Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Barni)/Seconde section

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DEUXIÈME SECTION.


PASSAGE


Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs


Si jusqu’ici nous avons tiré notre concept du devoir du commun usage de notre raison pratique, il n’en faut pas du tout conclure que nous l’avons traité comme un concept empirique. L’expérience est bien loin de suffire ici : demandez-lui des instructions sur la conduite des hommes, vous aurez à vous plaindre souvent, et, ce semble, légitimement, de ne pouvoir citer un seul exemple certain de l’intention d’agir par devoir car, encore que beaucoup d’actions soient conformes à ce que le devoir ordonne, il reste toujours douteux si elles ont été véritablement faites par devoir et ont ainsi une valeur morale. C’est pourquoi il y a eu dans tous les temps des philosophes, qui ont absolument nié la réalité de cette intention, dans les actions humaines, et tout rapporté à un amour-propre plus ou moins raffiné, sans pourtant révoquer en doute la vérité du concept de la moralité. Ils déploraient profondément nu contraire la fragilité et la corruption de la nature humaine, assez noble pour placer dans une si haute idée la règle de sa conduite, mais aussi trop faible pour la suivre, et regrettaient amèrement qu’elle ne se servit de la raison, dont la destination est de lui donner des lois, qu’au profit de ses penchants, soit pour obtenir ainsi la satisfaction de quelqu’un d’eux en particulier, soit, tout au plus, pour les concilier tous entre eux le mieux possible.

Dans le fait il est absolument impossible de prouver par l’expérience, avec une entière certitude, l’existence d’un seul cas ou la maxime d’une action, d’ailleurs conforme au devoir, a reposé uniquement sur des principes moraux et sur la considération du devoir. A la vérité il arrive quelquefois que, malgré le plus scrupuleux examen de nous-mêmes, nous ne découvrons pas quel autre motif que le principe moral du devoir aurait pu être assez puissant pour nous porter à telle ou telle bonne action et à un si grand sacrifice mais nous ne pouvons en conclure avec certitude qu’en réalité quelque secret mouvement de l’amour de soi n’a pas été, sous la fausse apparence de cette idée, la véritable cause déterminante de notre volonté. Nous aimons à nous flatter en attribuant à nos motifs une noblesse qu’ils n’ont pas, et, d’un autre côté, il est impossible, même a l’examen le plus sévère, de pénétrer parfaitement les mobiles secrets de nos actions. Or, quand il s’agit de valeur morale, il n’est pas question des actions, qu’on voit, mais des principes intérieurs de ces actions, qu’on ne voit pas.

C’est pourquoi on ne peut rendre un plus grand service à ceux qui tiennent toute moralité pour une chimère de l’imagination humaine, exaltée par l’amour-propre, que de leur accorder que les concepts du devoir doivent être uniquemen dérivés de l’expérience (comme d’ailleurs tous les autres concepts qu’on trouve fort commode de rapporter à la même origine) ; c’est leur préparer un triomphe certain. Je veux bien admettre, pour l’honneur de l’humanité, que la plupart de nos actions sont conformes au devoir ; mais si l’on examine de plus près le poids et la valeur, on voit partout paraître loe cher moi, et l’on trouve que c’est toujours lui que nous avons en vue dans nos actions, et non l’ordre sévère du devoir, lequel exige souvent une entière abnégation du moi-même. Un observateur du sang-froid, qui ne prend pas le désir, même le plus vif, de faire le bien pour le bien lui-même, peut, sans être un ennemi de la vertu, douter en certains moments (surtout si l’expérience et l’observation ont, pendant de longues années, exercé et fortifié son jugement) qu’il existe réellement dans le monde quelque véritable vertu. Et, puisqu’il en est ainsi, il n’y a qu’une chose qui puisse sauver nos idées du devoir d’une ruine complète, et maintenir dans l’âme le respect que nous devons à cette loi, c’est d’être clairement convaincu, que, quand il n’y aurait jamais eu d’action dérivée de cette source pure, il ne s’agit pas de ce qui a ou n’a pas lieu, mais de ce qui doit avoir lieu, ou de ce que la raison ordonne par elle-même et indépendamment de toutes les circonstances ; qu’ainsi la raison prescrit inflexiblement *[1] des actions dont le monde n’a peut-être jusqu’ici fourni aucun exemple, et dont la possibilité *[2] même peut être douteuse pour celui qui rapporte tout à l’expérience, et que, par exemple, quand même il n’y aurait pas encore eu jusqu’ici d’ami sincère, la sincérité dans l’amitié n’en serait pas moins obligatoire pour tous les hommes, puisque ce devoir, comme devoir en général, réside, antérieurement à toute expérience, dans l’idée d’une raison qui détermine la volonté par des principes a priori.

Si l’on ajoute qu’à moins de soutenir que le concept de la moralité est absolument faux et sans objet, il faut admettre que la loi morale ne doit pas seulement valoir pour des hommes, mais pour tous les êtres raisonnables en général, et qu’elle ne dépend pas de conditions contingentes et ne souffre pas d’exceptions, mais qu’elle est absolument nécessaire, il est clair qu’aucune expérience ne peut nous conduire à ingérer même la possibilité de cette loi apodictique. En effet de quel droit honorer d’un respect sans bornes, comme un précepte qui s’applique à tous les êtres raisonnables, ce qui n’a peut-être de valeur que dans les conditions contingentes de l’humanité ? Et comment pourrions-nous considérer les lois de notre volonté comme étant celles de la volonté de tout être raisonnable en général et ne les considérer même comme n’étant des lois pour nous qu’à ce titre, si elles étaient purement empiriques, et si elles n’avaient pas une origine tout a priori dans la raison pure pratique ? Aussi n’y aurait-il rien de plus de plus funeste à la moralité que de vouloir la tirer d’exemples. En effet quelque exemple qu’on m’en propose, il faut d’abord que je le juge d’après les principes de la moralité, pour savoir s’il est digne de servir de modèle, et, par conséquent, il ne peut me fournir lui-même le concept de la moralité. Le Juste même de l’Évangile ne peut être reconnu pour tel qu’à la condition d’avoir été comparé à notre idéal de perfection morale ; aussi dit-il de lui-même : « Pourquoi m’appelez-vous bon (moi que vous voyez) ? Nul n’est bon (le type du bien) que Dieu seul (que vous ne voyez pas) *[3] » Mais d’où avons-nous tirée l’idée de Dieu conçu comme souverain bien ? Uniquement de l’idée que la raison nous trace a priori de la perfection morale et lie inséparablement au concept d’une volonté libre. L’imitation est exclue de la morale, et les exemples ne peuvent servir qu’a encourager, en montrant que ce que la loi ordonne est praticable, et en rendant visible **[4] ce que la règle pratique exprime d’une manière générale, mais ils ne peuvent remplacer leur véritable original, qui réside dans la raison, et servir eux-mêmes de règles de conduite.

Si donc il n’y a pas de véritable principe suprême de la moralité qui ne soit indépendant de toute expérience, et qui ne repose uniquement sur la raison pure, je crois qu’il n’est pas nécessaire de demander s’il est bon, lorsqu’on veut donner à-propos la connaissance morale un caractère philosophique et la distinguer de la connaissance vulgaire, d’exposer ces concepts en général (in abstracto), tels qu’ils existent a priori, ainsi que les principes qui s’y rattachent. Mais, de nos jours, cette question pourrait bien être nécessaire. En effet qu’on recueille les suffrages, pour savoir laquelle doit être préférée, de la connaissance rationnelle pure, dégagée de tout élément empirique, c’est-à-dire de la métaphysique des mœurs, ou de la philosophie pratique populaire, et l’on verra bientôt de quel côté penche la balance.

Il est sans doute louable de descendre jusqu’aux concepts populaires, lorsqu’on s’est d’abord élevé jusqu’aux principes de la raison pure, et qu’on les a mis en pleine lumière. C’est ainsi qu’après avoir fondé d’abord la doctrine des mœurs sur la métaphysique, et l’avoir par là solidement établie, on pourrait tenter de la rendre accessible, en lui donnant un caractère populaire. Mais il est tout à fait absurde de rechercher ce caractère dans les premiers essais, qui doivent servir à fixer exactement les principes. En procédant ainsi, on ne peut pas même prétendre au mérite extrêmement rare d’une véritable popularité philosophique, car il n’y a aucun mérite à se faire comprendre du vulgaire, quand on renonce à toute solidité et à toute profondeur ; et, en outre, on n’aboutit qu’à un misérable mélange d’observations entassées sans discernement et de principes à moitié raisonnables en apparence, dont les têtes légères peuvent bien se repaître, parce qu’elles y trouvent un aliment pour leur bavardage quotidien mais où les clairvoyants ne trouvent que confusion, et dont ils détournent les yeux avec dégoût, sans pouvoir toutefois y porter remède. Et cependant les philosophes, qui découvrent la fausseté de toutes ces apparences, trouvent peu d’accueil, quand ils demandent à être dispensé, pour quelque temps, de cette prétendue popularité, afin d’acquérir le droit de redevenir populaires, lorsqu’ils auront une fois bien déterminé les principes.

Parcourez les traités de morale composés dans ce goût favori ; vous y trouverez tantôt la destination particulière de la nature humaine (dans laquelle se trouve comprise l’idée d’une nature raisonnable en général), tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentiment moral, là la crainte de Dieu, quelque chose de ceci, mais quelque chose aussi de cela, le tout confondu en un merveilleux mélange, sans qu’on s’avise jamais du se demander si les principes de la moralité doivent être cherchés dans la connaissance de la nature humaine qui ne s’acquiert que par l’expérience), et, puisqu’il n’en est pas ainsi, puisque ces principes sont tout à fait a priori, purs de tout élément empirique, et doivent être cherchés uniquement dans les concepts purs de la raison, et nulle part ailleurs, en quoi que ce soit, sans qu’on songe à faire de cette étude une philosophie pratique pure, ou une métaphysique 1[5] des mœurs (s’il est encore permis de se servir d’un mot si décrié), à la traiter ainsi séparément, et à lui donner toute la perfection dont elle est capable par elle-même, en engageant le public, qui demande quelque chose de populaire, à prendre patience jusqu’à l’achèvement de cette entreprise.

Une telle métaphysique des mœurs, parfaitement isolée, n’empruntant rien ni à l’anthropologie, ni à la théologie, ni à la physique, ni à l’hyperphysique, encore moins à des qualités occultes (qu’on pourrait appeler hypophysique, n’est pas seulement le fondement indispensable de toute véritable connaissance théorique des devoirs, mais elle est aussi un desideratum de la plus haute importance pour la pratique même de ces devoirs. En effet la considération du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et dégagée de tout élément étranger, c’est-à-dire de tout attrait sensible, a sur le cœur humain, par la seule vertu de la raison (laquelle reconnaît tout d’abord qu’elle peut être pratique par elle-même), une influence bien supérieure à celle de tous les autres mobiles 1[6], qu’on peut trouver dans le champ de l’expérience, car la conscience de la dignité de la raison nous donne du mépris pour tous ces mobiles et prépare ainsi peu à peu sa domination. Au lieu de cela, supposez une morale mixte, composée à la fois de mobiles sensibles et de concepts rationnels, l’esprit flottera entre des motifs, qui, ne pouvant être ramenés à aucun principe, le conduiront peut-être au bien par hasard, mais plus souvent le conduiront au mal.

Il résulte clairement de ce qui précède que tous les concepts moraux sont tout à fait a priori et ont leur source et leur siège dans la raison, dans la raison la plus vulgaire, aussi bien que dans la raison la plus exercée par la spéculation ; que ces concepts ne peuvent être abstraits d’aucune connaissance empirique et, par conséquent contingente ; que c’est précisément cette pureté d’origine qui fait leur dignité, et leur permet de nous servir de principes pratiques suprêmes ; qu’on ne peut rien y ajouter d’empirique, sans diminuer d’autant leur véritable influence et la valeur absolue des actions ; qu’il n’est pas seulement de la plus grande nécessité sous le rapport théorique, ou pour la pure spéculation, mais aussi de la plus haute importance sous le rapport pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les présenter purs et sans mélange, et même de déterminer toute la sphère de cette connaissance pratique rationnelle ou pure, c’est-à-dire toute la puissance de la raison pure pratique ; que, si la philosophie spéculative permet et trouve même quelquefois nécessaire de faire dépendre ses principes de la nature particulière de l’homme, les lois morales devant s’appliquer à tout être raisonnable en général, doivent être tirés du concept général d’un être raisonnable, et que, par conséquent, la morale, qui, dans son application à des hommes, a besoin de l’anthropologie, doit être traitée d’abord tout à fait indépendamment de celle-ci, comme une philosophie ̃pure, c’est-à-dire comme une métaphysique (ce qui peut se faire aisément dans cette espace de connaissance tout abstraite) ; qu’enfin quiconque ne sera pas en possession d’une telle science, non-seulement essaiera vainement d’établir une théorie spéculative, exacte et complète, de la morale du devoir, mais sera même incapable, en ce qui concerne la pratique » ordinaire et particulièrement l’enseignement moral, de fonder les mœurs sur leurs véritables principes, de produire ainsi des dispositions morales vraiment pures, et de préparer les cœurs à l’accomplissement du plus grand bien possible dans le monde.

Pour nous élever dans ce travail par une gradation naturelle, non plus seulement du jugement moral vulgaire (qui est ici fort digne d’estime au jugement philosophique comme nous l’avons déjà fait, mais d’une philosophé populaire, qui ne va que jusqu’où elle peut se traîner à l’aide des exemples, à la métaphysique (qui ne se laisse arrêter par rien d’empirique, et qui, devant mesurer toute l’étendue du domaine de cette espèce de connaissance rationnelle, s’élève jusqu’aux idées, où les exemples mêmes nous abandonnent), nous suivrons et nous décrirons clairement la puissance pratique de la raison, depuis ses règles universelles de détermination, jusqu’au point où nous en verrons jaillir le concept du devoir.

Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Mais il n’y a que les êtres raisonnables qui aient la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après des principes, ou qui aient une volonté. Puisque la raison est indispensable pour dériver les actions des lois, la volonté n’est autre chose que la raison pratique. Si, dans un être, la raison détermine inévitablement la volonté, les actions de cet être, qui sont objectivement nécessaires, le sont aussi subjectivement, c’est-à-dire que sa volonté est la faculté de ne choisir que ce que la raison, dégagée de toute influence étrangère regarde comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon. Mais, si la raison ne détermine pas seule la volonté, si celle-ci est soumise en outre à des conditions subjectives (à certains mobiles), qui ne s’accordent pas toujours avec les principes objectifs ; en un mot, si (comme il arrive chez l’homme) la volonté n’est pas en soi entièrement conforme à la raison, alors les actions, reconnues objectivement nécessaires, sont subjectivement contingentes, et pour une telle volonté, une détermination conforme à des lois objectives suppose une contrainte 1[7] ; c’est-à-dire que le rapport des lois objectives à une volonté, qui n’est pas absolument bonne, est représenté comme une détermination de la volonté d’un être raisonnable qui obéit à des principes de la raison, mais qui n’y est point par sa nature nécessairement fidèle.

Un principe objectif qu’on se représente comme contraignant la volonté 2[8]s’appelle un ordre 3[9] (de la raison), et la formule de l’ordre, un impératif.

Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir 4[10] et désignent ainsi le rapport d’une loi objective de la raison à une volonté, qui, à cause de sa nature subjective, n’est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu’il faudrait faire ou éviter telle ou telle chose, mais ils le disent à une volonté, qui n’agit pas toujours par ce motif qu’elle se représente son action comme bonne à faire. Cela est pratiquement bon 5[11], qui détermine la volonté au moyen des représentations de la raison, c’est-à-dire par des principes objectifs, ayant une valeur égale pour tout être raisonnable, et non par des principes subjectifs. Ce bien pratique est fort distinct de l’agréable, c’est-à-dire de ce qui n’a pas d’influence sur la volonté comme un principe de la raison, applicable à tous, mais seulement un moyen de la sensation, ou par des causes purement subjectives, qui n’ont de valeur que pour la sensibilité de tel ou tel individu 1[12].

Une volonté parfaitement bonne serait donc soumise aussi bien qu’une autre à des lois objectives (aux lois du bien), mais on ne pourrait se la représenter comme contrainte par ces lois à faire le bien, puisque, en vertu de sa nature subjective, elle se conforme d’elle-même au bien, dont la représentation seule peut la déterminer. Ainsi, pour la volonté divine et en général pour une volonté sainte, il n’y a point d’impératifs : le devoir est un mot qui ne convient plus ici puisque le vouloir est déjà par lui-même nécessairement conforme à la loi. Les impératifs ne sont donc que de formules qui expriment le rapport de lois objectives du vouloir en général à l’imperfection subjective de la volonté de tel ou tel être raisonnable, par exemple de la volonté humaine.

Or tous les impératifs ordonnent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d’une action possible comme moyen pour quelque autre chose, qu’on désiro (ou du moins qu’il est possible qu’on désire} obtenir. L’impératif catégorique sérait celui qui représenterait une action comme étant par elle-même, et indépendamment de tout autre but, objectivement nécessaire.

Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par là comme nécessaire pour un sujet capable d’être pratiquement déterminé par la raison, tous les impératifs sont des formules qui déterminent l’action qui est nécessaire suivant le principe d’une volonté bonne à quelqu’égard. Or, si l’action n’est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l’impératif est hypothétique si elle est représentée comme bonne en soi, et. par conséquent, comme devant être nécessairement le principe d’une volonté conforme à la raison, alors l’impératif est catégorique.

L’impératif exprime donc l’action qu’il est possible et bon de faire, et il représente la règle pratique en rapport avec une volonté qui ne fait pas immédiatement une chose, parce qu’elle est bonne, soit que le sujet de celle volonté ne sache pas toujours qu’elle est bonne, soit que, le sachant, ses maximes puissent être opposées aux principes objectifs de la raison pratique. L’impératif hypothétique exprime seulement que telle action est bonne pour quelque but possible ou réel. Dans le premier cas, le principe est problématiquement pratique ; dans le second, assertoriquement. L’impératif catégorique, qui présente l’action comme objectivement nécessaire par elle-même et indépendamment de tout autre but, est un principe (pratique) apodictique.

On conçoit que tout ce que les forces d’un être raisonnable sont capables de produire puisse devenir une fin pour quelque volonté, et, par conséquent, les principes qui présentent une action comme nécessaire pour arriver à une certaine fin, qu’il est possible d’atteindre par ce moyen, sont dans le fait infiniment nombreux. Toutes les sciences ont une partie pratique qui se compose de propositions où l’on établit qu’une certaine fin est possible pour nous, et d’impératifs qui indiquent comment on y peut arriver. Ceux-ci peuvent donc être appelés en général des impératifs de l’habileté *[13]. La question ici n’est pas de savoir si le but qu’on se propose est raisonnable et bon, il ne s’agit que de ce qu’il faut faire pour l’atteindre. Les préceptes que suit le médecin, qui veut guérir radicalement son malade, et ceux que suit l’empoisonneur, qui veut tuer son homme à coup sur, ont pour tous deux une égale valeur, en ce sens qu’ils leur servent également à atteindre parfaitement leur but. Comme on ne sait pas dans la jeunesse quels buts l’on pourra avoir à poursuivre dans lu cours de la vie, les parents cherchent à faire apprendre beaucoup de choses à leurs enfants ; ils veulent leur donner de l’habileté pour toutes sortes de fins, que ceux-ci n’auront peu-être jamais besoin de se proposer, mais qu’il est possible aussi qu’ils aient à poursuivre : et ce soin est si grand chez eux qu’ils négligent ordinairement de former et de rectifier le jugement de leurs enfants sur la valeur même des choses, qu’ils pourront avoir à se proposer pour fins.

Il y a pourtant une fin qu’on peut admettre comme réelle dans tous les êtres raisonnables (en tant qu’êtres dépendants, et soumis, nomme tels, à des impératifs ̃ ; c’est-à-dire une fin dont la poursuite n’est plus une simple possibilité, mais dont on peut affirmer avec certitude que tous les hommes la poursuivent en vertu d’une nécessité de leur nature ; et cette fin. c’est le bonheur. L’impératif hypothétique, qui exprime la nécessité pratique de l’action comme moyen pour arriver au bonheur, est assertorique. On ne peut le présenter comme nécessaire pour un but incertain et purement possible, mais pour un but qu’on peut supposer avec certitude et a priori dans tous les hommes, parce qu’il est dans leur nature. Or on peut donner le nom de prudence[14] en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l’habileté dans le choix des moyens qui peuvent nous conduire au plus grand bien-être possible. Ainsi l’impératif, qui se rapporte au choix des moyens propres à nous procurer le bonheur, c’est-à-dire le précepte de la prudence, n’est toujours qu’un impératif hypothétique : il n’ordonne pas l’action d’une manière absolue mais seulement comme un moyen pour un autre but.

Enfin il n un impératif qui nous ordonne immédiatement une certaine conduite, sans avoir lui-même pour condition une autre fin relativement à laquelle cette conduite ne serait qu’ua moyen. Cet impératif est catégorique. Il ne concerne pas la matière de l’action et ce qui en doit résulter, mais la forme et le principe d’où elle résulte elle-même, et ce qu’elle contient d’essentiellement bon réside dans l’intention, quel que soit d’ailleurs le résultat. Cet impératif peut être nommé impératif de la moralité.

Il est clair que ces trois espèces de principes contraignent différemment notre volonté, et par là différencient le vouloir. Pour rendre sensible cette différence, on ne pourrait, je crois, les désigner plus exactement qu’en appelant les premiers règles de l’habileté ; les seconds, conseils de la prudence ; les troisièmes, ordres (lois) de la moralité. En effet le mot loi renferme l’aidée d’une nécessité inconditionnelle, qui est en même temps objective, et dont, par conséquent, la valeur est universelle, et les ordres sont des lois auxquelles on doit l’obéissance, c’est-à-dire qu’il faut suivre, même contre son inclination, le mot conseil emporte aussi l’idée de nécessité, mais d’une nécessité subordonnée à une condition subjective et contingente, c’est-à-dire, à cette condition que tel ou tel homme place son bonheur en telle ou telle chose. L’impératif catégorique, au contraire, n’étant subordonné à aucune condition, étant absolument quoique pratiquement nécessaire, peut être justement appelé un ordre. On pourrait encore appeler les impératifs de la première espèce, techniques se rapportant à l’art ; ceux de la seconde, pragmatique 1[15] (se rapportant à la prospérité) ; ceux de fa troisième enfin, moraux (se rapportant à la liberté de la conduite en général, c’est-à-dire aux mœurs).

Maintenant la question est de savoir comment sont possibles tous ces impératifs. On ne demande point par la comment on peut concevoir l’accomplissement de l’action qu’ordonne l’impératif, mais seulement la contrainte de la volonté qu’il exprime. Il n’est besoin d’aucune explication particulière pour montrer comment est possible un impératif de l’habileté. Qui veut la fin, veut (si la raison exerce une influence décisive sur sa conduite) les moyens indispensablement nécessaires, qui sont en son pouvoir. Cette proposition est, en ce qui concerne le vouloir, analytique ; car dans l’acte par lequel je veux un objet, comme mon effet, est déjà impliquée ma causalité, comme causalité d’une cause agissante, c’est-à-dire l’emploi des moyens, et l’impératif déduit le concept d’actions nécessaires pour cette fin du concept même de l’acte qui consiste à vouloir cette fin. Il est vrai que, pour déterminer les moyens qui peuvent conduire au but qu’on se propose, il faut avoir recours à des propositions entièrement synthétiques ; mais ces propositions ne concernent pas le principe, l’acte de la volonté, mais l’objet à réaliser. Ainsi, par exemple, que, pour diviser, d’après un principe certain, une ligne droite en deux parties égales, il faille, des deux extrémités de cette ligne, décrire deux arcs de cercle, c’est là sans doute ce que les mathématiques nous enseignent par des propositions synthétiques, mais que, sachant qu’il n’y a pas d’autre moyen pour produire l’effet qu’on se propose, on veuille ce moyen, si on veut véritablement cet effet, c’est là une proposition analytique ; car me représenter une chose comme un effet que je puis produire d’une certaine manière, et me représenter moi-même, relativement cette chose, comme agissant de cette manière, c’est tout un.

S’il était aussi facile de donner un concept déterminé du bonheur, les impératifs de la prudence ne différeraient pas de ceux de l’habileté et seraient également analytiques. En effet on dirait ici comme là que, qui veut la fin, veut aussi (nécessairement, s’il est raisonnable,) les seuls moyens qui soient en son pouvoir pour y arriver. Mais, hélas ! le concept du bonheur est si indéterminé, que, quoique chacun désire être heureux, personne ne peut dire au juste et de manière conséquente ce qu’il souhaite et veut véritablement. La raison en est que, d’un côté, les éléments qui appartiennent au concept du bonheur sont tous empiriques, c’est-à-dire doivent être dérivés de l’expérience, et que, de l’autre, l’idée du bonheur exprime un tout absolu, un maximum de bien-être pour le présent et pour l’avenir. Or il est impossible qu’un être fini, quelque pénétration et quelque puissance qu’on lui suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse, que de soucis, d’envie et d’embûches ne pourra-t-il pas attirer sur lui ! Veut-il des connaissances et des lumières, peut-être n’acquierera-t-il plus de pénétration que pour trembler à la vue de maux auxquels il n’aurait pas songe sans cela et qu’il ne peut éviter, ou pour accroître le nombre déjà trop grand de ses désirs, en se créant de nouveaux besoins. Veut-il une longue vie, qui lui assure que ce ne sera pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé, combien de fois la faiblesse du corps n’a-t-elle pas préservé l’homme d’égarements où l’aurait fait tomber une santé parfaite ? Et ainsi de suite. En un mot, l’homme est incapable de déterminer, d’après quelque principe, avec une entière certitude, ce qui le rendrait véritablement heureux, parce qu’il lui faudrait pour cela l’omniscience. Il est donc impossible d’agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés ; on ne peut que suivre des conseils empiriques, par exemple, ceux de s’astreindre à un certain régime, ou de foire des économies, ou de se montrer poli, réservé, etc., toutes choses que l’expérience nous montre comme étant en définitive les meilleurs moyens d’assurer notre bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, n’ordonnent pas, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent présenter les actions objectivement comme pratiquement nécessaires ; qu’il faut les regarder plutôt comme des conseils (consilia) que comme des ordres (præcepta) de la raison ; que chercher à déterminer d’une manière certaine et générale quelle conduite peut assurer le bonheur d’un être raisonnable est un problème entièrement insoluble, et que, par conséquent, il n’y a pas d’impératif qui puisse ordonner, dans le sens étroit du mot, de faire ce qui rend heureux, puisque le bonheur n’est pas un idéal de la raison, mais un idéal de l’imagination, fondé sur des éléments empiriques, d’où l’on espérerait en vain tirer la détermination d’une conduite propre à assurer la totalité d’une série infinie d’effets. Mais, si l’on suppose que les moyens de parvenir au bonheur peuvent être exactement déterminés, l’impératif de la prudence sera une proposition pratique analytique : il n’y aura plus dès lors entre l’impératif de l’habileté et celui de la prudence d’autre différence, sinon que dans celui-ci le but est purement possible, tandis que dans celui-là il est donné. Quoi qu’il en soit, comme ces deux impératifs ne font qu’ordonner les moyens d’arriver à ce qu’on est supposé vouloir comme fin, ils sont tous deux analytiques, en ce sens qu’ils ordonnent à celui qui veut la fin de vouloir les moyens. La possibilité de cette sorte d’impératifs ne présente donc aucune difficulté.

Reste la question de savoir comment l’impératif de la moralité est possible. C’est assurément la seule qui ait besoin de quelque explication, car cet impératif n’est nullement hypothétique, et la nécessité objective qu’il exprime ne s’appuie sur aucune supposition comme dans les impératifs hypothétiques. Or il ne faut pas oublier ici qu’on ne peut prouver par aucun exemple, par conséquent d’une manière empirique, l’existence d’un impératif de ce genre, et que tous les exemples qui semblent catégoriques, peuvent bien au fond être hypothétiques. Soit par exemple ce précepte : Tu ne dois pas faire de promesse trompeuse ; je suppose que la nécessité de ce précepte ne soit pas un simple conseil à suivre pour éviter quelque autre mal, comme si l’on disait : Tu ne dois point faire de promesse trompeuse, de peur de perdre ton crédit, si cela devenait public ; mais qu’une action de cette espèce doive être tenue pour mauvaise en soi, et qu’ainsi l’impératif qui l’ordonne soit catégorique ; je ne puis pourtant prouver avec certitude par aucun exemple que la volonté est ici uniquement déterminée par la loi, sans qu’aucun autre mobile agisse sur elle, quoique que la chose paraisse être ainsi. En effet il est toujours possible que la crainte du déshonneur, peut-être aussi une vague appréhension d’autres dangers exerce une influence secrète sur la volonté. Comment prouver par l’expérience l’absence d’une certaine cause, puisque l’expérience ne nous apprend rien de plus, sinon que nous ne le percevons pas ? Mais, dans ce cas, le prétendu impératif moral, qui, comme tel, semble catégorique et absolu, ne serait dans le fait qu’un précepte pragmatique, qui nous enseignerait uniquement à prendre notre intérêt en considération.

Il faut donc rechercher a priori la possibilité d’un impératif catégorique, puisque nous n’avons pas ici l’avantage de pouvoir en trouver la réalité dans l’expérience, et de n’avoir qu’à expliquer cette possibilité sans avoir besoin de l’établir. En attendant, on peut remarquer que seul l’impératif catégorique se présente comme une loi pratique, tandis que tous les autres ensemble ne peuvent être appelés des lois. mais seulement des principes de la volonté. C’est qu’en effet ce qu’il est nécessaire de faire uniquement pour atteindre un but arbitraire peut être considéré en soi comme contingent, et que nous pouvons toujours nous affranchir du précepte en renonçant au but, tandis que l’impératif inconditionnel ne laisse pas à la volonté le choix arbitraire de ! a détermination contraire, et, par conséquent, renferme seul cette nécessité que nous voulons trouver dans une loi.

En second lieu la difficulté que présente cet impératif catégorique ou la loi de la moralité (la difficulté d’en apercevoir la possibilité), est très-grande. Cet impératif est une proposition pratique synthétique a priori 1[16], et si l’on songe combien il est difficile, dans la connaissance théorique, de découvrir la possibilité des propositions de cette espèce, un présumera aisément que, dans la connaissance pratique, la difficulté ne doit pas être moins grande.

Cherchons d’abord si le simple concept d’un impératif catégorique n’en donne pas aussi une formule contenant la proposition qui seule peut être un impératif catégorique. Quant à la question du savoir ̃comment un impératif absolu est possible, elle exige encore, alors même que l’on connait le sens de cet impératif, une étude particulière et difficile, que nous réserverons pour la dernière section.

Quand je conçois en général un impératif hypothétique, je ne puis prévoir ce qu’il contiendra, avant de connaître sa condition. Mais quand je conçois un impératif catégorique, je sais aussitôt ce qu’il contient. En effet, comme l’impératif ne contient, outre la loi, que la nécessité de cette maxime 2[17], de se conformer à cette loi, et que cette loi ne renferme aucune condition à laquelle elle soit subordonnée, il ne reste donc autre chose que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est proprement cette conformité seule qui nous présente l’impératif comme nécessaire.

Il n’y a donc qu’un impératif catégorique. et c’est celui-ci : agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir qu’elle soit une loi universelle.

Si de ce seul impératif nous pouvons dériver tous les impératifs du devoir comme de leur principe, alors, sans décider si ce qu’on nomme devoir n’est pas en général un concept vide, nous montrerons du moins ce que nous entendons par là et ce que signifie ce concept.

Comme l’universalité de la loi, d’après laquelle des effets sont produits, constitue ce qu’on nomme nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c’est-à-dire l’existence des choses, en tant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles, l’impératif universel du devoir pourrait encore être formulée de cette manière : agis comme si la maxime de ton action devait être érigêe par la volonté en une loi universelle de la nature.

Citons maintenant quelques devoirs, en suivant la division ordinaire des devoirs en devoirs envers soi même ut devoirs envers autrui, et, des uns et des autres, en devoirs parfaits et devoirs imparfaite 1[18].

Un homme, réduit au désespoir pur une suite de malheurs, a pris la vie en dégoût ; mais il est encore assez maître de sa raison pour pouvoir se demander s’il n’est pas contraire au devoir envers soi-même d’attenter à sa vie. Or il cherche si la maxime de son action peut être une loi universelle de la nature. Voici sa maxime : j’admets en principe, pour l’amour de moi-même, que je puis abréger ma vie, dès qu’en la prolongeant j’ai plus de maux à craindre que de plaisirs à espérer. Qu’on se demande si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature. On verra bientôt qu'une nature qui aurait pour loi de détruire la vie, par ce même penchant dont le but est de la conserver, serait en contradiction avec l’harmonie, ni ainsi ne subsisterait pas comme nature ; d’où il suit que cette maxime ne peut être considérée comme une lui universelle de la nature, et, par conséquent, est tout à fait contraire au principe suprême de tout devoir.

2. Un autre est poussé par le besoin à emprunter de l’argent. Il sait bien qu’il ne pourra pus le rendre, mais il sait aussi qu’il ne trouvera pas de prêteur, s’il ne s’engage formellement à payer dans un temps dé terminé. Il a envie de faire cette promesse ; mais il a encore assez de conscience pour se demander s’il n’est pas défendu et contraire au devoir de se tirer d’embarras par un tel moyen. Je suppose qu’il se décide néanmoins à prendre ce parti, la maxime de son action se traduirait ainsi : quand je crois avoir besoin d’argent, j’en emprunte en promettant de le rembourser, quoique je sache que je ne le rembourserai jamais. Or ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle est peut-être conforme à l’intérêt ; mais la question ici est de savoir s’il est juste. Je convertis donc cette exigence de l’amour de soi en une loi universelle, et je me demande ce qui arriverait si ma maxime était une loi universelle. Je vois aussitôt qu’elle ne peut revêtir le caractère de loi universelle de la nature sans se contredire et se détruire elle-même. En effet admettre comme une loi universelle que chacun peut, quand il croit être dans le besoin, promettre ce qui lui plaît, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait rendre impossible toute promesse et le but qu’on peut se proposer par là, puisque personne n’ajouterait plus foi aux promesses, et qu’on en rirait comme de vaines protestations.

3. Un troisième se sent un talent qui, cultivé, pourrait faire de lui un homme utile à divers égards. Mais il se voit dans l’aisance, et il aime mieux s’abandonner aux plaisirs que travailler à développer les heureuses dispositions de sa nature. Cependant il se demande si sa maxime, de négliger les dispositions qu’il a reçus de la nature, s’accorde aussi bien avec ce qu’on nomme le devoir qu’avec son penchant pour les plaisirs. Or il voit qu’à la vérité une nature, dont cette maxime serait une loi universelle, pourrait encore subsister, bien que les hommes (comme les insulaires de la mer du Sud) laissassent perdre leurs talents, et ne songeassent qu’à passer leur vie dans l’oisiveté, les plaisirs, la propagation de l’espèce, en un mot la jouissance ; mais il lui est impossible de vouloir que ce soit là une loi universelle de la nature, ou qu’une telle loi ait été mise en nous par la nature comme un instinct. En effet, en sa qualité d’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient développées, puisqu’elles lui servent et lui ont été données pour toutes sortes de fins possibles.

4. Enfin un quatrième qui est heureux, mais qui voit des hommes (qu’il pourrait soulager) aux prises avec l’adversité, se dit à lui-même : Que m’importe ? que chacun soit aussi heureux qu’il plaît au ciel ou qu’il peut l’être par lui-même, je ne l’empêcherai en rien ; je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne suis pas disposé à contribuer à son bien-être et à lui prêter secours dans le besoin ! Sans doute cette manière de voir pourrait être une loi universelle de la nature sans que l’existence du genre humain fût compromise, et cet ordre de choses vaudrait encore mieux que celui où chacun a sans cesse à la bouche les mots de compassion et de sympathie, et trouve même du plaisir à pratiquer ces vertus à l’occasion, mais, en revanche, trompe quand il le peut, et vend les droits des hommes ou du moins y porte atteinte. Mais, quoi qu’il ne soit pas impossible de concevoir que cette maxime puisse être une loi universelle de la nature, il est impossible de vouloir qu’un tel principe soit partout admis comme une loi de la nature. Une volonté qui le voudrait se contredirait elle-même, car il peut se rencontrer bien des cas où l’on ait besoin de la sympathie et de l’assistance des autres, et où l’on se serait privé soi-même de tout espoir d’obtenir les secours qu’on désirerait, en érigeant volontairement cette maxime en une loi de la nature.

Voilà quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus pour tels, dont la division ressort clairement du principe unique que nous avons indiqué. Il faut qu’on puisse vouloir que la maxime de notre action soit une loi universelle ; c’est là le canon de l’appréciation morale des actions en général. Il y a des actions dont le caractère est tel qu’on n’en peut concevoir la maxime sans contradiction comme une loi universelle de la nature, tant s’en faut qu’on puisse vouloir qu’une telle loi existe nécessairement. Il y en a d’autres où l’on ne trouve pas à la vérité cette impossibilité intérieure, mais qui pourtant sont telles qu’il est impossible de vouloir donner à leur maxime l’universalité d’une loi de la nature, parce qu’une telle volonté serait en contradiction avec elle-même. On voit aisément que les premières sont contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux) 1[19], les secondes au devoir large (méritoire) 2[20], et les exemples que nous avons donnés montrent parfaitement comment tous les devoirs, considérés dans l’espèce d’obligation qu’ils imposent (et non dans l’objet de l’action), dépendent d’un principe unique.

Faisons attention à ce qui se passe en nous chaque fois que nous transgressons un devoir. En réalité nous ne voulons pas faire de notre maxime une loi universelle, car cela nous est impossible ; nous voulons bien plutôt que le contraire de cette maxime reste une loi universelle ; seulement nous prenons la liberté d’y faire une exception en notre faveur ou en faveur de nos penchante (et pour cette fois seulement). Par conséquent, si nous examinions les choses d’un seul et même point de vue, c’est-à-dire du point de vue de la raison, nous trouverions une contradiction dans notre propre volonté, puisque tout en voulant qu’un certain principe soit objectivement nécessaire comme loi universelle, nous voulons que subjectivement ce principe cesse d’être universel, et qu’il souffre des exceptions en notre faveur. Mais, comme nous envisageons notre action du point de vue d’une volonté entièrement conforme à la raison, et, en même temps, de celui d’une volonté affectée par l’inclination, il n’y a point ici de contradiction réelle, mais seulement une résistance de l’inclination au commandement de la raison, résistance [antagonismus] qui convertit l’universalité du principe [universalitas] en une simple généralité [generalitas), et qui fait que le principe pratique rationnel et la maxime se rencontrent à moitié chemin. Or, quoi que notre propre jugement, quand il est impartial, ne puisse justifier cette espèce de compromis, on y voit néanmoins la preuve que nous reconnaissons réellement la validité de l’impératif catégorique, et que (sans cesser de le respecter) nous nous permettons à regret quelques exceptions, qui nous semblent de peu d’importance..

Nous avons donc au moins réussi à prouver que, si le concept du devoir n’est pas vide de sens, s’il renferme réellement une législation pour nos actions, cette législation ne peut être exprimée que par des impératifs catégoriques et nullement par des impératifs hypothétiques ; en même temps nous avons (ce qui est déjà beaucoup) montré clairement et déterminé dans toutes ses applications le contenu de l’impératif catégorique, qui doit renfermer le principe de tous les devoirs (s’il y a réellement des devoirs). Mais il nous reste toujours à prouver a priori que cet impératif existe réellement, qu’il y a une loi pratique qui commande par elle-même absolument et sans le secours d’aucun mobile, et que l’observation de cette loi est un devoir.

Il est de la plus haute importance de ne pas oublier qu’il serait absurde de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution particulière de la nature humaine. En effet le devoir doit être une nécessité d’agir pratiquement absolue ; il doit donc avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables (auxquels peut s’appliquer en général un impératif), et c’est à ce titre seul qu’il est aussi une loi pour toute volonté humaine. Au contraire tout ce qui dérive des dispositions particulières de la nature humaine, de certains sentiments et de certains penchants, et même, s’il est possible, d’une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et n’aurait pas nécessairement la même valeur pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime, mais non pas une loi, un principe subjectif d’après lequel nous aurions du penchant et de l’inclination à agir d’une certaine manière, mais non pas un principe objectif d’après lequel nous serions tenus *[21] de faire une certaine action, alors même que nos penchants, nos inclinations et toutes les dispositions de notre nature s’y opposeraient. Telle est même la sublimité, la dignité du commandement contenu dans le devoir qu’elle paraît d’autant plus qu’il trouve moins d’auxiliaires dans les mobiles subjectifs ou qu’il y rencontre plus d’obstacles, car ces obstacles n’affaiblissent en rien la nécessité imposée par la loi et n’ôtent rien à sa valeur.

La philosophie se trouve ici dans cette position difficile, que, cherchant un point d’appui solide, elle ne peut le prendre ni dans le ciel ni sur la terre. Il faut qu’elle montre toute sa pureté en portant elle-même ses lois **[22], et non en se faisant le héraut de celles que suggère un sens naturel ou je ne sais quelle nature tutélaire. Celles-ci valent mieux que rien sans doute, mais elles ne sauraient remplacer ces principes que dicte la raison, et qui doivent avoir une origine tout à fait a priori, car c’est de là seulement qu’ils peuvent tenir ce caractère imposant qu’ils font paraître, en ne de mandant rien à l’inclination de l’homme, mais en attendant tout de la suprématie de la loi et du respect qui lui est dû, ou en condamnant l’homme, qui s’en écarte, au mépris et à l’horreur de lui-même.

Ainsi tout élément empirique ajouté au principe de la moralité, loin de le fortifier, trouble entièrement la pureté des mœurs ; car ce qui fait la vraie et inappréciable valeur d’une volonté absolument bonne, c’est précisément que son principe d’action est indépendant de toutes les influences des principes contingents que peut fournir l’expérience. On ne saurait trop et trop souvent prémunir l’homme contre cette faiblesse ou cette basse façon de penser qui lui fait chercher le principe de la moralité parmi des mobiles et des lois empiriques, car la raison humaine se repose volontiers de ses fatigues sur cet oreiller, et, se berçant de douces illusions (où, au lieu de Junon, elle n’embrasse qu’un nuage), elle substitue à la moralité un bâtard assemblage de membres d’origines diverses, qui ressemble à tout ce qu’on y veut voir, excepté à la vertu, pour celui qui l’a une fois envisagée dans sa véritable forme *[23].

La question est donc celle-ci : est-ce une loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables de juger toujours leurs actions d’après des maximes dont ils puissent vouloir qu’elles servent de lois universelles ? S’il y a une telle loi, elle doit être déjà liée (tout à fait a priori) au concept de la volonté d’un être raisonnable en général. Pour découvrir ce lien, il faut, bon gré mal gré, faire un pas dans la métaphysique, mais dans une partie de la métaphysique différente de la philosophie spéculative, c’est-à-dire dans la métaphysique des mœurs. Comme, dans cette philosophie pratique, il ne s’agit pas de poser les principes de ce qui est, mais les lois de ce qui doit être, quand même cela ne serait jamais, c’est-à-dire des lois objectivement pratiques, nous n’avons pas besoin de rechercher pourquoi ceci ou cela plaît ou déplaît, comment le plaisir que cause la pure sensation est distinct du goût, et si celui-ci est autre chose qu’une satisfaction universelle de la raison ; sur quoi repose le sentiment du plaisir et de la peine ; comment de ce sentiment naissent les désirs et les inclinations, et comment ces désirs et ces inclinations donnent lieu, avec le concours de la raison, à des maximes ; car tout cela rentre dans la psychologie empirique, dont on pourrait former la seconde partie de la physique *[24], en considérant celle-ci comme une philosophie de la nature, fondée sur des lois empiriques. Mais il s’agit ici d’une loi objectivement pratique, par conséquent du rapport de la volonté avec elle-même, en tant qu’elle se laisse déterminer uniquement par la raison ; tout ce qui se rapporte à quelque chose d’empirique doit donc être écarté, puisque, si la raison détermine la conduite par elle seule (et c’est précisément ce dont nous avons maintenant à rechercher la possibilité), elle doit nécessairement le faire a priori.

On conçoit la volonté comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Une telle faculté ne peut se rencontrer que dans des êtres raisonnables. Or ce qui sert de principe objectif à la volonté, qui se détermine elle-même, est le but 1[25], et, quand ce but est donné par la raison seule, il doit avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables. Au contraire ce qui ne contient que le principe de la possibilité de l’action, dont l’effet est le but même qu’on se propose, s’appelle le moyen. Le principe subjectif du désir est le mobile 2[26] ; le principe objectif du vouloir le motif 3[27] ; de là la distinction des fins subjectives, qui reposent sur des mobiles, et des fins objectives, qui se rapportent à des motifs, ayant la même valeur pour tous les êtres raisonnables. Les principes pratiques sont formels 4[28], quand ils font abstraction de toute fin subjective ; matériels 5[29], quand ils reposent sur des fins subjectives, par conséquent sur certains mobiles. Les fins qu’un être raisonnable se propose à son gré comme effets de son action (les fins matérielles) ne sont jamais que relatives ; car elles ne tirent leur valeur que de leur rapport à la nature particulière de la faculté de désirer du sujet, et, par conséquent, elles ne peuvent fournir des principes universels et nécessaires pour tout être raisonnable et pour tout vouloir, c’est-à-dire des lois pratiques. Aussi toutes ces fins relatives ne donnent-elles jamais lieu qu’à des impératifs hypothétiques.

Mais, s’il y a quelque chose dont l'existence ait en soi une valeur absolue, et qui, comme fin en soi, puisse être le fondement de lois déterminées, c’est là et là seulement qu’il faut chercher le fondement d’une impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique.

Or je dis que l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen pour l’usage arbitraire de telle ou telle volonté, et que dans toutes ses actions, soit qu’elles ne regardent que lui-même, soit qu’elles regardent aussi d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré comme fin. Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, ces objets seraient sans valeur. Mais les inclinations mêmes, ou les sources de nos besoins, ont si peu une valeur absolue et méritent si peu d’être désirées pour elles-mêmes, que tous les êtres raisonnables doivent souhaiter d’en être entièrement délivrés. Ainsi la va leur de tous les objets, que nous pouvons nous procurer *[30] par nos actions, est toujours conditionnelle. Les êtres dont l'existence ne dépend pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont aussi, si ce sont des êtres privés de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et c’est pourquoi on les appelle des choses, tandis qu’au contraire on donne le nom de personnes aux êtres raisonnables, parce que leur nature même en fait des fins en soi, c’est-à-dire quelque chose qui ne doit pas être employé comme moyen, et qui, par conséquent, restreint d’autant la liberté de chacun *[31] (et lui est un objet de respect). Les êtres raisonnables ne sont pas en effet simplement des fins subjectives, dont l’existence a une valeur pour nous, comme effet de notre action, mais ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est par elle-même une fin, et une fin qu’on ne peut subordonner à aucune autre, par rapport à laquelle elle ne serait qu’un moyen. Autrement rien n’aurait une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et, par conséquent, contingente, il n’y aurait plus pour la raison de principe pratique suprême.

Si donc il y a un principe pratique suprême, ou si, pour considérer ce principe dans son application à la volonté humaine, il y a un impératif catégorique, il doit être fondé sur la représentation de ce qui, étant une fin en soi, l’est aussi nécessairement pour chacun, car c’est là ce qui en peut faire un principe objectif de la volonté, et, par conséquent, une loi pratique universelle. La nature raisonnable existe comme fin en soi, voilà le fondement de ce principe. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence, et, en ce sens, ce principe est pour lui un principe subjectif d’action. Mais tout autre être raisonnable se représente aussi son existence de la même manière que moi *[32], et, par conséquent, ce principe est en même temps un principe objectif, d’où l’on doit pouvoir déduire, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique se traduira donc ainsi : agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d’autrui, comme une fin, et que tu ne t’en serves jamais comme d’un moyen.

Appliquons cette nouvelle formule aux exemples déjà employés :

1. Quant au devoir nécessaire envers soi-même, que celui qui médite le suicide se demande si son action peut s’accorder avec l’idée de l’humanité, conçue comme fin en soi. En se détruisant lui-même, pour échapper à un état pénible, il use de sa personne comme d’un moyen destiné à entretenir en lui un état supportable jusqu’à la fin de la vie. Mais l’homme n’est pas une chose, c’est-à-dire un objet dont on puisse user simplement comme d’un moyen ; il faut toujours le considérer dans toutes ses actions comme une fin en soi. Je ne puis donc disposer en rien de l’homme en ma personne, le mutiler, le dégrader ou le tuer. (Pour éviter ici toute difficulté, je m’abstiendrai de poursuivre ce principe plus loin, par exemple dans le cas où, pour me sauver, je consens à me laisser amputer un membre, et dans tous les cas où, pour conserver ma vie, j’expose ma vie à un danger ; cela rentre dans la morale proprement dite.)

2. Quant au devoir nécessaire ou strict envers autrui, celui qui est tenté de faire une promesse trompeuse reconnaîtra aussitôt qu’il veut se servir d’un autre homme comme d’un pur moyen, ou comme si cet homme ne contenait pas lui-même une fin. Car celui que je veux, par cette promesse, faire servir à mes desseins ne peut approuver ma manière d’agir envers lui, ni, par conséquent, contenir lui-même la fin de cette action. Cette violation du principe de l’humanité dans les autres hommes est encore plus manifeste, quand on tire ses exemples d’atteintes à la liberté ou à la propriété d’autrui. Là en effet on voit clairement que celui qui viole les droits des hommes est résolu à ne se servir de leur personne que comme d’un moyen », sans prendre garde que, en leur qualité d’êtres raisonnables, il faut toujours les considérer aussi comme des fins, c’est-à-dire comme des êtres qui doivent pouvoir contenir eux-mêmes la fin pour laquelle on agit 1[33].

3. Quant au devoir contingent (méritoire) envers soi-même, il ne suffit pas que noire action ne soit pas en contradiction avec l’humanité dans notre personne, conçue comme fin en soi, il faut encore qu’elle s’accorde avec elle. Or il y a dans l’humanité des dispositions à une perfection plus grande, qui se rattachent au but de la nature à l’égard de l’humanité qui est en nous ; négliger ces dispositions n’est pas contraire sans doute à la conservation de l’humanité comme fin en soi, mais à l’accomplissement de cette fin.

4. Quant au devoir méritoire envers autrui, le même principe s’y applique également. Le but de la nature chez tous les hommes est leur bonheur personnel. Or l’humanité pourrait, il est vrai, subsister, alors même que personne ne contribuerait en rien au bonheur d’autrui, pourvu qu’on en s’abstint aussi d’y porter atteinte ; mais, si chacun ne contribuait, autant qu’il est en lui, à l’accomplissement des fins d’autrui, cette conduite ne pourrait s’accorder que négativement, et non positivement, avec l’idée de l’humanité comme fin en soi. Car si le sujet est fin en soi, il faut, pour que cette idée ait en moi tout son effet, que les fins de ce sujet soient aussi les miennes, autant que possible.

Ce principe qui nous fait concevoir l’humanité et en général toute nature raisonnable comme fin en soi (et qui limite à cette condition suprême la liberté d’ action de tous les hommes) n’est pas dérivé de l'expérience ; car premièrement, il est universel, puisqu’il s’étend à tous les êtres raisonnables en général, ce qu’aucune expérience ne peut faire ; secondement, il ne nous fait pas concevoir l’humanité comme une fin humaine (subjective), c’est-à-dire comme un objet dont on se fait réellement à soi-même un but, mais comme une fin objective, à laquelle doivent être subordonnées toutes les fins subjectives, quelles qu’elles puissent être, comme à leur loi ou à leur suprême condition, et qui, par conséquent, doit dériver de la raison pure. Le principe de toute législation pratique réside objectivement dans la règle ou dans la forme universelle qui (d’après le premier principe) lui donne le caractère de loi (de loi de la nature), et subjectivement, dans la fin. Or le sujet de toutes les fins, c’est (d’après le second principe) l’être raisonnable, comme fin en soi. De là le troisième principe pratique de la volonté, comme condition suprême de sa conformité avec la raison pratique universelle ; à savoir l’idée de la volonté de tout être raisonnable comme législatrice universelle *[34].

D’après ce principe il faut rejeter toutes les maximes qui ne peuvent s’accorder avec la législation universelle propre à la volonté. La volonté ne doit donc pas être considérée simplement comme soumise à une loi, mais comme se donnant à elle-même la loi, à la quelle elle est soumise, et comme n’y étant soumise qu’à ce titre même (à ce titre qu’elle peut s’en regarder elle même comme l'auteur).

Les impératifs que nous avions précédemment exposés, à savoir, celui qui exige de toutes nos actions une conformité à des lois qu’on puisse considérer comme constituant un ordre naturel *[35], ou celui qui veut que l’être raisonnable ait universellement par lui même le rang de fin **[36], ces impératifs, étant conçus comme catégoriques, excluaient par là même du principe de leur autorité tout mobile tiré d’un intérêt quelconque, mais nous ne les avions admis comme des impératifs catégoriques, que parce qu’il fallait admettre des impératifs de cette espèce pour pouvoir expliquer le concept du devoir. Quant à démontrer l’existence de principes pratiques qui commandent catégoriquement, c’est ce que nous ne pouvions faire directement, et nous ne pouvons même l’entreprendre en général dans cette section ; mais il y avait pourtant encore une chose possible, c’était de faire que l’exclusion de tout intérêt dans une volonté agissant par devoir, ou le caractère, qui distingue spécifiquement l’impératif catégorique de l’impératif hypothétique, fut indiqué dans l’impératif même, par quelque détermination de cet impératif ; or c’est ce que nous faisons dans cette troisième formule du principe, qui présente la volonté de tout être raisonnable comme une législatrice universelle.

En effet, si une volonté que nous concevons comme soumise à des lois peut être attachée à ces lois par quelque intérêt, une volonté qui se donne à elle-même sa suprême législation ne peut en cela dépendre d’aucun intérêt, puisqu’alors elle aurait elle-même besoin d’une autre loi qui subordonnât l’intérêt de l’amour de soi à cette condition qu’il pût servir de loi universelle.

Ainsi ce principe qui présente toute volonté humaine comme constituant par toutes ses maximes une législation universelle 1[37], si l’exactitude en était d’ailleurs bien établie, s’appliquerait parfaitement à l’impératif catégorique, en ce sens que, renfermant l’idée d’une législation universelle, il ne peut se fonder sur aucun intérêt y et qu’ainsi, parmi tous les impératifs possibles, il peut seul être inconditionnel. Ou mieux encore, en retournant la proposition, on peut dire : s’il y a un impératif catégorique (c’est-à-dire une loi qui s’impose à la volonté de tout être raisonnable), il ne peut que commander d’agir toujours suivant la maxime d’une volonté qui n’aurait d’autre objet qu’elle-même, en tant qu’elle se considérerait comme législatrice universelle ; car c’est à cette seule condition que le principe pratique et l’impératif, auquel il obéit, sont inconditionnels, puisqu’alors ils ne peuvent se fonder sur aucun intérêt.

Il n’est plus étonnant que toutes les tentatives, faites jusqu’ici pour découvrir le principe de la moralité, aient échoué. On voyait l’homme lié par son devoir à des lois ; mais on ne voyait pas qu’il n’est soumis qu’à une législation qui lui est propre, mais qui est en même temps universelle, et qu’il n’est obligé d’obéir qu’à sa propre volonté, mais à sa volonté constituant une législation universelle, conformément à sa destination naturelle. En effet, si l’on se bornait à concevoir l’homme soumis à une loi (quelle qu’elle fut), il faudrait admettre en même temps un attrait ou une contrainte extérieure, en un mot un intérêt qui l’attachât à l’exécution de cette loi, puisque, ne dérivant pas comme loi de sa volonté, elle aurait besoin de quelque autre chose pour le forcer à agir d’une certaine manièro. C’est cette conséquence nécessaire qui rendait absolument vaine toute recherche d’un principe suprême du devoir. Car on ne trouvait jamais le devoir, mais seulement la nécessité d’agir dans un certain intérêt. Que cet intérêt fut personnel ou étranger, l’impératif était toujours conditionnel et ne pouvait avoir la valeur d’un principe moral. J’appellerai donc ce dernier le principe de l’autonomie de la volonté, pour le distinguer de tous les autres, que je rapporte à l’hétéronomie.

la concept d’après lequel tout être raisonnable doit se considérer comme constituant, par toutes les maximes de sa volonté, une législation universelle, pour se juger lui-même et juger ses actions de ce point du vue, ce concept conduit a un autre qui s’y rattache et qui est tres-fécond, à savoir au concept d’un règne des fins *[38]. J’entends par règne *[39] la liaison systématique de divers êtres raisonnables réunis par des lois communes. Or, comme des lois donnent aux fins une valeur universelle, si l’on fait abstraction de la différence personnelle des êtres raisonnables et de tout ce que contiennent leurs fins particulières, on pourra concevoir un ensemble systématique de toutes les fins (des êtres raisonnables considérés comme fins en soi, comme aussi des fins particulières que chacun peut se propose à lui-même), c’est-à-dire un règne des fins. Cela est conforme aux principes établis précédemment.

En effet tous les êtres raisonnables sont soumis à cette loi, de ne jamais se traiter, eux-mêmes ou les uns les autres, comme de simples moyens, mais de se toujours respecter comme des fins en soi. De là résulte une liaison systématique d’êtres raisonnables réunis par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne (qui n’est à la vérité qu’un idéal), qu’on peut appeler un règne des fins, puisque ces lois ont précisément pour but d’établir entre ces êtres un rapport réciproque de fins et moyens.

Un être raisonnable appartient comme membre au règne des fins, lorsque, tout en y donnant des lois universelles il est lui-même soumis à ces lois. Il y appartient comme chef, lorsqu’il n’est soumis, comme législateur, à aucune volonté étrangère.

L’être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins rendu possible par la liberté de sa volonté, qu’il y soit membre ou chef. Mais les maximes de sa volonté ne suffisent pas pour lui donner le droit de revendiquer ce dernier rang ; il faut pour cela qu’il soit parfaitement indépendant, exempt de tout besoin, et que son pouvoir soit, sans aucune restriction, adéquat à sa volonté.

La moralité consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule peut rendre possible un règne dés fins. Cette législation doit se trouver en tout être raisonnable, et émaner de sa volonté, dont le principe est d’agir toujours d’après une maxime qu’on puisse regarder sans contradiction comme une loi universelle, c’est-à-dire de telle sorte que la volonté puisse se considérer elle-même comme dictant par ses maximes des lois universelles. Que si les maximes ne sont pas déjà, par leur nature même, nécessairement conformes à ce principe objectif des êtres raisonnables, considérés comme dictant des lois universelles, la nécessité d’agir conformément à ce principe prend alors le nom de contrainte pratique, c’est-à-dire de devoir. Le devoir ne s’adresse pas au chef dans le règne des fins, mais à chacun de ses membres, et à tous au même degré.

La nécessité pratique d’agir conformément à ce principe, c’est-à-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments, des penchants et des inclinations, mais seulement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, en tant que la volonté de chacun d’eux doit être considérée comme législatrice, ce qui seul permet de les considérer comme des fins en soi. La raison étend donc toutes les maximes de la volonté, considérée comme législatrice universelle, à toutes les autres volontés, ainsi qu’à toutes les actions envers soi-même, et elle ne se fonde pas pour cela sur quelque motif pratique étranger ou sur l’espoir de quelque avantage, mais seulement sur l’idée de la dignité d’un être raisonnable, qui n’obéit à d’autre loi qu’à celle qu’il se donne lui-même.

Dans le règne des fins tout a ou un prix[40], ou une dignité[41]. Ce qui n’a que du prix peut être remplacé par quelque équivalent ; mais ce qui est au-dessus de tout prix et ce qui, par conséquent, n’a pas d’équivalent, voilà ce qui a de la dignité.

Ce qui se rapporte aux penchants et aux besoins généraux de l’homme a un prix vénal[42] ; ce qui, même sans supposer un besoin, est conforme à un certain goût, c’est-à-dire à cette satisfaction qui s’attache au jeu tout à fait libre des facultés de notre esprit[43], a un prix d’affection ; mais ce qui constitue la condition même qui seule peut élever une chose au rang de fin en soi, n’a pas une simple valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’esl-à-dire une dignité.

Or la moralité est précisément cette condition qui seule peut faire d’un être raisonnable une fin en soi, car c’est par elle seule qu’il peut devenir membre législateur dans le règne des fins. La moralité, et l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, voilà donc ce qui seul à de la dignité. L’habileté et l’ardeur dans le travail ont un prix vénal ; l’esprit, la vivacité d’imagination et l’enjouement ont un prix d’affection ; au contraire la fidélité à ses promesses, la bienveillance fondée sur des principes (et non sur un instinct) ont une valeur intrinsèque. La nature et l’art ne contiennent rien qui puisse remplacer ces choses, car leur valeur ne consiste pas dans les effets qui en résultent, dans les avantages ou dans l’utilité qu’elles procurent, mais dans les intentions, c’est-à-dire dans les maximes de la volonté, toujours prêtes à se traduire en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable. Ces actions n’ont pas besoin d’être recommandées par quelque disposition subjective ou quelque goût, qui nous les ferait immédiatement accueillir avec faveur et satisfaction, par quelque penchant ou quelque sentiment immédiat pour elles, mais elles font de la volonté qui les accomplit un objet immédiatement digne de notre respect, et c’est la raison seule qui nous im pose ce respect, sans nous flatter pour l’obtenir, ce qui serait d’ailleurs en contradiction avec l’idée du devoir. Telle est donc l’estimation par laquelle nous reconnaissons dans notre façon de penser *[44] cette valeur que nous désignons sous le nom de dignité, et qui est tellement élevée au-dessus de toute autre, que toute comparaison serait une atteinte portée à sa sainteté.

Et qu’est-ce donc qui autorise une intention moralement bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions ? Ce n’est rien moins que le privilège qu’elle donne à l’être raisonnable de participer à la législation universelle, et de devenir par là membre d’un règne possible des fins, privilège auquel il était déjà destiné par sa propre nature, comme fin en soi, et, parlant, comme législateur dans le règne des fins, comme indépendant de toutes les lois de la nature et comme n’obéissant qu’à des lois qu’il se donne lui même, et d’après lesquelles ses maximes peuvent être élevées au rang d’une législation universelle (à laquelle il se soumet lui-même). En effet aucune chose n’a de valeur que celle que la loi lui assigne. Or la législation même qui détermine toute valeur doit avoir elle-même une dignité, c’est-à-dire une valeur inconditionnelle, incomparable, et le mot respect *[45] est le seul qui convienne pour exprimer le genre d’estime qu’un être raisonnable fait de cette valeur. L’autonomie est donc le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.

Les trois manières, que nous avons indiquées, de représenter le principe de la moralité ne sont au fond qu’autant de formules de la même loi, et chacune d’elles contient les deux autres. Cependant il y a entre elles une différence qui est plutôt subjectivement qu’objectivement pratique, et qui consiste en ce qu’elles rapprochent toujours davantage une idée de la raison de l’intuition (suivant une certaine analogie), et par là du sentiment. Chaque maxime a :

1. Une forme, qui consiste dans l’universalité, et, sous ce rapport, on a la formule de l’impératif catégorique, qui veut que l’on choisisse ses maximes comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles de la nature.

2. Une matière, c’est-à-dire une fin, et de là la formule d’après laquelle l’être raisonnable étant, par sa nature même, une fin, par conséquent une fin en soi, doit être pour toute maxime la condition limitative de toutes les fins purement relatives et arbitraires.

3. Une détermination complète de toutes les maximes, exprimée par cette formule, savoir, que toutes les maximes qui dérivent de notre propre législation doivent s’accorder avec un règne possible des fins, comme avec un règne de la nature 1[46]. Nous suivons ici, en quelque sorte, les catégories 1° de l’unité de la forme de la volonté (de son universalité) ; 2° de la pluralité de la matière (des objets, c’est-à-dire des fins), et 3° de la totalité du système des fins. Lorsqu’il s’agit de juger moralement une action, la meilleure méthode à suivre est de prendre pour principe la formule universelle de l’impératif catégorique : agis d’après une maxime qui puisse s’ériger elle-même en loi universelle. Mais si l’on veut ouvrir à la loi morale un accès plus facile, il est fort utile de faire passer la même action par les trois concepts, afin de la rapprocher, autant que possible, de l’intuition.

Nous pouvons maintenant terminer par où nous avons commencé, c’est-à-dire par le concept d’une volonté absolument bonne. La volonté absolument bonne est celle qui ne peut devenir mauvaise, celle, par conséquent, dont la maxime peut être érigée en loi universelle, sans se contredire elle-même. Ce principe est donc aussi sa loi suprême : agis toujours d’après une maxime dont tu puisses vouloir qu’elle soit une loi universelle. C’est la seule condition qui permette à une volonté de n’être jamais en contradiction avec elle même, et un tel impératif est catégorique. Et, puisque ce caractère qu’a la volonté de pouvoir être considérée comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec cette liaison universelle de l’existence des choses qui se fonde sur des lois universelles, et qui a la forme *[47] d’une nature en général, l’impératif catégorique peut encore être exprimé de cette manière : agis d’après des maximes qui puissent se considérer elles-mêmes comme des lois universelles de la nature. Telle est donc la formule d’une volonté absolument bonne. La nature raisonnable se distingue de toutes les autres en ce qu’elle se pose un but à elle-même. Ce but serait la matière de toute bonne volonté. Mais, comme dans l’idée d’une volonté bonne absolument, sans condition restrictive (indépendamment de cette condition qu’elle atteigne telle ou telle fin), il faut faire abstraction de toute fin à réaliser *[48] (puisque autrement la volonté ne serait plus bonne que relativement), la fin ne doit plus être ici considérée comme une chose à réaliser ; mais il la faut concevoir comme une fin existant par elle-même **[49], et, par conséquent, d’une manière toute négative, c’est-à-dire comme une fin contre laquelle on ne doit jamais agir, et que par tant il ne faut jamais traiter comme un moyen, mais toujours respecter comme une fin. Or cette fin ne peut être autre chose que le sujet même de toutes les fins possibles, puisque celui-ci est en même temps le sujet d’une volonté absolument bonne possible, et qu’une volonté absolument bonne ne peut être subordonnée sans contradiction à aucun autre objet. Ce principe : agis à l’égard de tout être raisonnable (de toi-même et des autres), de telle sorte que ta maxime le respecte toujours comme une fin en soi, est donc au fond identique avec celui-ci : agis d’après une maxime qui puisse être considérée comme une loi universelle pour tous les êtres raisonnables. En effet dire que, dans la poursuite de toute fin, je dois exclure de ma maxime l’emploi de tout moyen qui l'empêcherait de pouvoir être considérée comme une loi universelle pour tout sujet, c’est dire que le sujet des fins, c’est-à-dire l’être raisonnable lui-même, doit servir de principe à toutes les maximes de nos actions, non comme un moyen, mais comme une condition suprême à laquelle est soumis l’emploi de tous les moyens, c’est-à-dire comme une fin.

Il suit de là incontestablement que tout être raisonnable, en tant que fin en soi, doit pouvoir se considérer comme un législateur universel relativement à toutes les lois auxquelles il peut être soumis, puis que c’est précisément ce caractère, qu’ont ses maximes de pouvoir former une législation universelle, qui fait de lui une fin en soi, et que ce qui lui donne sa dignité (sa prérogative), ce qui l’élève au-dessus de tous les autres êtres de la nature, c’est qu’il doit envisager ses maximes d’un point de vue qui est le sien, mais qui est en même temps celui de tout autre être raisonnable, considéré comme législateur (et c’est pourquoi aussi on l’appelle une personne). Or c’est de cette manière qu’un monde d’êtres raisonnables (mundus intelligibilis) peut être considéré comme étant un règne des fins, et cela par la vertu de la législation propre à toutes les per sonnes qui en font partie comme membres. D’après cela tout être raisonnable doit toujours agir comme s’il était, par ses maximes, un membre législateur dans le règne universel des fins. Le principe formel de ces maximes est celui-ci : agis de telle sorte que ta maxime puisse servir en même temps de loi universelle (à tous les êtres raisonnables). Un règne des fins n’est possible que par analogie avec un règne de la nature, mais la possibilité de celui-là est toute entière fondée sur des maximes, c’est-à-dire sur des règles qu’on s’impose à soi-même, tandis que la possibilité de celui ci ne l’est que sur des lois qui soumettent les causes efficientes à l’empire d’une nécessité extérieure. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs de donner à l’ensemble de la nature, bien qu’on ne la considère que comme une machine, le nom de règne de la nature, à cause de son rapport avec les êtres raisonnables considérés comme fins. Ce règne des fins serait réalisé par les maximes, dont l’impératif catégorique trace la règle à tous les êtres raisonnables, si elles étaient universellement suivies. Mais, quoique l’être raisonnable ne puisse espérer que, quand il suivrait lui-même ponctuellement ces maximes, tous les autres les suivraient également, et que le règne de la nature et son ordonnance se mettraient en harmonie avec lui, comme avec un membre fidèle à sa destination *[50], pour réaliser ce règne des fins dont il est le principe **[51], c’est à-dire lui donneraient le bonheur qu’il attend, cette loi : agis d’après les maximes d’un membre qui établit des lois universelles pour un règne des fins purement possible, n’en subsiste pas moins dans toute sa force, car elle commande catégoriquement. Et c’est précisément en cela que consiste ce paradoxe, que la dignité de l’humanité, considérée comme nature raisonnable, indépendamment de tout but à atteindre ou de tout avantage à obtenir, et, par conséquent, le respect d’une pure idée devraient être la règle inflexible de la volonté, et que c’est justement cette indépendance des maximes par rapport à tous les mobiles de cette espèce qui fait la sublimité de l’humanité, et rend tout être raisonnable digne d’être considéré comme un membre législateur dans le règne des fins, puisqu’autrement on ne pourrait plus le regarder que comme un être soumis par ses besoins à la loi de la nature. Aussi, quand même nous supposerions réunis sous un maître suprême le règne de la nature et celui des fins, et, quand même ce dernier ne serait plus une pure idée, mais aurait une véritable réalité, il y aurait un mobile puissant ajouté à cette idée, mais sa valeur intérieure n’en serait nullement augmentée ; car il faudrait toujours se représenter ce législateur unique et infini comme ne pouvant juger la valeur des êtres raisonnables que d’après la conduite désintéressée prescrite par cette idée même. L’essence des choses n’est point modifiée par leurs rapports extérieurs, et ce qui, indépendamment de ces rapports, constitue seul la valeur absolue de l’homme, est aussi la seule chose d’après laquelle il doit être jugé par tout être, même par l’Être suprême. La moralité est donc le rapport des actions à l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire à la législation universelle que peuvent constituer ses maximes. L’action qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permise ; celle qui ne le peut pas est défendue. La volonté, dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie, est une volonté absolument bonne, une volonté sainte. La dépendance d’une volonté, qui n’est pas absolument bonne, par rapport au principe de l’autonomie (la contrainte morale) est l’obligation. L’obligation ne peut donc regarder un être saint. La nécessité objective d’une action obligatoire s’appelle devoir.

Il est maintenant aisé de s’expliquer, par le peu que nous venons de dire, comment le concept du devoir, tout en nous annonçant une sujétion à la loi, nous fait trouver en même temps une certaine sublimité, une certaine dignité dans la personne qui remplit tous ses devoirs. En effet ce n’est sans doute point en tant qu’elle est soumise à la loi morale qu’elle a de la sublimité, mais en tant qu’elle se donne cette loi à elle même, et qu’elle n’y est soumise qu’à ce titre. Nous avons montré aussi plus haut comment ce n’est ni la crainte ni l’inclination, mais le seul respect pour la loi qui peut donner une valeur morale aux actions. Notre propre volonté, conçue comme n’agissant qu’à la condition de pouvoir ériger ses maximes en lois universelles, cette volonté idéale, dont la possibilité vient de nous, est le véritable objet de notre respect, et la dignité de l’humanité consiste précisément dans cette propriété qu’elle a de dicter des lois universelles, mais à la condition de s’y soumettre elle-même.


Notes de Kant modifier

  1. * unnachlaßlich
  2. * Tunlichkeit. le mot possibilité, dont je me sers ici, ne rend qu’imparfaitement le mot allemand. Mais le substantif correspondant (réalisabilité) manque en français.
    J. B.
  3. Evangile selon saint Marc, chap. x, vers. 18.
  4. ** anschaulich
  5. 1 On peut, si l’on veut (comme on distingue les mathématiques pures des mathématiques appliquées, la logique pure de la logique appliquée, distinguer la philosophie pure (la métaphysique des mœurs) de la phiolosophie appliquée (c’est-à-dire applicable à la nature humaine). Cette distinction a l’avantage de rappeler que les principes morauxne doivent pas être fondés sur les qualités de la nature humaine, mais exister par eux-mêmes a priori, et que c’est en de tels principes qu’il faut chercher des règles pratiques, qui s’appliquent à toute nature raisonnable, et aussi, par conséquent, à la nature humaine.
  6. 1 J’ai une lettre de feu l’excellent Sulzer, où il me demande pourquoi les traités de morale, quelque propres qu’ils paraissent à convaincre la raison, ont pourtant si peu d’influence. Je différai ma réponse, afin de n’y rien laisser à désirer. Mais il n’y a pass d’autre cause de ce fait, sinon que les moralistes eux-mêmes n’ont jamais entrepris de ramener leurs concepts à leur expression la plus pure, et qu’en cherchant de tous côtés, avec la meilleure intention du monde, des motifs au bien moral, ils gâtent le remède qu’ils veulent rendre efficace. En effet l’observation la plus vulgaire prouve que, si on nous présente un acte de probité, pur de toute vue intéressée sur ce monde ou sur un autre, et où il a fallu même lutter contre les rigueurs de la misère ou contre les séductions de la fortune, et d’un autre côté, une action semblable à la première, mais à laquelle ont concouru, si légèrement que ce soit, des mobiles étrangers, la première laisse bien loin derrière elle et obscurcit la seconde : elle élève l’âme et lui inspire le désir d’en faire autant. Les enfants même, qui atteignent l’âge de raison, éprouvent ce sentiment, et l’on ne devrait jamais leur présenter leurs devoirs d’une autre manière.
  7. 1 Nöthigung.
  8. 2 für einen Willen nöthigen.
  9. 3 Gebot.
  10. 4 Sollen.
  11. ̃5 praktisch gut
  12. 1 On appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer par rapport à des sensations, et ainsi l’inclination annonce toujours un besoin. On appelle intérêt la dépendance d’une volonté, dont les déterminations sont contingentes, par rapport à des principes de la raison. Cet intérêt ne se rencontre donc que dans une volonté dépendante, qui n’est pas toujours d’elle-même conforme à la raison ; on ne peut le concevoir dans la volonté divine. Mais aussi la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose, sans agir pour cela par intérêt. Dans le premier cas, il s’agit d’un intérêt pratique qui s’attache à l’action dans le second, d’un intérêt pathologique qui s’attache à l’objet de l’action. Le premier exprime simplement la dépendance de la volonté par rapport à des principes de la raison considérée en elle-même ; le second, la dépendance de la volonté par rapport à des principes de la raison considérée comme Instrument au service de l’inclination, c’est-à-dire, en tant qu’elle nous indique la règle pratique au moyen de laquelle nous pouvons satisfaire le besoin de notre inclination. Dans le premier cas, c’est l’action même qui nous intéresse dans le second, ce n’est que l’objet de l’action (en tant qu’il nous est agréable). On a vu dans la première section que, dans une action, faite par devoir, il ne devait pas être question de l’intérêt qui s’attache à l’objet, mais seulement de celui qui s’attache à l’action même et à son principe rationnel à lui
  13. * Geschlichkeit
  14. Le mot prudence a un double sens : tantôt il désigne l’expérience du monde * (* Weltlagkeit), tantôt la prudence particulière ** (** Privatlagkeit). La première est cette habileté qui fait qu’un homme exerce de l’influence sur les autres et se sert d’eux comme de moyens pour ses propres fins. La seconde est le dessein de concilier toutes ces fins pour en tirer l’avantage personnel le plus durable. Cette dernière même est la mesure à laquelle se ramène la valeur ̃le la première, et celui-là serait prudent dans le premier sens, et ne le serait pas dans le second dont on pourrait dire qu’il est défiant et rusé, mais en somme imprudent.
  15. 1 Il me semble que le sens propre du mot pragmatique peut être fort exactement déterminé. En effet on donne l’épithète de pragmatiques aux sanctions qui ne dérivent pas proprement du droit des États, comme lois nécessaires, mais des précautions destinées à assurer la prospérité générale. Une histoire a un caractère pragmatique, quand elle enseigne la prudence, c’est-à-dire, quand elle apprend aux nouvelles générations à soigner leurs intérêts mieux, ou du moins aussi bien, que les générations passées.
  16. 1 A la volonté, considérée indépendamment de toute condition sensible préalable ou de toute inclination je joins le fait a priori par conséquent nécessairement (mais objectivement, c’est-à-dire, en supposant l’idée d’une raison qui dominerait entièrement toutes les causes subjectives de détermination). C’est donc là une proposition pratique, qui ne dérive pas analytiquement l’acte consistant à vouloir une action d’un autre vouloir déjà supposé (car nous n’avons pas une volonté si parfaite), mais qui le lie immédiatement au concept de la volonté d’un être raisonnable, comme quelque chose qui n’y est pas contenu.
  17. 2 La maxime est le principe subjectif de l’action et elle doit être distinguée du principe objectif, c’est-à-dire de la loi pratique. La maxime contient la règle pratique qui détermine la raison conformément aux conditions du sujet (par conséquent, en beaucoup de cas, conformément à son ignorance ou à ses penchants), et ainsi elle est le principe d’après lequel le sujet agit : tandis que la loi est le principe objectif, valable pour tout être raisonnable, le principe d’après lequel chacun d’eux doit agir, c’est-à-dire un impératif.
  18. 1 Je dois faire remarquer que je me réserve de traiter plus tard de la division des devoirs dans une métaphysique des mœurs, et que je ne suis ici la division ordinaire que parce qu’elle m’est commode (pour coordonner mes exemples). D’ailleurs j’entends ici par devoirs parfaits, ceux qui ne souffrent aucune exception en faveur de l’inclination, et je n’en admet pas seulement d'extérieurs mais aussi d’intérieurs ce qui est contraire à l’acception reçue dans l'école mais je n’ai pas besoin ici de justifier cette opinion, car, qu’on l’admette ou qu’on la rejette, cela ne fait rien pour le but que je me propose.
  19. 1 unnachhterlich.
  20. 2 verdienstlich.
  21. * angewiesen.
  22. ** als Selbslhalkrin ihrer Geselze.
  23. * Envisager la vertu dans sa véritable forme, ce n’est pas autre chose que contempler la moralité dégagée de tout mélange de choses sensibles, et dépouillée du faux ornement que peut lui prêter l’espoir de la récompense ou l’amour de soi. Combien alors elle obscurcit tout ce qui paraît attrayant à nos penchants ! C’est ce que sentira aisément quiconque n’a pas une raison incapable de toute abstraction.
  24. * Le mot physique, dont je me sers pour traduire l’expression allemande Naturlehre, doit être entendu dans son sens étymologique, c’est à-dire dans son sens le plus large. J. B.
  25. 1 But ou fin. Ces deux mots peuvent traduire également le mot allemand Zweck. Je me servirai de l’un et de l’autre. J. B.
  26. 2 Triebfeder.
  27. 3 Bewegungsgrund.
  28. 4 formal.
  29. 5 material.
  30. * zu erwerbenden.
  31. * alle Willkühr.
  32. * Je n’avance ici celle proposition que comme postulat. On en trouvera les raisons dans la dernière section.
  33. 1 Qu’on ne croie pas que ce précepte trivial : Quod tibi non vis fieri, etc., puisse servir ici de règle ou de principe, car il est lui-même dérivé de celui que nous venons d’indiquer, et encore avec diverses restrictions. On ne peut le regarder comme une loi universelle, puisqu'il ne contient le principe ni des devoirs envers soi-même, ni des devoirs de bienfaisance envers autrui (car il y a bien des gens qui renonceraient volontiers à la bienfaisance des autres, pour être dispensés à leur tour de leur en témoigner), ni enfin des devoirs stricts des hommes les uns envers les autres, car un criminel pourrait tirer un argument de ce principe contre le juge qui le punirait, etc.
  34. * Die idee des Willens jedes vernünftigen Wesens als einen allgemein geselzgebenden Willens.
  35. * Naturordnung.
  36. ** Zurchsvorung ???.
  37. * Je puis me dispenser de citer des exemples pour expliquer ce principe, car tous ceux qui ont servi à expliquer l'impératif catégorique et ses formules peuvent ici servir au même but.
  38. * eines Reiches der Zwecke
  39. * Le mot règne, que j’emploie pour traduire le mot allemand Reich, ne va guère avec la définition que Kant donne de ce mot ; le mot royaume conviendrait mieux ici, mais comme l’autre mot m’a paru préférable pour la traduction de l’expression Reich des Zwecke, j’ai dû l’employer aussi dans cet endroit. J. B.
  40. Preis.
  41. Würde.
  42. Je traduis littéralement Marktpreis, prix de marché, mais je conviens que cette expression est un peu bizarre, comme celle qui vient ensuite : Affectionpreis, prix d’affection. J. B.
  43. Wohlgefallen am blossen zwecklonen Spirl unserer Geinüthsträfte. Pour bien comprendre ce passage il faut connaître la théorie de Kant sur le goût, le beau, le sublime et les beaux-arts. Voyez la Critique du Jugement. Trad. fr tome ler J. B.
  44. * Denkungsart.
  45. ** Achtung.
  46. 1 La téléologie considère la nature comme un règne des fins ; la morale, un règne possible des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée théorique employée pour expliquer ce qui est. Ici c’est une idée pratique servant à réaliser ce qui n’est pas, mais ce qui peut être réalisé par notre manière d’agir, conformément à cette idée même.
  47. * das Formule.
  48. * zu bewiskanden.
  49. ** selbstamdiger Zweck.
  50. * als einem schicklichen Gliede, mot à mot : comme avec un membre convenable.
  51. ** durch ihn selbst moglichen, mot à mot : possible par lui même.

Notes du traducteur modifier