

Et cette beauté, pourquoi l’amour la désire-t-il ?

Laurencia.

C’est… pour obtenir… ce qu’il veut.

Mengo.

Oui, pour la posséder.

Laurencia.

Après ?

Mengo.

Eh bien ! le plaisir de cette possession n’est-il pas pour celui qui la désire ?

Laurencia.

Sans doute.

Mengo.

Ainsi donc, c’est par amour de soi-même qu’on recherche le bien qui doit nous satisfaire ?

Laurencia.

Il est vrai.

Mengo.

Donc il n’y a point d’autre amour que celui que je dis. C’est celui qui fait toute ma passion, et auquel je veux me livrer.

Barrildo.

Notre curé nous dit un jour au sermon qu’il y avait autrefois un certain Platon qui nous enseignait à aimer : car celui-là n’aimait que l’âme, et tout ce qu’il désirait, c’était la perfection de l’objet aimé.

Pascale.

Je crois que vous avez soulevé là une question qui plus d’une fois peut-être a fait disputer les savants dans leurs académies et leurs universités.

Laurencia.

Elle a raison. — Va, Mengo, ne te fatigue pas à vouloir persuader es amis, et rends grâce au ciel qui t’a fait sans amour.

Mengo.

Et toi, aimes-tu ?

Laurencia.

Je n’aime que l’honneur.

Frondoso.

Alors, que Dieu te punisse un jour par la jalousie !

Barrildo.

Eh bien ! qui a gagné ?

Pascale.

Vous n’avez qu’à vous adresser au sacristain ; lui seul et le curé pourront résoudre la question. — Laurencia n’aime pas ; moi, j’ai peu d’expérience ; comment pourrions-nous prononcer un jugement ?

Frondoso.

En est-il de plus cruel que cette insensibilité ?


Entre FLOREZ.
Florez.

Dieu garde les gens de bien !

Pascale.

Voilà un des domestiques du commandeur.

Laurencia.

C’est un de ses limiers. (À Florez.) D’où venez-vous donc, l’ami ?

Florez.

Ne voyez-vous donc pas mon habit militaire ?

Laurencia.

Est-ce que le commandeur va revenir ?

Florez.

Dans un moment. La guerre est finie, et ce n’est pas sans qu’elle nous ait coûté du sang et quelques amis.

Frondoso.

Conte-nous ce qui s’est passé.

Florez.

Personne ne le peut mieux que moi, qui ai tout vu de mes yeux. — Pour faire cette expédition sur Ciudad-Réal, le vaillant grand maître réunit deux mille hommes d’infanterie de ses vassaux et trois cents hommes de cheval, soit de son ordre, soit séculiers… Vous savez que la croix rouge oblige à se battre tous ceux qui la portent, fussent-ils dans les ordres ; seulement ce ne devrait être que contre les Maures. Quoi qu’il en soit, le jeune grand maître partit vêtu d’une casaque verte brodée d’or, dont les manches étaient relevées d’une façon élégante ; il montait un fort cheval de bataille, gris pommelé, qui a bu l’eau du Guadalquivir, et connaît ses pâturages fertiles. La croupière était garnie en lanières de peau de buffle ; et la crinière, tressée avec des rubans blancs, était en harmonie avec les taches blanches dont le cheval se trouvait couvert. — À côté du grand-maître marchait Fernand Gomez votre seigneur, monté sur un cheval isabelle à crins noirs ; il portait une cotte de mailles turque, et sur son armure brillante flottait un riche manteau relevé de rubans orangés. Son casque, tout brillant d’or et de perles, était également orné de rubans de même couleur. Une attache mi-rouge et mi-blanche retenait à son bras le frêne qui lui sert de lance et qui est redouté jusqu’à Grenade. La ville entière se mit en défense ; les habitants disaient qu’ils ne voulaient point d’autre seigneur que le roi, et qu’ils défendaient leur patrimoine. Cependant, malgré leur résistance, le grand maître entra dans la place. Il fit trancher la tête aux plus rebelles, ainsi qu’à ceux qui l’avaient outragé. Quant aux mutins de la populace, il les fit fouetter publiquement, en ordonnant que leurs lèvres fussent serrées entre des tenailles. Bref, le vainqueur est maintenant si redouté et si estimé dans la ville, qu’on pense que celui qui dans un âge aussi tendre a su ainsi combattre, vaincre et punir, doit être un jour la terreur de la fertile Afrique, et assujettir les croissants d’azur à sa croix écarlate. Il a donné les plus grandes récompenses au commandeur et à tous ceux qui l’ont suivi : on eût dit qu’il voulait mettre au pillage non pas seulement la ville, mais ses propres biens. — Mais j’entends la musique. Recevez joyeusement votre maître ; car la bonne volonté des vassaux vaut mieux que tous les lauriers de la terre pour embellir le triomphe du seigneur.


Entrent LE COMMANDEUR, ORTUÑO, JUAN ROXO, ESTÉVAN, ALONZO, Peuple et Musiciens.
Musiciens, chantant.

Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.

Vivent les Guzmans,
Vivent les Girons,
Aussi vaillants à la guerre
Que bons pendant la paix.

À son courage
Rien ne peut résister,
Et il revient vainqueur
De Ciudad-Réal.

Qu’il vive mille années !
Vive Fernand Gomez,
Qui rapporte sa bannière
À Fontovéjune !

Le Commandeur.

Ville de Fontovéjune, je vous remercie de l’attachement que vous me montrez.

Alonzo.

Ce n’est qu’une partie de celui que nous éprouvons… et il n’est pas étonnant que nous aimions un seigneur qui mérite tant d’être aimé.

Estévan.

Seigneur, Fontovéjune et son corps municipal, que vous comblez d’honneur aujourd’hui, vous supplient de daigner accepter un petit présent, renfermé dans ces chars que nous avons couverts de notre mieux de verdoyants rameaux, et que nous vous offrons timidement : à savoir, d’abord deux corbeilles de fine poterie ; puis tout un troupeau d’oies qui s’empressent de passer la tête à travers les barreaux de leurs cages pour chanter à l’envi votre valeur et votre gloire ; puis, dix cochons salés et d’autres pièces de charcuterie, dont l’odeur est parfois plus agréable que celle des gants parfumés d’ambre ; puis, cent paires de chapons, et des poules qui ont laissé veufs les coqs de tous les hameaux voisins. Nous n’avons ici ni armes, ni chevaux, ni harnais brodés d’or pur ; nous n’avons d’autre or que notre amour pour vous ; et ce que nous avons de plus pur, c’est une douzaine d’outres de vin vieux qui, si vous en doublez vos soldats, leur donneront, même au milieu de l’hiver, une invincible ardeur, et les défendront mieux que des cuirasses de fer et d’acier[17]. Je ne vous rends point compte des fromages et des autres bagatelles, juste tribut des cœurs que vous avez gagnés… Et bon prou vous fasse à vous et à votre maison !

Le Commandeur.

Je vous remercie, représentants de Fontovéjune ; vous pouvez vous retirer.

Estévan.

Reposez-vous maintenant, seigneur, et soyez le très-bien venu ! Les arcs de joncs et de feuillage, que vous voyez à votre porte, auraient été formés de perles et de pierres précieuses, si notre ville avait pu faire pour vous la moitié seulement de ce que vous méritez.

Le Commandeur.

Je crois à votre affection, messeigneurs[18]. Que Dieu vous accompagne !

Estévan.

Allons, chanteurs, encore une fois la reprise !

Musiciens.

Qu’il soit le bienvenu
Notre commandeur,
Qui tue les gens
Et conquiert les villes.

Ils sortent.
Le Commandeur

Attendez un moment, vous deux.

Laurencia.

Qu’ordonne votre seigneurie ?

Le Commandeur.

Encore les dédains de l’autre jour !… et avec moi !… Vive Dieu ! ce n’est pas mauvais.

Laurencia.

Est-ce à toi que monseigneur parle, Pascale ?

Pascale.

Non pas. Dieu m’en préserve !

Le Commandeur.

C’est à vous, petite cruelle, et aussi à cette autre jeune fille… N’êtes-vous pas à moi ?

Pascale.

Oui, seigneur, mais pas comme vous l’entendez.

Le Commandeur.

Allons, allons, entrez chez moi, mes belles : il y a du monde, n’ayez pas peur.

Laurencia.

À la bonne heure si les alcades étaient entrés, j’aurais pu les suivre étant la fille de l’un d’eux ; mais sans cela…

Le Commandeur.

Florez !

Florez.

Monseigneur !

Le Commandeur.

Qu’attend-on pour exécuter mes ordres ?

Florez.

Allons, entrez.

Laurencia.

Ne nous touchez pas.

Florez.

Entrez ; ne restez pas là comme des sottes.

Pascale.

Oui da ! et une fois que nous aurions mis le pied dans la maison, la porte se refermerait sur nous.

Florez.

Entrez donc ; le commandeur vous fera voir les belles choses qu’il a rapportées de la guerre.

Le Commandeur

Une fois entrées, Ortuño, ferme bien.

Il sort.
Laurencia.

Laissez-nous passer, Florez.

Ortuño.

Est-ce que vous n’êtes pas comprises dans les cadeaux qu’on a faits au gouverneur ?

Pascale.

Ce serait assez bon, ma foi !… Laissez-nous donc.

Florez.

C’est que, en vérité, vous êtes charmantes.

Laurencia.

Votre maître n’a donc pas assez de tous les cadeaux que lui a faits la ville ?

Ortuño.

Ce qu’il désire le plus, et ce qu’il aurait préféré à tout le reste, c’est vous !

Laurencia.

Qu’il s’en passe, dût-il crever[19] !

Elles sortent.
Florez.

Nous voilà chargés d’une belle ambassade ! comme il va nous arranger en nous voyant arriver sans elles !

Ortuño.

Quand on est au service il faut en passer par là. On doit exécuter aveuglément tous les ordres, ou quitter au plus vite.

Ils sortent.



Scène III.

En Castille.


Entrent LE ROI, LA REINE, MANRIQUE et Suite.
La Reine.

Il faut, seigneur, je vous le répète, y porter la plus grande attention. Alphonse est dans une position avantageuse ; il lève des troupes ; et si nous ne le prévenons, si nous ne nous hâtons de remédier au mal, tout me semble à redouter.

Le Roi.

Nous pouvons compter sur les secours de la Navarre et de l’Aragon. Je m’occupe à remettre l’ordre en Castille, et le succès bientôt viendra couronner nos efforts.

La Reine.

Je suis bien aise de voir que votre majesté pense comme moi, que tout consiste dans l’activité.

Manrique.

Deux régidors de Ciudad-Réal attendent votre permission pour se présenter à vous. Peuvent-ils entrer ?

Le Roi.

Je suis prêt à les recevoir.


Entrent LES DEUX RÉGIDORS.
Premier Régidor.

Ferdinand, roi catholique, que le ciel a envoyé d’Aragon en Castille pour être notre appui et notre sauveur, nous venons humblement de la part de Ciudad-Réal vous présenter nos hommages et réclamer votre puissante protection. C’était pour nous un bonheur d’être les vassaux d’un si grand roi, mais le sort contraire nous a enlevé cet honneur. Le fameux Rodrigue Tellez Giron, qui a, malgré son extrême jeunesse, une valeur consommée, le grand maître de Calatrava, voulant augmenter le territoire de son ordre, est venu nous assiéger. Nous nous sommes mis vaillamment en défense ; nous avons résisté à ses attaques, si bien que le sang de nos concitoyens a coulé à torrents. Mais à la fin il s’est emparé de la ville : ce à quoi il est parvenu avec le conseil et l’aide de Fernand Gomez. Il en a pris possession, et nous serons malgré nous ses vassaux, si vous n’y portez un prompt remède.

Le Roi.

Où est maintenant Fernand Gomez ?

Premier Régidor.

À Fontovéjune, sans doute. Cette ville lui appartient. C’est là qu’il est établi, et c’est là qu’avec une licence impossible à dire, il tient ses vassaux dans un désespoir continuel.

Le Roi.

Avez-vous quelque capitaine ?

Deuxième Régidor.

Non, sire. Tout ce qu’il y avait chez nous de nobles a été tué, blessé ou pris. Pas un n’a échappé.

La Reine.

La circonstance exige de promptes mesures. Rester dans l’inaction, ce serait encourager nos ennemis. Avec un semblable point d’appui, le roi de Portugal pourrait entrer dans l’Estramadure et nous faire le plus grand mal.

Le Roi.

Don Manrique, partez, partez sur-le-champ avec deux compagnies, et ne laissez aucun repos aux rebelles que vous n’ayez puni leurs excès. Le comte de Cabra pourra vous accompagner ; c’est un Cordova, et le monde entier le reconnaît pour un bon soldat. Allez ; c’est en ce moment ce qu’il y a de mieux à faire.

Manrique.

Ces dispositions sont dignes de votre haute sagesse. Si la mort ne m’arrête, j’aurai bientôt réprimé leurs fureurs.

La Reine.

Je ne doute pas du succès de l’entreprise, puisque c’est à vous qu’elle est confiée.

Ils sortent.



Scène IV.

Un bois près de Fontovéjune.


Entrent LAURENCIA et FRONDOSO.
Laurencia.

Vrai, Frondoso, tu es bien audacieux, et j’ai laissé mon étendage à moitié pour qu’on ne s’étonnât pas trop en me voyant m’éloigner de la fontaine. Il faut que je te gronde. Tout le monde jase : on sait que tu me parles, que je te parle, et chacun a l’œil sur nous. Et comme tu es un garçon de bonne mine et te mettant mieux que les autres, il n’y a pas une fille au village, il n’y a pas aux champs un garçon qui ne soit prêt à jurer que nous allons nous marier ensemble, et qui ne s’attende chaque dimanche à voir le sacristain publier nos bans au prône. Et puissent tes greniers regorger de grains au mois d’août, et tes jarres être pleines de bon vin, comme il est vrai que jamais pareille idée ne m’a occupée, ni donné plaisir ou peine, désir ou chagrin.

Frondoso.

Hélas ! belle Laurencia, tes dédains me tiennent dans le plus triste état, et si tes regards sont pour moi la vie, tes paroles me donnent la mort. Ne sais-tu donc pas que mon vœu le plus cher est d’être un jour ton époux ? et dois-tu récompenser de la sorte une foi aussi constante, une ardeur aussi pure ?

Laurencia.

Je ne puis pas te parler autrement.

Frondoso.

Est-il possible que tu me voies sans pitié accablé d’ennuis ? n’es-tu pas touchée de savoir que sans cesse occupé de toi je ne puis ni boire, ni manger, ni dormir ? Comment tant de rigueur peut-elle se trouver avec une figure aussi angélique ? — Vive Dieu ! j’en mourrai.

Laurencia.

Fais-toi guérir de cette maladie[20].

Frondoso.

Toi seule peux me donner la guérison. — Ah ! que je serais heureux si je pouvais te becquotter comme un pigeon fait la colombe, quand l’Église nous en aura donné la permission !

Laurencia.

Eh bien, parles-en à mon oncle Juan Roxo. Quoique je ne t’aime pas encore, il me semble que ça pourra venir.

Frondoso.

Ô ciel ! que vois-je ? le commandeur !

Laurencia.

Il poursuit sans doute quelque daim. — Cache-toi dans ces broussailles.

Frondoso.

Et Dieu sait avec quelle jalousie !

Il se cache.


Entre LE COMMANDEUR.
Le Commandeur.

Ma foi ! ce n’est pas malheureux quand on poursuit un daim de rencontrer une si jolie biche.

Laurencia.

Fatiguée de laver, je me reposais un moment sous ces arbres. Maintenant, je vais retourner à la fontaine, si votre seigneurie veut bien me le permettre.

Le Commandeur.

Tu ne saurais dire, belle Laurencia, à quel point tes dédains sauvages nuisent aux grâces dont le ciel t’a douée. Ils seraient capables de t’enlaidir. Mais si tu as pu d’autres fois te dérober à mes prières, il n’en sera pas de même aujourd’hui ; et cette solitude où nous sommes te permet de m’écouter. Toi seule me traites avec cette hauteur, toi seule repousses un seigneur qui t’adore. Dis-moi, Sébastienne, la femme de Pedro Redondo, ne s’est-elle pas rendue à ma poursuite ? et celle de Martin del Pozo m’a-t-elle résisté ? L’une et l’autre pourtant n’étaient mariées que depuis quelques jours.

Laurencia.

Celles-là, monseigneur, avaient appris avec d’autres l’art de vous être agréables, et elles avaient écouté avant vous beaucoup de garçons du village. — Allez, monseigneur, Dieu vous fasse retrouver votre daim… Si je ne voyais pas la croix qui orne votre poitrine, je vous prendrais pour un démon, tant vous êtes obstiné à me poursuivre.

Le Commandeur.

À la fin je perds patience. Je pose là mon arbalète, et je m’en remets à mon bras, à ma force, pour avoir raison de tes minauderies.

Laurencia.

Comment ? que faites-vous ? perdez-vous la raison ?

Le Commandeur.

Ne te défends pas.

Frondoso paraît, et se saisit de l’arbalète.
Frondoso, à part.

Vive Dieu ! je tiens l’arbalète, et ce n’est pas pour la porter sur mon épaule.

Le Commandeur.

Finis-en donc ; rends-toi.

Laurencia.

Cieux tout-puissants, secourez-moi !

Le Commandeur.

Que crains-tu ? nous sommes seuls.

Frondoso.

Illustre commandeur, laissez cette fille. Autrement, malgré mon respect pour votre croix, elle sera le but où, dans ma colère, je lance ce trait.

Le Commandeur.

Vilain chien !…

Frondoso.

Tant que vous voudrez ! — Fuis, Laurencia.

Laurencia.

Frondoso, prends garde à ce que tu fais.

Frondoso.

Sois tranquille. Va-t’en.

Elle sort.
Le Commandeur.

Maudite soit mon étourderie ! Je n’ai pas mon épée. Je l’ai laissée pour qu’elle ne me gênât pas dans mes courses.

Frondoso.

Ne bougez pas, monseigneur ; sans quoi je lâche la détente, et tant pis pour vous !

Le Commandeur.

Elle est partie à présent, infâme traître ! — Rends-moi sur-le-champ l’arbalète. Rends-la, vilain.

Frondoso.

Oui-dà, pour que vous me tuiez. — Songez, je vous prie, monseigneur, que l’amour est sourd, et qu’il n’écoute rien quand il sent sa force.

Le Commandeur.

Eh quoi ! un homme comme moi sera-t-il obligé de fuir devant un pareil drôle !… Tire, misérable, tire ; et prends bien garde de me manquer ; car j’oublierais que je suis chevalier.

Frondoso.

Pour moi je n’oublie pas qui je suis ; mais, afin de ne pas exposer ma vie, je m’en vais avec cette arme.

Il sort.
Le Commandeur.

Étrange et cruelle situation l… Mais je me vengerai et de l’insulte et de ce qu’il m’a fait perdre la meilleure occasion… Comment ne me suis-je pas précipité sur lui ? — Vive Dieu ! j’en rougis de honte.




JOURNÉE DEUXIÈME.



Scène I.

La place de Fontovéjune.


Entrent ESTÉVAN et ALONZO.
Estévan.

Ainsi puissiez-vous jouir d’une bonne santé, comme mon avis est qu’on ne tire plus de grain du dépôt. L’année s’annonce mal, et d’ici à la récolte nous avons encore du temps. Malgré tous ceux qui disent le contraire, il vaut bien mieux laisser notre subsistance en lieu de sûreté.

Alonzo.

Je partage cet avis, et en agissant autrement il nous serait impossible de gouverner cette ville[21].

Estévan.

Il faudra que nous fassions une demande là-dessus à Fernand Gomez. — Les astrologues, je le sais, nous annoncent des grains à foison ; mais je ne puis souffrir ces charlatans avec leurs longs préambules, qui veulent nous faire accroire qu’ils sont initiés dans les secrets de Dieu, qui se vantent de savoir l’avenir, tandis que bien souvent ils ne connaissent rien de rien au présent. Est-ce qu’ils ont par hasard les nuages dans leurs maisons pour en disposer ? Est-ce qu’ils savent quelle est l’influence des astres, pour venir nous ennuyer de leurs sornettes ? Ils nous indiquent quand et comment il faut semer ; tantôt le blé, tantôt l’orge ou les légumes ; tantôt les melons, la moutarde ou les citrouilles. Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ? les vraies citrouilles ce sont eux… Puis, ils vous racontent qu’il mourra dans l’année un haut et puissant personnage, et il se trouve que c’est un prince de Transylvanie. Ils vous annoncent qu’il y aura beaucoup de bière en Allemagne, que les cerises gèleront dans un canton de la Gascogne, que les forêts de l’Hyrcanie nourriront des tigres : et au bout du compte, qu’on les écoute ou non, l’année finit toujours à la fin de décembre.


Entrent LÉONEL et BARRILDO.
Léonel.

Ma foi ! vous n’aurez pas le premier prix ; car il y a déjà du monde à la mensongerie[22].

Barrildo.

Comment vous êtes-vous trouvé à Salamanque ?

Léonel.

Cela serait long à conter.

Barrildo.

Vous serez un Barthole.

Léonel.

Pas même un barbier. On sait assez comment vont les études dans cette université[23].

Barrildo.

Vous n’en avez pas moins bien travaillé.

Léonel.

J’ai tâché d’acquérir les connaissances les plus importantes.

Barrildo.

Depuis que l’on voit imprimer tant de livres, il n’est plus personne qui n’ait des prétentions à être savant.

Léonel.

Et moi je pense que jamais on n’a été plus ignorant ; car la quantité d’objets étant trop considérable, l’esprit ne peut se concentrer, les idées se confondent ; celui qui est le plus accoutumé à lire est épouvanté rien qu’en parcourant les titres des ouvrages, et les efforts des lettrés n’aboutissent le plus souvent qu’à un vain étalage. — Ce n’est pas que l’art de l’imprimerie n’ait tiré une foule de génies de l’enfance où ils étaient sans lui destinés à languir ; ce n’est pas que je lui conteste la gloire de conserver les œuvres de l’esprit contre les outrages du temps qui fixe ensuite leur mérite ; et l’illustre Guttenberg de Mayence, inventeur de cet art, a acquis des droits immortels à l’admiration et à la reconnaissance des hommes. Mais beaucoup par l’impression de leurs ouvrages ont perdu la réputation dont ils jouissaient ; beaucoup d’autres font imprimer leurs impertinences sous le couvert d’un nom célèbre ; et il y a des méchants qui, poussés par une basse envie, prennent le nom de l’homme à qui ils en veulent, et pour le décréditer lui prêtent les folies et les sottises qu’ils publient[24].

Barrildo.

Croyez-vous bien que l’envie aille jusque-là ?

Léonel.

Eh ! mon Dieu ! ne faut-il pas que le sot se venge toujours de l’homme de talent ?

Barrildo.

Léonel, l’imprimerie n’en est pas moins une belle découverte.

Léonel.

Sans doute ; mais beaucoup de générations s’en sont passées, et nous ne voyons pas que la nôtre produise pour cela tant de Jérômes et d’Augustins.

Barrildo.

Laissons cela et asseyons-nous ; vous êtes de mauvaise humeur.


Entrent JUAN ROXO et UN AUTRE LABOUREUR.
Juan.

Maintenant, pour peu qu’on veuille faire les choses à la mode, il faut quatre domaines pour payer les frais d’un mariage ; et vous remarquerez, s’il vous plaît, que les plus riches et les plus pauvres font les mêmes folies.

Le Laboureur.

Que dit-on du commandeur ? — Ne vous troublez pas.

Juan.

Avoir ainsi maltraité cette pauvre Laurencia !

Le Laboureur.

Il n’existe pas un homme plus brutal et plus débauché ! Que je voudrais le voir un de ces jours pendu à cet olivier !


Entrent LE COMMANDEUR, ORTUÑO et FLOREZ.
Le Commandeur.

Dieu garde les gens de bien !

Alonzo.

Monseigneur…

Le Commandeur.

Je vous en prie, ne vous dérangez pas.

Estévan.

Que votre seigneurie s’asseye à la place qu’elle préfère. Pour nous, nous resterons fort bien debout.

Le Commandeur.

Demeurez assis, vous dis-je.

Estévan.

C’est aux gens de bien qu’il appartient d’honorer les autres ; car celui qui n’a pas d’honneur ne peut en donner aux autres.

Le Commandeur.

Asseyez-vous, et nous causerons.

Estévan.

Comment votre seigneurie a-t-elle trouvé mon lévrier ?

Le Commandeur.

Ma foi ! alcade, mes gens sont revenus de la chasse émerveillés. Ils n’ont rien vu d’aussi léger.

Estévan.

C’est une excellente bête, et, vive Dieu ! il pourrait disputer le prix de la course à un malfaiteur poursuivi ou à un poltron un jour de bataille.

Le Commandeur.

À propos de cela, mon ancien, vous devriez bien le lancer sur une proie qui m’a déjà plus d’une fois échappé à la course.

Estévan.

Volontiers, monseigneur… Où est-elle ?

Le Commandeur.

Elle n’est pas loin ; c’est votre fille.

Estévan.

Ma fille ?

Le Commandeur.

Elle-même.

Estévan.

Et vous croyez qu’elle est faite pour votre chasse ?

Le Commandeur.

De grâce, alcade, grondez-la donc un peu.

Estévan.

Et pourquoi ?

Le Commandeur.

Elle s’obstine à me chagriner. Vous le savez, il y a ici des femmes charmantes et les premières de l’endroit, des femmes dont les maris ne sont pas loin de nous en ce moment, et qui, au premier désir que j’en ai témoigné, n’ont pas fait difficulté de m’accorder un petit entretien.

Estévan.

Elles ont eu tort ; et vous, monseigneur, ce n’est pas bien à vous de dire ce que vous dites là.

Le Commandeur.

Voilà un vilain bien éloquent. — Florez, n’oublie pas de faire donner à l’alcade la Politique d’Aristote, afin qu’il achève son éducation.

Estévan.

Seigneur, nous désirons tous vivre tranquilles sous la protection de votre honneur… Songez qu’il y a à Fontovéjune des gens très comme il faut.

Léonel, à part.

On n’a jamais vu tant d’insolence.

Le Commandeur.

Est-ce que j’aurais dit quelque chose qui vous ait fâché, régidor ?

Alonzo.

Oui, vous avez dit quelque chose qui n’est pas bien ; ne le répétez pas. À quoi bon nous ôter l’honneur ?

Le Commandeur.

Et vous aussi vous voulez avoir de l’honneur ! — Les dignes chevaliers de Calatrava !

Alonzo.

Tel a reçu la croix de vous et s’en vante, qui n’est pas d’un sang plus pur que le nôtre.

Le Commandeur.

Et souillerais-je donc ce sang précieux en y mêlant le mien ?

Alonzo.

Le vice a toujours plutôt souillé qu’ennobli.

Le Commandeur.

Quoi qu’il en soit, vos femmes ne s’en trouvent pas déshonorées.

Estévan.

Vos paroles leur font beaucoup d’honneur ; pour les faits, personne ne les croit.

Le Commandeur.

Ennuyeux paysans !… Vivent les villes ! Là rien ne contrarie les goûts et les fantaisies d’un homme de qualité ; là les maris, plus raisonnables, sont fiers des visites que l’on fait à leurs moitiés.

Estévan.

Non pas ! vous dites cela pour nous endormir. Mais dans les villes comme ici, il y a un Dieu, et, plus qu’ici, il y a des hommes puissants pour punir ceux qui font le mal.

Le Commandeur.

Ôtez-vous de là.

Estévan, à Alonzo.

Je parie que c’est à nous deux qu’il parle.

Le Commandeur.

Qu’on sorte à l’instant de la place. Tous ! tous !

Estévan.

Nous allons nous en aller.

Le Commandeur.

Dépêchez-vous. — Et chacun de son côté.

Florez.

Modérez-vous, monseigneur, je vous en supplie.

Le Commandeur.

Ces coquins-là voudraient aller former des groupes séditieux hors de ma présence.

Ortuño.

Calmez-vous, de grâce. Un peu de patience.

Le Commandeur.

Je suis étonné de m’en trouver autant. — Séparez-vous, et que chacun se rende à sa maison.

Léonel, à part.

Ô ciel ! tu permets tout cela !

Estévan.

Moi, je m’en vais par ici.

Tous les paysans sortent.
Le Commandeur.

Que dites-vous de ces rustres ?

Ortuño.

Vous ne savez pas dissimuler, et ils n’ont pas pu écouter de sang-froid vos agréables confidences.

Le Commandeur.

Ils osent s’égaler à moi !

Florez.

Ils n’ont pas cette prétention.

Le Commandeur.

Et le drôle de l’autre jour a encore mon arbalète et reste impuni !

Florez.

Hier au soir je crus le voir à la porte de Laurencia, et je donnai joliment sur les oreilles à quelqu’un qui avait le malheur de lui ressembler.

Le Commandeur.

Où peut-il se cacher, ce coquin de Frondoso ?

Florez.

On dit qu’il doit être dans ces environs.

Le Commandeur.

Comment ! un homme qui a voulu me tuer serait aussi près de moi !

Florez.

Comme l’oiseau étourdi il répond à l’appeau ; comme le poisson affamé il vient mordre à l’hameçon.

Le Commandeur.

Dire qu’un paysan, un polisson, a pointé son arbalète sur la poitrine d’un capitaine dont l’épée fait trembler Grenade[25] ! C’est la fin du monde, Florez.

Florez.

L’amour brave tout ; et ma foi ! vous devriez vous féliciter de ce que vous êtes encore vivant.

Le Commandeur.

Je me contiens, mes amis ; sans cela, en moins de deux heures je passerais tout ce village au fil de l’épée. Mais j’attends une occasion, et jusque-là ma raison retient ma vengeance. — Parlons un peu de Pascale. Que dit-elle ?

Florez.

Elle répond qu’elle est à la veille de se marier.

Le Commandeur.

J’entends, elle demande du terme.

Florez.

Elle promet de payer à échéance.

Le Commandeur.

Et quelle nouvelle d’Olalla ?

Ortuño.

La plus charmante réponse.

Le Commandeur.

Elle a de l’esprit. — Mais enfin ?

Ortuño.

Que son futur, jaloux de mes allées et venues et des visites que vous lui faisiez, ne lui laisse pas un moment de repos. Mais que s’il lui donne quelque relâche, il ne tiendra qu’à vous d’en profiter.

Le Commandeur.

Foi de chevalier, à merveille ! Mais il la garde donc bien, ce vilain ?

Ortuño.

Il est toujours là, ou il arrive toujours à point nommé, comme s’il se transportait par les airs.

Le Commandeur.

Et Inès ?

Florez.

Laquelle ?

Le Commandeur.

Celle d’Antonio.

Florez.

Elle est à votre disposition avec toutes ses grâces. Je lui ai parlé par la cour de sa maison, et c’est par là que vous entrerez quand il vous plaira.

Le Commandeur.

J’aime que les femmes soient faciles, et je n’aime pas celles qui le sont. — Ah ! Florez, si les femmes savaient s’estimer ce qu’elles valent !

Florez.

Il n’y a point d’ennuis, point de dégoûts, qui puissent contrebalancer le bonheur d’obtenir leurs faveurs. Il est vrai que quand elles se rendent trop facilement cela diminue beaucoup de leur prix. Mais que voulez-vous ? Il y a des femmes qui, pour me servir du langage d’un philosophe, il y a des femmes qui désirent les hommes, comme la forme désire la matière. Il faut donc s’attendre à en trouver quelques-unes de cette espèce.

Le Commandeur.

Un homme transporté par la passion est bien aise que son ivresse ne rencontre pas une résistance importune. Mais ensuite il fait peu de cas d’une semblable conquête ; et rien n’éloigne un homme d’une femme comme la facilité de celle-ci.


Entre CIMBRANOS.
Cimbranos.

Le commandeur est-il ici ?

Ortuño.

Ne le vois-tu pas devant toi ?

Cimbranos.

Brave Fernand Gomez, changez votre montera de velours[26] pour le casque d’acier, et votre manteau contre une brillante armure : car voici que le grand maître de Saint-Jacques et le comte de Cabra, envoyés par la reine de Castille, assiégent don Rodrigue dans Ciudad-Réal, et l’ordre de Calatrava est menacé de se voir enlever une conquête qui lui a coûté tant de sang. Déjà du haut des remparts l’on aperçoit les lions et les châteaux de Castille et les barres d’Aragon. Aussi, bien que le roi de Portugal désire vivement de secourir Giron, ce sera beaucoup si notre grand maître peut revenir vivant à Almagro. Montez à cheval, seigneur ; c’est l’unique moyen de les faire retourner en Castille.

Le Commandeur.

Il suffit, attends. — Ortuño, dis aux trompettes de sonner sur-le-champ le rappel. Combien ai-je ici de soldats ?

Ortuño.

Environ cinquante.

Le Commandeur.

Qu’ils montent tous à cheval à l’instant.

Cimbranos.

Si vous ne vous hâtez, Ciudad-Réal retombe entre les mains du roi.

Le Commandeur.

Ne crains rien, cette ville ne lui reviendra jamais.

Ils sortent.



Scène II.

Un bois près de Fontovéjune.


Entrent MENGO, LAURENCIA et PASCALE.
Pascale.

Ne t’éloigne pas !

Mengo.

Quoi ! même ici vous avez peur.

Laurencia.

Il faut que nous allions ensemble à la ville ; car toujours le premier homme que nous rencontrons ici, c’est lui.

Mengo.

Quel homme ! c’est un démon incarné.

Laurencia.

Il ne nous laisse tranquilles ni au soleil ni à l’ombre.

Mengo.

Ah ! que le ciel devrait bien envoyer un bon coup de foudre pour mettre fin à ses folies !

Laurencia.

C’est une bête féroce, c’est un serpent, c’est la peste de l’endroit.

Mengo.

On m’a conté, Laurencia, que dans ces environs, Frondoso, pour te délivrer, lui mit l’arbalète sur la poitrine.

Laurencia.

À cette époque-là, Mengo, je détestais les hommes ; mais depuis je les vois avec d’autres yeux. Frondoso montra un rare courage. Pourvu que son dévouement ne lui coûte point la vie !

Mengo.

Force lui sera de quitter le pays.

Laurencia.

C’est le conseil que je lui donne, quoiqu’à présent je l’aime bien. Mais il ne m’écoute pas, et quand je lui parle ainsi, je ne trouve chez lui que dépit, jalousie et colère. Et cependant le commandeur jure de son côté qu’il le fera pendre par un pied aux créneaux du château.

Pascale.

Puisse-t-il lui-même être bientôt étranglé !

Mengo.

Un bon coup de fronde suffirait. Par le soleil ! si jamais je lui en tire une de celles que je porte dans ma gibecière, à peine vous l’auriez entendue siffler qu’elle serait logée dans son crâne. — Le fameux Sabale, l’empereur romain, n’était pas aussi vicieux.

Laurencia.

Tu veux dire Héliogabale, celui qui avait plus de férocité qu’une bête féroce.

Mengo.

Cavale ou Navale, peu importe ; moi, je ne me mêle pas d’histoire. Mais je suis sûr qu’il n’était pas pire que notre homme. Et même dans le monde entier y a-t-il un autre Fernand Gomez ?

Pascale.

Ce n’est pas possible. On dirait que la nature lui a donné un cœur de tigre.


Entre JACINTHE.
Jacinthe.

Au nom de Dieu ! secourez-moi, si l’amitié peut quelque chose sur vous.

Laurencia.

Qu’est-ce donc, ma chère Jacinthe ?

Pascale.

Tu peux compter sur nous deux.

Jacinthe.

Ce sont des domestiques du commandeur qui l’accompagnent à Ciudad-Réal, couverts d’acier et plus encore d’infamie, et qui veulent m’emmener vers lui.

Laurencia.

Que Dieu daigne te protéger, ma chère Jacinthe ! Ce Fernand Gomez qui te poursuit courrait aussi après moi.

Elle s’enfuit.
Pascale.

Je ne suis pas un homme, Jacinthe, et je ne puis pas te défendre.

Elle s’enfuit.
Mengo.

Moi je suis un homme, et je sais à quoi cela m’oblige. Viens, Jacinthe, viens près de moi.

Jacinthe.

As-tu des armes ?

Mengo.

Les premières du monde.

Jacinthe.

Ah ! si c’était vrai !

Mengo.

Oui, j’ai ici des pierres.


Entrent FLOREZ et ORTUÑO.
Florez.

Ah ! tu voulais nous échapper ?

Jacinthe.

Ah ! Mengo, je suis morte.

Mengo.

Eh ! messeigneurs, pourquoi vous attaquer à de pauvres villageois ?

Ortuño.

Est-ce que tu serais chargé, par hasard, de défendre cette femme ?

Mengo.

C’est par mes prières que je la défends. Elle est ma parente, et je dois la protéger autant que je le puis.

Florez.

Qu’attendons-nous ? Tuons-le.

Mengo.

Par le ciel ! si je m’entête et que je détache ma ceinture, ma vie pourra vous coûter cher.


Entrent LE COMMANDEUR et CIMBRANOS.
Le Commandeur.

Qu’est ceci ? Comment donc me forcez-vous à mettre pied à terre pour cette vile espèce ?

Florez.

C’est un paysan de ce village, auquel vous devriez mettre le feu puisqu’on n’y fait rien pour vous plaire, qui ose attaquer nos soldats.

Mengo.

Seigneur, si vous avez quelque pitié, et si vous aimez la justice, châtiez ces hommes qui, abusant de votre nom, veulent enlever cette paysanne à son futur et à ses parents qui sont de braves gens, et permettez que je la remène chez elle.

Le Commandeur.

Je leur permets, au contraire, de te châtier comme tu le mérites. — Laisse cette fronde.

Mengo.

Monseigneur !

Le Commandeur.

Vous deux, et toi, Cimbranos, servez-vous-en pour lui attacher les mains.

Mengo.

Quoi ! c’est ainsi que vous protégez l’honneur de vos vassaux ?

Le Commandeur.

Dis un peu, que pensent de moi les habitants de Fontovéjune ?

Mengo.

Eh ! monseigneur, en quoi donc eux ou moi vous avons-nous offensé ?

Florez.

Faut-il le tuer ?

Le Commandeur.

Ne souillez pas vos armes ; il faut les conserver pour une meilleure occasion.

Ortuño.

Qu’ordonnez-vous ?

Le Commandeur.

Emmenez-le, attachez-le à ce chêne, dépouillez-le de ses habits, et avec les brides de vos chevaux…

Mengo.

Pitié ! pitié, monseigneur ! Songez, de grâce, à votre noblesse.

Le Commandeur.

Fouettez-le jusqu’à ce que les boucles des courroies se détachent.

Mengo, à part.

Ô ciel ! et tu permets que de telles actions demeurent impunies !

On l’emmène.
Le Commandeur.

Et toi, villageoise, pourquoi fuyais-tu ? Tu préfères donc un misérable paysan à un homme de ma sorte ?

Jacinthe.

Est-ce ainsi, monseigneur, que vous faites réparation à mon honneur, que vos gens ont outragé ?

Le Commandeur.

Avoir voulu t’enlever n’est pas un outrage.

Jacinthe.

Si fait. Mon père est un homme d’honneur ; et si sa naissance n’égale pas la vôtre, il vous est supérieur en vertu.

Le Commandeur.

Ce n’est pas par l’insolence et les injures que l’on apaise la colère. Viens par ici.

Jacinthe.

Avec qui ?

Le Commandeur.

Avec moi.

Jacinthe.

Songez-y bien !

Le Commandeur.

Malheureusement pour toi, j’y ai songé. — Je renonce à ta personne ; mais je te réserve pour les goujats de l’armée.

Jacinthe.

Tant que je vivrai, il n’y a pas de puissance humaine à qui il soit donné de me faire un tel outrage.

Le Commandeur.

Allons, drôlesse, marchons.

Jacinthe.

Par pitié, monseigneur !

Le Commandeur.

Il n’y a point de pitié.

Jacinthe.

J’en appelle de votre cruauté à la justice divine.

Ils sortent.



Scène III.

Dans la maison d’Estévan.
Entrent LAURENCIA et FRONDOSO.
Laurencia.

Comment oses-tu venir ici ?… Ne sais-tu donc pas le sort qui te menace ?

Frondoso.

J’ai voulu te donner une preuve de mon amour, pour te montrer ce que tu me dois. Du haut de ce coteau, j’ai vu partir le commandeur ; je n’ai plus pensé qu’à toi, et j’ai perdu toute crainte. — Puisse-t-il s’en aller en un lieu d’où jamais il ne revienne !

Laurencia.

Point de malédiction ! Ignores-tu que ceux dont on souhaite la mort vivent plus longtemps ?

Frondoso.

S’il en est ainsi, qu’il vive des siècles ! et tout ira bien si, en faisant des vœux pour lui, il peut lui en arriver du mal. Mais, ma chère Laurencia, dis-moi, mon amour est-il présent à ta pensée ? et ma constance a-t-elle enfin obtenu le retour qu’elle mérite ? Songes-y, toute la ville nous regarde presque comme étant déjà mariés, et s’étonne de ces retards ; laisse là tes dédains accoutumés, et réponds-moi oui ou non.

Laurencia.

Eh bien, à toute la ville et à toi, je réponds que je ne demande pas mieux.

Frondoso.

Ah ! pour cette réponse je veux baiser tes pieds ; elle fait mon bonheur, elle me rend la vie !

Laurencia.

Point de compliments, et pour réussir plus vite, parle, Frondoso, à mon père, qui vient avec mon oncle. C’est là l’essentiel. Sois sûr, mon ami, que je serai heureuse d’être ta femme.

Frondoso.

Je mets ma confiance en Dieu.

Laurencia se cache. Frondoso se retire au fond du théâtre.


Entrent ESTÉVAN et ALONZO.
Estévan.

Il a mis sens dessus dessous toute la place, se conduisant d’une façon inouïe. Il n’est personne qui ne soit révolté de ses excès. Mais c’est la pauvre Jacinthe qui a le plus à se plaindre de sa tyrannie.

Alonzo.

Bientôt l’Espagne obéira à ses rois catholiques : car c’est le nom que déjà on leur donne. Déjà Saint-Jacques vient lui-même à cheval commander en chef le siége de Ciudad-Réal, occupée par Giron. — Mais ce sera trop tard pour la pauvre Jacinthe. J’en suis fâché. C’était une honnête et brave fille.

Estévan.

Ne me disiez-vous pas qu’il avait fait fouetter Mengo ?

Alonzo.

Ils ont laissé sa peau plus noire que de l’encre.

Estévan.

Ne parlons plus de cela ; mon sang bout quand je songe aux extravagances de cet homme, et au mauvais renom qu’il mérite. — Ah ! pourquoi m’a-t-on confié cette vare inutile[27] ?

Alonzo.

Pourquoi vous affliger ? vous n’avez aucun pouvoir sur ses domestiques.

Estévan.

Voulez-vous que je vous dise quelque chose encore plus fort, qu’on m’a conté ? Ils rencontrèrent un jour dans la partie la plus profonde du vallon la femme de Pèdre Redondo, et après qu’elle eut souffert les insolences du commandeur, il l’abandonna à ses gens.

Alonzo.

J’entends quelqu’un… Qui va là ?

Frondoso.

C’est moi. Permettez que je m’approche.

Estévan.

Tu n’as pas besoin ici, Frondoso, de permission. Tu dois l’existence à ton père, et à moi une amitié tendre. Je t’ai vu naître, et je te regarde comme mon fils.

Frondoso.

Eh bien, seigneur, me confiant en vos bontés, j’attends une grâce de vous. — Vous savez quelle est ma famille ?

Estévan.

Est-ce que, par aventure, tu aurais à te plaindre de ce fou de Fernand Gomez ?

Frondoso.

Certainement.

Estévan.

Je le craignais.

Frondoso.

Cependant ce n’est pas pour me plaindre que je suis venu. Espérant dans les bontés que vous avez toujours eues pour moi, et amoureux de Laurencia, je voudrais obtenir sa main. Pardonnez si, dans mon impatience, je vous fais moi-même cette demande ; mais un autre vous l’aurait dit, vaut autant que ce soit moi.

Estévan.

Tu viens, Frondoso, dans un moment où ta recherche prolongera ma vie, en me délivrant des soucis, des craintes qui tourmentent mon cœur. Béni soit le ciel, mon fils, qui t’envoie pour mon honneur ! et béni sois-tu également pour n’avoir eu que des intentions honnêtes !… Mais, mon enfant, il faut d’abord avertir ton père ; aussitôt qu’il aura consenti, je te donne Laurencia. Cette union comblera tous mes vœux.

Alonzo.

Avant de vous engager, vous ne feriez pas mal de consulter votre fille.

Estévan.

Ne vous inquiétez pas ; je suis sûr que déjà tout est arrangé entre eux, et qu’ils étaient d’accord avant que Frondoso vînt ici. — (À Frondoso.) Quant à la dot, mon garçon, nous pouvons en causer dès à présent, et je compte bien pouvoir te donner quelques maravédis.

Frondoso.

Ne vous occupez pas de ça ; c’est le moindre de mes soucis.

Alonzo.

Pardine ! il vous la prendrait toute nue.

Estévan.

Je vais cependant savoir ce qu’en pense Laurencia, puisque vous le trouvez bon.

Frondoso.

C’est trop juste. Il ne faut jamais forcer les gens.

Estévan, appelant.

Laurencia ! mon enfant !

Laurencia, paraissant.

Mon père ?

Estévan.

Voyez si je n’avais pas raison, et comme elle a bientôt répondu, — Mon enfant, mon amour, j’ai à te consulter sur un point assez délicat. Écartons-nous un peu. — Dis-moi, je voudrais te demander ce que tu penserais d’un mariage entre Gilette, ton amie, et Frondoso. C’est un brave garçon, et il n’a pas son pareil dans Fontovéjune.

Laurencia.

Comment ! Gilette se marie avec Frondoso !

Estévan.

Ne le mérite-t-elle pas ? N’est-elle pas son égale ?

Laurencia.

Oui, mon père, en effet, c’est mon avis.

Estévan.

Fort bien. Mais moi, je dis qu’elle n’est pas assez jolie pour lui, et que Frondoso fera bien mieux de t’épouser, toi, Laurencia.

Laurencia.

Vous aimez toujours à plaisanter.

Estévan.

L’aimes-tu ?

Laurencia.

Je ne cache pas que j’ai pour lui quelque affection, mais pourtant…

Estévan.

Allons, veux-tu que je dise oui ?

Laurencia.

Parlez donc pour moi.

Estévan.

Il paraît que j’ai la clef de ta bouche. — Mes amis, c’est arrangé. Venez avec moi, Alonzo ; nous chercherons mon compère sur la place.

Alonzo.

Allons !

Estévan.

Et de la dot, mon fils, que lui en dirons-nous ? Je puis bien aller jusques à quatre mille maravédis.

Frondoso.

Ne revenez pas là-dessus, seigneur. C’est me faire injure.

Estévan.

Va, va, mon ami, l’amour ne peut pas toujours durer ; et crois-moi, quand il n’y a pas de dot, l’on s’aperçoit bientôt qu’il manque quelque chose au bonheur.

Estévan et Alonzo sortent.
Laurencia.

Eh bien, Frondoso, es-tu content ?

Frondoso.

Oh ! oui, je le suis, et à tel point que je ne sais comment je n’en perds pas la tête. Quelle joie est la mienne ! Mon cœur bondit dans ma poitrine, quand je songe que je vais enfin te posséder, Laurencia !

Ils sortent.



Scène IV.

La campagne devant Ciudad-Réal.


Entrent LE GRAND MAÎTRE, LE COMMANDEUR, des Soldats.
Le Commandeur.

Fuyez, seigneur, il n’y a point d’autre moyen de salut.

Le grand Maître.

Des remparts aussi faibles ne devaient pas résister à un ennemi si puissant.

Le Commandeur.

La prise de la ville leur coûte beaucoup de morts.

Le grand Maître.

Au moins, dans leur victoire, ils ne pourront pas se vanter d’emporter l’étendard de Calatrava, qui aurait suffi à la gloire de leur entreprise.

Le Commandeur.

Je pense, grand maître, qu’il vous faudra renoncer à vos projets.

Le grand Maître.

Que voulez-vous ? L’aveugle fortune semble n’élever un jour un homme que pour l’abattre le lendemain.

Des voix, du dehors.

Victoire ! victoire pour les rois de Castille !

Le grand Maître.

Les voilà qui couronnent de feux et de lumières les créneaux des remparts, et qui attachent aux fenêtres des tours les drapeaux victorieux.

Le Commandeur.

Leurs drapeaux sont couverts de leur sang, et c’est pour eux plutôt une tragédie qu’une fête.

Le grand Maître.

Fernand Gomez, je retourne à Calatrava.

Le Commandeur.

Et moi, je me retire à Fontovéjune, en attendant que vous vous décidiez, soit à suivre le parti de votre famille, soit à vous soumettre au roi.

Le grand Maître.

Mes lettres vous instruiront de ma résolution.

Le Commandeur.

Le temps vous éclairera.

Le grand Maître.

Hélas ! ma jeunesse n’a déjà que trop acquis d’expérience !

Ils sortent.



Scène V.

Entrent FRONDOSO, LAURENCIA, ESTÉVAN, JUAN ROXO, ALONZO, BARRILDO, MENGO, Villageois, Villageoises et Musiciens.
Musiciens.

Chantons cet heureux jour,
Et que les deux époux
Toujours contents
Vivent longtemps.

Mengo, à Barrildo.

Sur ma foi ! tu n’as pas dû te donner beaucoup de mal pour composer ces vers-là.

Barrildo.

Fais-en donc, toi, un peu, et nous verrons.

Frondoso.

Le pauvre Mengo s’entend mieux en étrivières qu’en couplets.

Mengo.

Eh ! mon Dieu, entre nous, il en est tel autre qui, dans la vallée…

Barrildo.

Sur ta vie, Mengo, tais-toi. Ne parlons pas de ce barbare, de ce brigand qui déshonore le pays.

Mengo.

Qu’une centaine de soldats aient réussi à me flageller, moi qui n’avais que ma fronde, il n’y a rien là d’étonnant ; mais comment concevoir qu’un honnête homme, que je n’ai pas besoin de nommer, se soit résigné à avaler une médecine mêlée d’encre et de gravier ?

Barrildo.

Il le faisait pour rire, sans doute ?

Mengo.

Il n’y a rien de risible dans une médecine, même dans les meilleures. Et pour moi, plutôt que d’en avaler une, surtout comme celle-là…

Frondoso.

Allons, je t’en prie, dis-nous ton couplet, si toutefois il est raisonnable.

Mengo, chantant.

Que ces époux toujours amants
Vivent deux mille ans
En bonne harmonie,
Et qu’après ce temps
Ils meurent contents
Et soient enterrés en cérémonie.

Barrildo.

Peste soit de toi et de ton couplet !

Frondoso.

Au moins il a été bientôt fait.

Mengo.

Voulez-vous que je vous dise ce que je pense des poëtes ? N’avez-vous pas vu un marchand de beignets[28] jeter des morceaux de pâte dans l’huile bouillante jusqu’à ce que la poêle soit remplie ? Les uns sortent de là enflés, de bonne mine, bien colorés ; les autres boiteux, bossus, éclopés, brûlés. Eh bien, il en arrive de même au poëte qui travaille sur un certain sujet, qui est ce que j’appellerai sa pâte. Il va jetant à la hâte ses vers dans la poêle du papier, espérant que le miel de la rime couvrira tous les défauts[29] ; mais lorsqu’il vient à les exposer sur son éventaire, personne n’en veut, et ils ne peuvent être avalés que par celui qui les a faits.

Barrildo.

Laisse ces folies. Écoutons les mariés.

Laurencia, à Juan Roxo.

Donnez-nous vos mains à baiser.

Juan.

Les voilà, ma fille. Demande à ton père les siennes pour toi et pour Frondoso.

Estévan.

Mon ami, prions Dieu plutôt qu’il étende sur eux sa main puissante et les bénisse.

Frondoso.

Bénissez-nous l’un et l’autre.

Juan, aux Musiciens.

Allons, chantez, à présent qu’ils sont unis.

Musiciens, chantant.

Dans la vallée de Fontovéjune
Courait une jeune fillette
Poursuivie vivement
Par un chevalier de Calatrava.
Honteuse et troublée,
Elle se cache derrière un arbre,
Feignant avec malice
Qu’elle ne l’a point vu.
Pourquoi donc te cacher, trop aimable bergère ?
Pourquoi fuir le regard du chevalier qui l’aime ?

Le chevalier s’approcha,
S’approcha pour lui parler.
Elle, plus troublée encore.
Se cacha derrière un épais taillis.
Mais comme un homme amoureux
Traverse aisément mers et montagnes,
Le chevalier franchit la haie
En parlant ainsi d’une voix tendre :
Pourquoi donc te cacher, trop aimable bergère ?
Pourquoi fuir les baisers du chevalier qui t’aime ?


Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ, ORTUNO et CIMBRANOS.
Le Commandeur.

Que la noce s’arrête, et que personne ne bouge.

Juan.

Ce n’est point un jeu, seigneur, et nous sommes prêts à vous obéir. — Voulez-vous qu’on se range pour laisser passer votre troupe ? Quel est le succès de votre expédition ? Êtes-vous vainqueur ? mais puis-je en douter ?

Frondoso, à part.

Je suis perdu. Ô ciel ! délivre-moi !

Laurencia.

Fuis de ce côté, Frondoso.

Le Commandeur.

Non, il n’échappera pas. Qu’on l’arrête ! qu’on l’attache !

Juan.

Rends-toi, mon fils ; va en prison.

Frondoso.

Vous voulez donc qu’il me tue ?

Juan.

Et pourquoi ?

Le Commandeur.

Je ne suis point homme à faire périr personne sans sujet. Si tel eût été mon désir, il serait déjà mort. Mais j’ordonne qu’il soit conduit en prison, et son père prononcera lui-même la peine qu’il a méritée.

Pascale.

Songez, seigneur, qu’il se marie.

Le Commandeur.

Que m’importe son mariage ? est-ce qu’il n’y a pas d’autres jeunes gens dans la ville ?

Pascale.

S’il vous a offensé, pardonnez-lui. Ce sera plus digne de vous.

Le Commandeur.

Ce n’est point une offense qui me soit personnelle, Pascale. C’est le grand-maître, Tellez Giron (que Dieu conserve !) qui a été outragé ; c’est l’ordre de Calatrava tout entier qui a été insulté dans son honneur, et pour l’exemple il faut qu’un tel crime soit puni. Sans cela, on verrait au premier jour lever contre notre ordre l’étendard de la révolte ; car vous n’ignorez pas qu’un soir, ce Frondoso, ce loyal vassal ne craignit pas de diriger une arbalète contre le commandeur mayor de Calatrava.

Estévan.

Si mon titre de beau-père me donne le droit de le défendre, je vous dirai qu’il n’est pas étonnant qu’un jeune homme amoureux se soit emporté dans une telle occasion. Vous vouliez lui enlever sa femme ; ne devait-il pas la défendre ?

Le Commandeur.

Alcade, vous êtes un sot.

Estévan.

Monseigneur, vous avez approuvé mon élection.

Le Commandeur.

Jamais je n’ai pu vouloir lui enlever sa femme, puisqu’il n’était pas marié.

Estévan.

Pardon, seigneur, vous l’avez voulu. Mais il suffit. Nous avons maintenant en Castille des rois qui mettront ordre à tout, et qui, une fois qu’ils auront vaincu les rebelles qui osent leur résister, ne permettront pas sans doute qu’il y ait dans les villes et les villages des hommes assez puissants pour porter des croix aussi grandes. Que notre roi place sur sa royale poitrine ces nobles insignes qui ne sont point faites pour d’autres.

Le Commandeur.

Holà ! qu’on lui ôte la vare.

Estévan.

Reprenez-la, seigneur, et que ce soit à la bonne heure.

Le Commandeur.

Eh bien, je l’en frapperai comme un cheval vicieux.

Il le frappe.
Estévan.

Vous êtes mon seigneur et je dois le souffrir. Frappez.

Pascale.

Quoi ! vous maltraitez un vieillard ?

Laurencia.

Vous le frappez parce qu’il est mon père. Vous vous vengez sur lui.

Le Commandeur.

Emmenez aussi cette insolente, et que dix soldats la gardent.

Il sort avec ses hommes d’armes, qui emmènent Frondoso et Laurencia.
Estévan.

Ô ciel ! justice ! justice !

Il sort.
Pascale.

La noce s’est changée en deuil.

Elle sort.
Barrildo.

Eh quoi ! il n’y en aura pas un de nous qui parlera ?

Mengo.

Pour moi j’ai mon compte ; je me tiens pour satisfait[30]. Si d’autres ne le sont pas, ils n’ont qu’à le lui dire.

Juan.

Eh bien, parlons, parlons tous !

Mengo.

Mes amis, je vous engage plutôt à tous vous taire. Autrement il vous arrangera comme il m’a arrangé, et vous ressemblerez à des tranches de saumon frais.



JOURNÉE TROISIÈME.



Scène I.

La cour d’une maison à Fontovéjune.


Entrent ESTÉVAN, ALONZO et BARRILDO
Estévan.

Ils ne sont pas encore venus à la junte[31] ?

Barrildo.

Pas encore.

Estévan.

Cependant notre péril augmente à chaque instant.

Barrildo.

On vient d’avertir le gros du peuple.

Estévan.

Frondoso prisonnier dans la tour… et ma fille captive entre les mains des méchants… Ô mon Dieu ! si ta pitié ne vient nous secourir…


Entrent JUAN ROXO et LE RÉGIDOR.
Juan.

Pourquoi, Estévan, pousser ces exclamations, lorsque le secret importe tant au succès de notre cause ?

Estévan.

Hélas ! je suis étonné de pouvoir me contenir.


Entre MENGO.
Mengo.

Ma foi, moi aussi, je veux être de la junte.

Estévan.

Honorables laboureurs, un homme dont les larmes baignent les cheveux blancs vous demande quelles funérailles vous voulez faire à votre patrie déjà perdue ; et si vous parlez de lui rendre les honneurs funèbres, je vous demanderai si cela est possible, puisqu’il n’en est aucun parmi nous que ce barbare n’ait déshonoré. Répondez : en est-il un seul parmi vous qui n’ait été offensé soit dans ses biens, soit dans sa personne, soit dans son honneur ? À quoi nous sert de gémir les uns sur les autres ? Qu’attendons-nous ? Faut-il endurer encore de nouveaux malheurs ?

Juan.

Nous les avons tous éprouvés. Mais puisque maintenant les rois ont pacifié les choses en Castille, et qu’on dit qu’ils veulent aller à Cordoue, envoyons vers eux deux de nos régidors, lesquels, se prosternant à leurs pieds, imploreront leur protection.

Barrildo.

Ferdinand est encore trop occupé de la guerre et des troubles de l’intérieur, et il ne pourra nous secourir. — J’aimerais mieux tout autre parti.

Un Régidor.

Si vous voulez m’en croire, il nous faut tous quitter le pays[32].

Juan.

Nous n’en aurions pas le loisir.

Mengo.

S’il vient à connaître ce qui s’est passé, je crains bien que cette junte ne coûte la vie à plus d’un.

Alonzo.

Le vaisseau de la patrie, désemparé de ses mâts et de ses agrès, est près de s’abîmer. Avez-vous vu avec quelle insolence il a enlevé la fille de l’homme qui régit notre patrie ? Avez-vous vu comme à lui-même il lui a brisé sur la tête la vare signe de sa magistrature ? Quel esclave fut jamais traité d’une façon plus cruelle et plus avilissante ?

Juan.

Que voudrais-tu donc que fît le peuple ?

Alonzo.

Mourir, ou tuer les tyrans. Nous sommes en grand nombre, ils ne sont qu’une poignée.

Barrildo.

Prendre les armes contre notre seigneur ?

Estévan.

Après Dieu, c’est le roi qui est notre seigneur. Nous ne pouvons pas reconnaître pour seigneur un barbare, un infâme. Si Dieu nous vient en aide, s’il voit d’un œil favorable le zèle avec lequel nous défendons une juste cause, qu’avons-nous à craindre ?

Mengo.

Prenez garde, mes seigneurs… de la prudence ! Je suis ici comme représentant des simples journaliers, lesquels souffrent le plus d’injures, et cependant je vous engage en leur nom à bien considérer le danger.

Alonzo.

Et ne sommes-nous pas menacés jusque dans notre existence ? Resterions-nous immobiles si l’on venait incendier nos maisons et nos vignes ? — Ce sont des tyrans, courons à la vengeance.


Entre LAURENCIA, échevelée.
Laurencia.

Laissez-moi entrer. Je puis paraître dans un conseil d’hommes. S’il ne m’est pas permis d’y donner mon vote, je pourrai du moins y faire entendre ma voix. — Me reconnaissez-vous ?

Estévan.

Ciel ! n’est-ce pas ma fille ?

Juan.

Ne reconnais-tu pas Laurencia ?

Laurencia.

Hélas ! je viens si différente de ce que j’étais, que je comprends bien votre hésitation.

Estévan.

Ma fille ! mon enfant !

Laurencia.

Ne m’appelez pas ainsi.

Estévan.

Et pourquoi, mon enfant, mon trésor ?

Laurencia.

Parce que vous m’avez laissé enlever par des tyrans sans me venger, ravir par des traîtres sans me recouvrer. Je n’étais pas encore à Frondoso, et par conséquent vous ne pouvez pas dire que ce soit lui que regarde sa vengeance. Mon honneur était encore le vôtre, et c’est à vous seul d’en répondre[33]. À vos yeux Fernand Gomez m’a enlevée, m’a fait conduire dans sa maison ; et vous, semblables à de lâches pasteurs, vous laissez le loup dévorant saisir au milieu de vous la faible brebis. Que de poignards ont été levés sur mon sein ! que de menaces terribles ! que de traitements atroces pour que ma chasteté se rendît à ses infâmes désirs ! Mes cheveux en désordre ne vous le disent-ils pas ? Ne voyez-vous pas la trace des coups que j’ai reçus ? Ne voyez-vous pas le sang qui coule encore de mes blessures ?… Et vous êtes des hommes nobles ! et vous êtes nos pères, nos parents ! et votre cœur ne se déchire pas de douleur à l’aspect des douleurs que j’ai subies ?… Vous n’êtes point des hommes, vous n’êtes que de timides agneaux[34]. Eh bien, donnez-nous vos armes. Puisque vous êtes insensibles comme la pierre et le bronze, puisque vous êtes aussi barbares que des tigres… Mais non, le tigre, du moins, suit le chasseur qui est venu lui ravir ses petits, et le déchire en pièces, sans lui laisser le temps de se précipiter dans les flots de la mer… Mais vous, puisque vous êtes sans courage, puisque vous êtes sans entrailles, puisque vous n’êtes pas Espagnols, puisque vous souffrez que d’autres hommes déshonorent vos femmes et vos filles, pourquoi ceignez-vous l’épée ? pourquoi portez-vous ces poignards ? Ce qu’il vous faut, c’est une quenouille !… Vive Dieu ! je m’arrangerai de telle sorte que nous seules, nous autres femmes, nous rachèterons notre déshonneur par le sang des tyrans ; et quand nous aurons obtenu la victoire, nous vous couvrirons d’outrages, et nous vous céderons nos parures, nos coiffes et nos vêtements. — Déjà, sans procès, sans jugement, le commandeur va faire pendre Frondoso à un créneau de cette tour. Le même sort vous attend tous, et moi je me réjouirai de voir cette ville dépeuplée d’hommes aussi lâches, et je m’efforcerai de ramener le siècle des Amazones, épouvante du monde !

Estévan.

C’est injustement, ma fille, que tu nous adresses ces reproches et ces injures. Moi, du moins, je ne les mérite pas, et je vais marcher contre le traître, dût-il avoir pour lui le monde entier.

Juan.

Moi, je vous suivrai, quelque puissant, quelque redoutable que soit notre adversaire.

Alonzo.

Mourons ! mourons tous !

Barrildo.

Qu’un drap attaché au bout d’un bâton nous serve de drapeau, et meurent les brigands !

Juan.

Quel ordre voulez-vous suivre ?

Mengo.

Allons le tuer sans ordre. Réunissez le peuple, nous sommes tous d’accord pour punir les tyrans.

Estévan.

Armons-nous. Prenons des épées, des lances, des javelots, des arbalètes, des bâtons.

Mengo.

Vivent nos rois !

Tous.

Qu’ils vivent !

Mengo.

Mort aux traîtres !

Tous.

Mort aux tyrans !

Ils sortent tous.
Laurencia.

Marchez, le ciel vous protége. — (Appelant.) Venez, femmes de Fontovéjune, venez recouvrer votre honneur. Accourez, accourez toutes.


Entrent PASCALE, JACINTHE, et d’autres Femmes.
Pascale.

Qu’est ceci ? Pourquoi nous appelles-tu ?

Laurencia.

Ne voyez-vous pas qu’ils vont tous tuer Fernand Gomez, et que le vieillard et le jeune homme se précipitent avec une égale fureur ? Leur laisserons-nous l’honneur de cet exploit et le plaisir de la vengeance ? N’est-ce pas surtout nous autres femmes qui avons été outragées ?

Jacinthe.

Eh bien ! parle, que veux-tu faire ?

Laurencia.

Que toutes réunies nous montrions au monde comment nous vengeons notre honneur. — Jacinthe, l’outrage que tu as reçu m’engage à te confier le commandement d’une compagnie.

Jacinthe.

Celui dont tu as été victime n’est pas moindre.

Laurencia.

Pascale, tu porteras l’étendard.

Pascale.

Je serai digne d’un tel honneur, et je vais de ce pas préparer une bannière.

Laurencia.

Marchons, notre voile nous en servira.

Pascale.

Nommons un capitaine.

Laurencia.

C’est inutile.

Pascale.

Pourquoi ?

Laurencia.

C’est moi qui vous conduirai ; car je me sens la valeur du Cid.

Elles sortent.



Scène II.

Dans la maison du Commandeur.


Entrent LE COMMANDEUR, FLOREZ, ORTUÑO, CIMBRANOS, et FRONDOSO, les mains attachées.
Le Commandeur.

Pour mieux le punir, j’entends qu’il soit suspendu par la corde qui lui lie le bras.

Frondoso.

Ah ! monseigneur, ce serait indigne de votre sang, de votre nom.

Le Commandeur.

Qu’on se hâte ! — Allez le pendre au premier créneau.

Frondoso.

Jamais, croyez-le, jamais je n’ai eu l’intention de vous tuer.

On entend du bruit.
Florez.

J’entends du bruit.

Le Commandeur.

Qu’est-ce donc ?

Florez.

Il nous faudra surseoir à l’exécution de votre sentence.

Ortuño.

Voilà qu’on brise les portes.

Nouveau bruit du dehors.
Le Commandeur.

Quoi ! la porte de ma maison !… d’une maison qui appartient à la commanderie !

Florez.

Tout le peuple se précipite en masse.

Juan, du dehors.

Rompez, renversez, brisez ces portes. Si elles résistent, mettez-y le feu.

Ortuño.

Il est difficile de contenir une insurrection populaire.

Le Commandeur.

Quoi ! le peuple est soulevé ?

Florez.

Déjà leur fureur a renversé les portes.

Le Commandeur.

Déliez ce jeune homme. — Va, Frondoso, va calmer cet insolent alcade.

Frondoso.

J’y vais, seigneur ; car c’est leur attachement pour moi qui les a soulevés.

Il sort.
Mengo, du dehors.

Vivent Ferdinand et Isabelle ! et meurent les traîtres !

Florez.

Seigneur, au nom du ciel, qu’on ne vous trouve pas ici !

Le Commandeur.

Cette chambre est bien défendue, et s’ils éprouvent de la résistance, ils ne tarderont pas à se lasser.

Florez.

Lorsque les peuples offensés se soulèvent, ils n’abandonnent jamais leur entreprise qu’après avoir obtenu satisfaction.

Le Commandeur.

Eh bien ! mes amis, défendons cette porte comme l’entrée d’un fort.

Frondoso, du dehors.

Vive Fontovéjune !

Le Commandeur.

Le beau chef qu’ils ont là !… J’ai envie de faire une sortie et de tomber sur eux.

Florez.

Modérez-vous, monseigneur.


Entrent LES HABITANTS DE FONTOVÉJUNE.
Estévan.

Amis, voilà le tyran et ses complices. — Fontovéjune ! et meurent les tyrans !

Le Commandeur.

Peuple, écoutez.

Tous.

Des hommes outragés ne peuvent rien entendre.

Le Commandeur.

Si j’ai commis quelques fautes, dites-les-moi, et, foi de chevalier, je m’engage à les réparer.

Tous.

Fontovéjune ! Vive Ferdinand ! meurent les traîtres et les mauvais chrétiens !

Le Commandeur.

Vous ne voulez donc pas m’écouter ! — C’est moi, c’est votre seigneur qui vous parle.

Tous.

Non pas ! notre seigneur c’est le roi catholique.

Le Commandeur.

Écoutez-moi, vous dis-je.

Tous.

Fontovéjune ! meure Fernand Gomez !

Ils sortent.



Scène III.

Dans la rue.


Entrent LAURENCIA, PASCALE, JACINTHE, et les autres Femmes.
Laurencia.

Faites halte ici, femmes vaillantes, braves soldats. Ici est notre espérance.

Pascale.

Nous serons femmes pour la vengeance. Point de pitié pour lui. Il nous faut tout son sang.

Laurencia.

Quand on le précipitera par la fenêtre, recevons-le sur le fer de nos lances.

Jacinthe.

Toutes nous partageons ta résolution.

Estévan, du dehors.

Meurs, traître commandeur !

Le Commandeur

Je meurs !… Grâce, ô mon Dieu ! j’espère en ta miséricorde.

Barrildo, du dehors.

Voilà Florez.

Mengo, du dehors.

Frappez le coquin. C’est lui qui frappait le plus fort quand son maître me fit fouetter.

Frondoso, du dehors.

Ma vengeance ne sera accomplie que lorsque je lui aurai arraché l’âme.

Laurencia.

Entrons, entrons nous aussi.

Pascale.

Attendons. Nous devons garder la porte.

Barrildo, du dehors.

Non, messieurs les petits marquis, ce n’est pas avec des larmes que l’on peut m’émouvoir à présent.

Laurencia.

Pascale, il faut que j’entre. Mon épée ne veut pas plus longtemps rester dans le fourreau inactive.

Elle sort.
Barrildo, du dehors.

Voilà Ortuño.

Frondoso, du dehors.

Fendez-lui la tête.


Entrent FLOREZ, en fuyant, et MENGO, qui le poursuit.
Florez.

Grâce ! grâce, Mengo ! je ne suis point coupable.

Mengo.

Quand bien même tu ne lui aurais pas servi d’entremetteur[35], c’est assez, misérable, que tu m’aies fouetté.

Pascale.

Arrête, Mengo, je t’en prie, livre-nous-le à nous autres femmes.

Mengo.

Eh bien ! tenez, le voilà. J’espère que vous le châtierez comme il mérite.

Pascale.

Je vengerai les coups que tu as reçus.

Mengo.

C’est ce que je disais.

Jacinthe.

Allons ! mort aux traîtres !

Florez.

Périr par la main d’une femme !

Jacinthe.

N’est-ce pas trop d’honneur pour toi ?

Pascale.

C’est là ce qui l’afflige ?

Jacinthe.

Meurs, vil agent de ses plaisirs.

Pascale.

Meurs, traître ! meurs, infâme !

Florez.

Pitié, pitié, mesdames.

Il tombe.


Entrent ORTUÑO, et LAURENCIA qui le poursuit.
Ortuño.

Songez que ce n’est pas moi.

Laurencia.

Je sais qui tu es. (Elle le frappe.) Venez ! venez ! Teignons nos armes victorieuses dans le sang de ces misérables !

Pascale.

Je mourrai en tuant[36].

Toutes.

Fontovéjune ! et vive Ferdinand !

Elles sortent.



Scène IV.

En Castille.


Entrent LE ROI, LA REINE et DON MANRIQUE.
Manrique.

Les précautions furent si bien prises, que nous obtînmes presque sans peine le succès que nous désirions. Il n’y eut que peu de résistance, et d’ailleurs, malgré tous leurs efforts, la réussite ne pouvait être douteuse. Le comte de Cabra est resté dans la place pour la défendre dans le cas où l’ennemi aurait l’audace de revenir l’attaquer.

Le Roi.

Cette entreprise a été fort bien dirigée. — Le comte de Cabra doit demeurer à Ciudad-Réal et réorganiser les troupes de manière à occuper fortement le passage ; et par ce moyen nous n’aurons rien à craindre du roi de Portugal. Notre fidèle comte montrera dans ce poste important ce qu’il a de sagesse et de valeur. Il peut nous y garantir des dangers les plus redoutables, et veiller, sentinelle vigilante, à la sûreté du royaume.


Entre FLOREZ, blessé.
Florez.

Roi catholique Ferdinand, à qui le ciel a donné la couronne de Castille comme à celui qui en était le plus digne, écoutez le récit de la plus horrible barbarie que l’on ait jamais vue chez un peuple depuis les lieux où naît le soleil jusqu’à ceux où il termine sa course.

Le Roi.

Calme-toi.

Florez.

Roi puissant, mes blessures ne me permettent point de différer le compte que j’ai à vous rendre ; car la fin de ma vie approche. — Je viens de Fontovéjune, dont les habitants, pleins de cruauté, ont tué leur seigneur. Fernand Gomez est mort, frappé par ses traîtres vassaux. Les peuples, une fois mécontents, se révoltent à la première occasion. — Ceux de Fontovéjune se réunissent en appelant le commandeur du nom de tyran, et avec ce cri ils courent commettre leur crime ; ils brisent les portes de sa maison ; ils sont sourds à la parole qu’il leur donne, foi de chevalier, de satisfaire ceux qui ont à se plaindre ; ils ne veulent pas même l’entendre. — Dans leur impatiente fureur, ils percent de mille coups ce cœur couvert du signe sacré de la croix ; et des hautes fenêtres des tours ils précipitent son corps dans la rue, où des femmes forcenées le reçoivent sur la pointe de leurs lances. Puis on traîne le cadavre dans une maison, et c’est à qui lui fera subir le plus d’outrages : on lui arrache la barbe et les cheveux, on le perce de mille coups, on le déchire en pièces. On brise ses armoiries avec le fer des piques, et l’on dit à haute voix qu’on veut y placer les vôtres, parce qu’ils ne peuvent plus voir celles du commandeur. Enfin, ils ont pillé sa maison comme on fait en pays ennemi, et, triomphants, ils se sont partagé ses dépouilles. Ce que je dis à votre majesté, je l’ai vu de mes yeux. Le ciel n’a pas voulu que je périsse dans ce cruel événement. Laissé pour mort, je me suis caché, et, la nuit venue, j’ai pu m’échapper pour vous apporter cette nouvelle. Seigneur, vous êtes juste, et vous punirez, j’espère, ces barbares de leur exécrable forfait. Le sang de Fernand Gomez demande vengeance contre ses assassins.

Le Roi.

Tu peux être assuré que ce crime ne demeurera pas impuni. Je suis tout ému de ce récit. Qu’un juge aille sur-le-champ sur les lieux ; qu’il informe, et châtie les coupables d’une manière exemplaire. Un capitaine l’accompagnera pour sa sûreté. Il importe que tant d’audace soit punie au plus tôt. — Que l’on soigne les blessures de ce soldat.

Ils sortent.



Scène V.

La place de Fontovéjune.
Entrent les Paysans et les Paysannes, précédés de la musique ; on porte sur la pointe d’une lance la tête du commandeur.
Tous.

Qu’Isabelle et Ferdinand
Vivent mille ans,
Et meurent les tyrans !

Barrildo.

Chante ton couplet, Frondoso.

Frondoso.

Eh bien, soit pour mon couplet ! mais s’il y manque un pied par hasard, qu’un plus habile le raccommode.

Vive le roi Ferdinand
Et la reine Isabelle,
Qui s’aiment tendrement,
Elle digne de lui, lui digne d’elle !
Que l’archange saint Michel
Veille sur eux du haut du ciel ;
Qu’ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans !

Laurencia.

À ton tour, Barrildo.

Barrildo.

Volontiers. — J’y ai déjà pensé.

Pascale.

Alors ce sera fameux.

Barrildo.

Vivent nos deux rois,
Tous deux à la fois !
Que vainqueurs des géants
Ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans !

Tous.

Qu’ils vivent mille ans,
Et meurent les tyrans !

Laurencia.

Et Mengo, est-ce qu’il ne chantera pas ?

Frondoso.

À toi, Mengo.

Mengo.

Moi, je suis un poëte indiscipliné.

Pascale.

Tu as cependant reçu la discipline[37].

Mengo.

Un dimanche matin
Que je n’y pensais guère,
Ce vilain mâtin
Me fit donner les étrivières ;
Mais je ne crains plus sa colère.
Vivent les rois chrétiens,
Et meurent tous les chiens !

Tous.

Que nos rois vivent mille ans !
Et meurent les tyrans !

Estévan.

Qu’on emporte cette tête.

Mengo.

Il a une vraie figure de pendu.

Juan Roxo montre un écusson aux armes de Castille et d’Aragon.
Juan.

Mes amis, regardez !

Alonzo.

Ce sont les armes de nos rois.

Estévan.

Porte-les ici.

Juan.

Où devons-nous les placer ?

Alonzo.

Sur la porte de la municipalité[38].

Estévan.

Voilà un bel écusson !

Barrildo.

Quelle joie !

Frondoso.

Voilà un soleil qui nous promet un beau jour.

Estévan.

Vive Castille et Léon, et les Barres d’Aragon ! et meure la tyrannie !

Tous.

Vivent Ferdinand et Isabelle !

Estévan.

Écoutez, Fontovéjune, les paroles d’un vieillard : cela n’a jamais nui. — Nos rois voudront sans doute prendre connaissance de cet événement, surtout au moment de traverser ces contrées. Il importe de nous accorder sur ce que nous avons à dire au juge.

Frondoso.

Vous-même, quel est votre avis ?

Estévan.

De mourir s’il le faut, en disant un seul mot : Fontovéjune, et que personne ne sorte de là.

Frondoso.

C’est la vérité ; c’est Fontovéjune qui a tout fait.

Estévan.

Voulez-vous répondre ainsi ?

Tous.

Oui ! oui !

Estévan.

Eh bien, je vais pour le moment prendre le rôle du juge, pour nous essayer à ce que nous avons à faire. — Viens, Mengo, approche, et supposons que tu sois à la question.

Mengo.

Merci ! vous auriez bien pu en choisir un autre. — Mais c’est égal.

Estévan.

C’est un badinage.

Mengo.

N’importe. Interrogez-moi.

Estévan.

Qui a tué le commandeur ?

Mengo.

C’est Fontovéjune.

Estévan.

Chien que tu es ! je vais te martyriser.

Mengo.

Vous aurez beau me tuer, seigneur juge…

Estévan.

Avoue, coquin !

Mengo.

J’avoue.

Estévan.

Eh bien, qui est le coupable ?

Mengo.

C’est Fontovéjune.

Estévan.

Un tour d’estrapade à ce drôle !

Mengo.

Je m’en fiche !

Estévan.

À merveille ! — Bran pour le procès !


Entre UN RÉGIDOR.
Le Régidor.

Que faites-vous donc là ?

Estévan.

Qu’est-il donc arrivé, Quadrado ?

Le Régidor.

Ni plus ni moins que le juge d’information.

Estévan.

Dispersons-nous sur-le-champ.

Le Régidor.

Il vient accompagné d’un capitaine.

Estévan.

Qu’il soit accompagné, s’il veut, du diable. Vous savez maintenant comment il faut répondre.

Le Régidor.

Ils font des arrestations ; ils saisissent tout ce qu’ils rencontrent.

Estévan.

Il n’y a rien à craindre. — Mengo, qui a tué le commandeur ?

Mengo.

Qui ? Fontovéjune.

Ils sortent.



Scène VI.

Le palais du Grand-Maître, à Calatrava.


Entrent LE GRAND MAÎTRE et UN SOLDAT.
Le grand Maître.

Quel affreux événement !… quel triste sort !… Je serais capable de te faire payer de la vie une si déplorable nouvelle.

Le Soldat.

Je ne suis, seigneur, qu’un messager[39], et je n’ai pas voulu vous faire de la peine.

Le grand Maître.

Qu’une populace furieuse se soit portée à un tel excès d’audace ! J’irai avec cinq cents hommes à Fontovéjune, et je détruirai cette ville, de telle sorte que son nom même ne restera pas dans la mémoire des hommes.

Le Soldat.

Calmez-vous, seigneur. Songez qu’ils se sont donnés au roi, et dans les circonstances présentes vous devez prendre garde d’offenser le roi.

Le grand Maître.

Comment ont-ils pu se donner au roi s’ils appartiennent à la commanderie ?

Le Soldat.

Vous pourrez faire valoir vos droits contre Ferdinand.

Le grand Maître.

Jamais procès lui a-t-il ôté ce qu’il avait une fois entre ses mains ? — Ferdinand et Isabelle sont mes souverains, je le reconnais, et puisque les séditieux se sont donnés au roi, je mettrai un frein à ma colère. Je vais le trouver ; c’est le plus sûr parti ; et encore que j’aie commis une faute grave, ma jeunesse me servira d’excuse. Cette démarche ne laisse pas que de me coûter ; mais l’honneur la commande, et je ne dois point mettre de retard dans une chose qui importe autant à ma gloire et à mes intérêts.

Ils sortent.



Scène VII.

La place de Fontovéjune.


Entre LAURENCIA.
Laurencia.

Quelle peine cruelle pour un cœur épris de craindre pour l’objet aimé ! — d’autant que celui qui redoute un malheur pour ce qu’il aime, sent augmenter son amour avec sa crainte. — Plus l’amour est dévoué, plus il est capable d’éprouver d’inquiétudes. Il n’est point de peine légère pour une véritable affection, et les moindres soupçons deviennent d’horribles angoisses. — J’adore mon époux ; et les circonstances où nous sommes me condamnent à trembler pour lui, à moins que le destin ne le favorise. — Sans cesse combattue entre mon amour et mes craintes, — s’il demeure ma peine est certaine, et s’il s’éloigne je meurs de douleur[40].


Entre FRONDOSO.
Frondoso.

Ma chère Laurencia !

Laurencia.

Ô mon époux bien aimé ! comment oses-tu rester ici ?

Frondoso.

C’est mon amour qui m’empêche de t’obéir.

Laurencia.

Mets-toi bien sur tes gardes, ô mon ami !… J’ai peur !

Frondoso.

À Dieu ne plaise, ma chère Laurencia, que je t’abandonne ainsi !

Laurencia.

Ne vois-tu pas avec quelle sévérité l’on traite les autres, et la fureur qui anime ce juge ? Conserve-toi. Fuis sans retard.

Frondoso.

Comment peux-tu me donner un semblable conseil ? Comment pourrais-je laisser mes concitoyens dans le péril, et m’éloigner de toi ? — Cesse de l’exiger. Dans les circonstances où nous nous trouvons, il serait déshonorant pour moi de ne point courir les mêmes dangers que les autres. (On entend des cris derrière la scène.) J’entends des cris, ce me semble — Si je ne me trompe, c’est quelqu’un que l’on met à la torture. Écoutons.

Le Juge, derrière la scène ainsi que les témoins.

Allons, bon vieillard, dites la vérité.

Frondoso.

C’est un vieillard qu’on met à la question.

Laurencia.

Quelle cruauté !

Estévan.

Laissez-moi respirer.

Laurencia.

Dieu ! c’est mon père !

Le Juge.

Je vous laisse. — Répondez, qui a tué Fernand Gomez ?

Estévan.

C’est Fontovéjune.

Laurencia.

Ô mon père ! gloire à toi !

Frondoso.

Quel admirable courage !

Le Juge, au bourreau.

Prends cet enfant. Allons, drôle, serre-le bien. (À l’enfant.) Je ne l’ignore pas, tu sais tout. Fais connaître les coupables… Il s’obstine à se taire. (Au bourreau.) Serre donc, ivrogne.

L’Enfant.

Seigneur, c’est Fontovéjune.

Le Juge.

Par la vie du roi ! misérables, je vous étranglerais de mes mains. Qui a tué le commandeur ?

L’Enfant.

Fontovéjune.

Frondoso.

Se peut-il qu’on donne la question à un enfant et qu’il nie avec cette constance !

Laurencia.

C’est un bon peuple.

Frondoso.

Bon et fort.

Le Juge.

Qu’on mette cette femme sur le chevalet, et qu’on lui donne un bon tour de corde.

Laurencia.

La colère lui fait perdre le sens.

Le Juge.

Soyez sûrs, coquins, que je vous fais tous mourir dans les tourments. — Qui a tué le commandeur ?

Pascale.

Fontovéjune, seigneur.

Le Juge, au bourreau.

Serre.

Frondoso.

Efforts inutiles !

Laurencia.

C’est Pascale qui nie.

Frondoso.

Il n’y a rien là d’étonnant. Des enfants ont eu la même force.

Le Juge.

En vérité, je crois que tu les ménages. Serre donc.

Pascale.

Ah ! Dieu du ciel !

Le Juge.

Va donc, infâme ; es-tu sourd ?

Pascale.

C’est Fontovéjune.

Le Juge.

Amenez ce gros courtaud, qui est là, demi-nu.

Laurencia.

C’est sans doute ce pauvre Mengo.

Frondoso.

Je crains qu’il ne fasse des aveux.

Mengo.

Ahie ! ahie !

Le Juge.

Allons ! serre !

Mengo.

Ahie ! ahie !

Le Juge.

As-tu besoin d’aide ?

Mengo.

Ahie ! ahie !

Le Juge.

Réponds, misérable ; qui a tué le commandeur ?

Mengo.

Ahie ! Je vais vous le dire, seigneur.

Le Juge, au bourreau.

Lâche un peu la main.

Frondoso.

Il va tout avouer.

Le Juge.

Laisse-le en repos.

Mengo.

Doucement ; je vais parler.

Le Juge.

Qui l’a tué ?

Mengo.

Seigneur, c’est Fontovéjune.

Le Juge.

A-t-on jamais vu pareille obstination ! Ils se rient de la douleur, et ceux sur qui l’on compte le plus sont ceux qui nient avec le plus d’audace. — Laisse-les, je suis fatigué.

Frondoso.

Ô Mengo ! que Dieu te récompense !… Tu m’as ôté toutes mes craintes.


Entrent MENGO, BARRILDO et ALONZO.
Barrildo.

Vive Mengo !

Alonzo.

C’est trop juste.

Barrildo.

Vive, vive Mengo !

Frondoso.

Tu as bien raison.

Mengo.

Ahie ! ahie[41] !

Barrildo.

Tiens, ami ; bois, mange.

Mengo.

Ahie ! qu’est ceci ?

Barrildo.

De la confiture de citron.

Mengo.

Ahie !

Frondoso.

Verse-lui à boire.

Barrildo.

En voilà.

Frondoso.

Bon ! cela passe bien.

Laurencia.

Donnez-lui encore à manger.

Mengo.

Ah ! mes amis !

Barrildo.

Encore ce verre à ma santé.

Laurencia.

Il boit à merveille.

Frondoso.

Qui bien nie doit bien boire.

Barrildo.

En veux-tu encore ?

Mengo.

Hélas ! oui.

Frondoso.

Bois, mon brave Mengo ; tu l’as bien gagné.

Laurencia.

Il avale d’un trait.

Frondoso.

Couvrons-le, il a froid.

Barrildo.

Veux-tu encore boire ?

Mengo.

Oui, encore trois coups, hélas !

Frondoso.

Ne t’inquiète pas, il y a encore du vin.

Barrildo.

Bois à ton plaisir, cela t’est dû. — Qu’est-ce que tu éprouves ?

Mengo.

J’ai la poitrine en feu. Rentrons ; je sens que je m’enrhume.

Frondoso.

Va, mon ami. Qui a tué le commandeur ?

Mengo.

Je m’en vais vous le dire… c’est Fontovéjunette[42].

Mengo, Barrildo et le Régidor sortent.
Frondoso.

Il est juste qu’on prenne soin de lui. Et toi, mon amour, réponds ; qui a tué le commandeur ?

Laurencia.

Mon bien, c’est Fontovéjune.

Frondoso.

Est-ce bien vrai ?

Laurencia.

Oui, c’est Fontovéjune.

Frondoso.

Et moi, comment t’ai-je tuée ?

Laurencia.

Par l’amour que tu m’as inspiré.

Ils sortent.



Scène VIII.

La cour d’Isabelle.


Entrent LE ROI et LA REINE.
La Reine.

Je ne croyais pas, seigneur, vous trouver ici ; et je bénis mon sort qui m’a procuré ce plaisir.

Le Roi.

C’est toujours avec le même bonheur que je vous vois ; et comme j’allais en Portugal, j’ai voulu passer par ici.

La Reine.

Dans les circonstances où nous sommes, je serais fâchée que votre majesté se fût dérangée pour m’être agréable.

Le Roi.

Comment avez-vous laissé la Castille ?

La Reine.

En paix, et parfaitement tranquille.

Le Roi.

Cela ne m’étonne pas, puisque vous vous étiez chargée de la pacifier.


Entre DON MANRIQUE.
Manrique.

Le grand maître de Calatrava, qui arrive à l’instant, demande la faveur d’être admis en votre présence.

La Reine.

Je désirerais le voir.

Le Roi.

Je vous engage ma foi, madame, que malgré son extrême jeunesse, il est un vaillant soldat.


Entre LE GRAND MAÎTRE.
Le grand Maître.

Rodrigue Tellez Giron, grand maître de Calatrava, qui ne cessera de célébrer vos louanges, vous demande humblement pardon. Je vous l’avoue, j’ai été trompé, et cédant à de mauvais conseils, je ne me suis pas conduit à votre égard comme je l’aurais dû. Les avis de Fernand Gomez et les intérêts de l’ordre m’ont abusé. Je vous supplie de nouveau de vouloir bien me pardonner ; et si vous daignez m’accorder cette grâce, je serai désormais le plus fidèle, le plus dévoué de vos vassaux. Dans cette guerre de Grenade que vous allez entreprendre, vous verrez la valeur de mon épée ; je veux, en la tirant du fourreau, répandre la terreur parmi les Mores, et planter sur leurs créneaux orgueilleux l’étendard à la croix rouge. J’emmènerai avec moi cinq cents soldats à cette expédition. — Je vous en donne ma parole, sire, vous n’aurez plus à vous plaindre de moi à l’avenir.

Le Roi.

Relevez-vous, grand maître. Vous êtes venu, il suffit ; vous devez être bien reçu.

Le grand Maître.

Vous êtes la consolation des malheureux.

La Reine.

Vous montrerez sur le champ de bataille que vous savez aussi bien faire que bien dire.

Le grand Maître.

Vous êtes, madame, une autre Esther, et vous, sire, un autre Assuérus[43].


Entre MANRIQUE.
Manrique.

Sire, le juge d’information que vous avez envoyé à Fontovéjune, voudrait rendre compte de sa mission à votre majesté.

Le Roi, à la Reine.

C’est à vous de juger les coupables.

Le grand Maître.

Si cela ne vous eût point regardé, sire, je leur aurais appris à tuer des commandeurs.

Le Roi.

Ce n’est plus votre affaire.

La Reine, au Grand Maître.

J’espère que, s’il plaît à Dieu, nous reverrons encore le pouvoir en vos mains.


Entre LE JUGE.
Le Juge.

D’après vos ordres, sire, je me suis rendu à Fontovéjune, et j’ai mis tous mes soins à découvrir les auteurs du crime. Je n’ai pu obtenir aucun renseignement. À ma demande, qui est le coupable ? tous les témoins unanimes, avec un cœur inébranlable, répondaient : Fontovéjune. J’ai eu beau en soumettre plus de trois cents à une torture rigoureuse, il m’a été impossible d’en tirer autre chose. J’ai approché du chevalet jusqu’à des enfants de dix ans, et ni par tourments, ni par menaces, je n’ai rien pu savoir. Donc, puisqu’il est si difficile d’arriver à la vérité, il faut, sire, ou leur pardonner à tous, ou les mettre tous à mort. Les voici qui arrivent en masse, et il ne tient qu’à vous, sire, de vous assurer de ce que je vous rapporte.

Le Roi.

Qu’on les fasse entrer.


Entrent les Alcades, les Paysans et les Paysannes de Fontovéjune.
Laurencia.

Ne sont-ce pas les rois ?

Frondoso.

Oui, ce sont les maîtres souverains de la Castille.

Laurencia.

Qu’ils sont beaux l’un et l’autre !… Que saint Antoine les bénisse !

La Reine.

Voici donc les mutins ?

Estévan.

Fontovéjune, madame, se jette à vos pieds pour vous offrir ses services. L’insupportable tyrannie, l’excessive cruauté du commandeur, qui nous faisait mille outrages, a été la cause de son malheur. Sans pitié et sans mœurs, il nous prenait nos biens, et forçait nos femmes et nos filles.

Frondoso.

Cette jeune villageoise, que le ciel m’a accordée pour mon bonheur, le soir même de mes noces, il l’emmena dans sa maison comme si elle eût été à lui ; et si sa vertu et son courage ne lui eussent donné des forces pour résister, vous pouvez deviner ce qu’il serait advenu[44].

Mengo.

Et moi, ne puis je pas parler aussi ? — Si vous m’en accordez la permission, vous serez émerveillé de savoir comme il m’a arrangé. Parce que je voulus défendre une jeune fille contre les violences de ses gens, ce maudit Néron me fit traiter de telle façon, qu’à un certain endroit ma peau devint aussi rouge qu’une tranche de saumon. Trois hommes battirent la mesure sur mon dos avec une telle constance, que je m’en ressens encore, quoique, pour tanner mon pauvre cuir, j’aie plus dépensé en poudre de myrte que ne vaut tout mon patrimoine.

Estévan.

Sire, nous voulons être à vous. Vous êtes notre seigneur naturel, et à ce titre nous avons déjà inauguré vos armoiries. Nous comptons sur votre clémence ; et nous espérons que vous aurez confiance en nous, malgré l’excès où nous a poussés sa cruelle tyrannie.

Le Roi.

Quelque grave qu’ait été le crime, comme il n’est pas possible d’en reconnaître légalement les auteurs, je suis forcé de le pardonner. Puisque votre ville s’est mise sous ma protection, elle y demeurera provisoirement, jusqu’à ce qu’il se trouve quelque commandeur à qui nous puissions la transmettre.

Frondoso.

Le langage du roi est celui de la sagesse. (Au public.) Et c’est ainsi, noble assemblée, que finit Fontovéjune.



  1. Le nom de Fuente-Ovejuna revenant fréquemment dans la pièce, nous avons cru devoir le franciser. Les noms de la plupart des villes d’Espagne ont été francisés de la même manière. Je citerai seulement comme exemple Fuenterrabia, dont nous avons fait Fontarabie.
  2. Voyez page 91, note 2.
  3. Voyez la Chronique de l’Ordre de Calatrava, par Fr. Francisco de Rades et Andrade, ch. xxxviii.
  4. Dans deux autres de ses comédies, Peribañez et les Commandeurs de Cordoue, Lope de Vega a peint des commandeurs des ordres militaires, également débauchés et qui périssent également de mort violente.
  5. Don Rodrigue Tellez Giron fut nommé grand maître par la résignation de son père, en 1466, à l’âge de huit ans. Il prit l’administration de l’ordre en 1475, à la mort de son oncle Pacheco, grand maître de Saint-Jacques. Il fut tué au siége de Loxa, en 1482.
  6. Roxo veut dire roux. Primitivement ce fut sans doute un sobriquet donné à quelque ancêtre de notre personnage ; mais ici c’est un nom de famille, et c’est pourquoi nous n’avons pas cru devoir le traduire, non plus que les noms Redondo (le rond) et del Poso (du puits), qui se trouvent vers la fin de la première journée.
  7. Le commandeur mayor (el comendador mayor) était l’un des chefs de l’ordre, et n’avait au-dessus de lui que le grand maître. — littéralement nou devions traduire mayor par major ou majeur ; mais nous avons craint que l’un ou l’autre de ces mots ne donnât une fausse idée, et nous avons préféré conserver le mot espagnol, déjà employé avant nous par les écrivains français qui, au dix-septième siècle, ont eu l’occasion de parler de la cours d’Espagne.
  8. Porque no podre llamaros
    Maestre de la cruz roza
    Que teneis al pecho, en tanto
    Que teneis la blanca espada.

  9. Il y a ici un jeu de mots intraduisible. Il porte sur le sens de giron, qui signifie haillon, morceau d’étoffe, pièce mise à un vêtement. Littéralement : « Et vous, chiffon sans égal, vous devez devenir un manteau, une cape qui couvre le temple de vos augustes ancêtres. »
  10. Comme nous dirions en français : Non, c’est le chat !
  11. L’espagnol dit pardiez pour por Dios.
  12. Y mas precio al medio dia
    Ver la vaca entre las coles
    Haciendo mil caracoles
    Con espumosa armonia
    , etc., etc.

  13. Dans l’espagnol, à l’endroit où nous avons mis biau, biau ! il y a tio, tio (oncle), — et ici judio, judio (juif). Nous avons tâché de reproduire l’onomatopée plutôt que le sens littéral.
  14. Ici encore il y a une grâce qui repose sur une ressemblance de sons que nous avons tâché de reproduire :

    Las tias somos judias, etc., etc.

  15. Les Espagnols emploient plus fréquemment que nous la métaphore de sel pour esprit, et elle est chez eux du langage populaire.
  16. Nous avons traduit aussi littéralement que possible cette métaphore un peu subtile. Le sens de cette phrase s’explique par ce qui suit.
  17. Le mot cuero signifie en même temps une outre à mettre le vin et du cuir. On n’a même donné aux outres ce nom de cueros qu’à cause de la matière dont elles sont faites. Mot à mot : « Si vous habillez vos soldats de ces cuirs, etc., etc. »
  18. Assi lo creo, señores.
  19. Littéralement : « Votre maître n’a-t-il pas assez de toute la viande qu’on lui a présentée ? — C’est de la vôtre qu’il a envie. — Eh bien ! qu’il crève de faim. »
  20. Dans l’original, Frondoso dit qu’il enrage ou qu’il est enragé, et Laurencia lui répond de se faire saluer. Les saludadores (ceux qui saluaient) étaient des gens qui prétendaient avoir le don de guérir la rage, l’épilepsie, etc., etc., au moyen de certaines simagrées.
  21. Mot à mot, « cette république. »
  22. On appelle en Espagne el mentidero (la mensongerie) l’endroit où se débitent les nouvelles. C’est d’ordinaire la place publique, devant l’église.
  23. Lope de Vega avait étudié à Alcala.
  24. Beaucoup d’auteurs faméliques publiaient leurs ouvrages sous le nom de Lope de Vega.
  25. Le texte dit : « Fait trembler Grenade et Cordoue. » Cordoue était alors au pouvoir des chrétiens.
  26. La montera était une espèce de casquette, de bonnet, que les hommes nobles portaient en temps de paix et en voyage.
  27. La vare était le signe du commandement de l’alcade.
  28. El buñolero, c’est non-seulement celui qui vend les beignets, mais celui qui les fait.
  29. Encore aujourd’hui, en Espagne, on emploie le miel pour sucrer les beignets.
  30. Il y a ici une grâce intraduisible sur le double sens du mot cardenal, cardinal et meurtrissure. Littéralement : « On peut encore voir sur moi les cardinaux (ou les meurtrissures) sans aller à Rome. »
  31. No han venido a la junta ?
  32. Il y a dans l’histoire d’Espagne plusieurs exemples de la réalisation de déterminations semblables.
  33. L’original ajoute : « Jusqu’à la nuit des noces, cette obligation court pour le compte du père, et non pour celui du mari ; car si j’achète un bijou, jusqu’à ce qu’il me soit délivré, je ne puis avoir à ma charge ni les frais de garde, ni les risques à courir de la part des voleurs. » À l’exemple de M. la Beaumelle, qui avant nous avait traduit cette pièce, nous avons cru devoir supprimer cette phrase.
  34. Ovejas soys, bien lo dize
    De Fuente Ovejuna el nombre.

    Mot à mot : « Vous êtes des brebis, comme le dit le nom de Fontovéjune (fontaine aux brebis). »

  35. Le mot dont se sert Mengo est beaucoup plus fort ; c’est le mot alcahuete, dont nous avons déjà dit plusieurs fois le véritable sens.
  36. Moriré matando.

    Nous avons reproduit littéralement l’expression espagnole, qui est pleine d’énergie.

  37. Il y a dans l’espagnol un jeu de mots analogue.
  38. En el ayuntamiento.
  39. Une vieille romance espagnole dit :

    Mensajero soys, amigo,
    Y no mereceis culpa, no.

    « Vous n’êtes que le messager, mon ami, et ce n’est pas vous qu’il faut punir »

  40. <Dans l’original ce monologue forme un sonnet.
  41. Il y a dans le reste de cette scène un jeu de mots continuel sur ay (ah ! ahie ! interjection de douleur) et hay, que l’on écrit souvent de même (il y a, ou il y en a, ou y en a-t-il ? )
  42. Fuente-Ovejunica, diminutif de Fuente-Ovejuna.
  43. Vos soys une bella Ester,
    Y vos un Xerxes divino.

  44. Dans la première scène de la troisième journée, Laurencia ne dit pas qu’elle ait eu la force de résister au commandeur ; mais ici c’est le mari qui parle.