Fleurs de rêve/La vie humaine

)
Boehme et Anderer (p. 110-112).



LA VIE HUMAINE



La vie de l’homme sur la terre
n’est qu’un combat perpétuel…
… La vie est un passage…
Nous mourons tous les jours !


Notre vie est ainsi faite que nous laissons un peu de nous-même aux ronces du sentier, et cela à chaque instant.

Nous paraissons marcher en aveugles sur cette terre, et, ce qui est pire, au lieu d’être guidés par nos semblables, nous en sommes les antagonistes obligés.

Voulons-nous détacher de sa tige une rose diamantée d’un pleur de la nuit ? les épines nous déchirent la main ; … cueillir sur le gazon moussu une violette qui feint de se cacher ? un serpent siffle, s’enroule, se délace, s’élance et pique ; … couper un lilas éclos et frais ? un œil nous guette ; baiser un lys blanc ? une main pesante arrête notre épaule.

L’homme qui ne vit ne vit pas pour lui, mais pour son semblable. Et que peut-il faire, en effet, s’il a contre lui les forces coalisées de tous les hommes ? c’est à peine s’il peut en passant cueillir un pétale de fleur, récolter la pensée du fruit de sa peine !

Quand nous trouvons un instant de bonheur, avec quelle rapidité ne nous échappe-t-il pas ? En vain voudrions-nous nous arrêter ; mais nous sommes semblables à un torrent, et l’onde qui suit pousse devant elle l’onde qui précède. Son eau roule sur des roches rugueuses, tombe en cascades frémissantes ; il voudrait quitter ces bas-fonds inhospitaliers, mais il ne le peut pas : il y reste le temps que lui a départi le destin. Il côtoie de beaux rivages, de frais jardins dont le silence est rompu seulement par le murmure mystérieux d’une charmille ; en vain veut-il ralentir sa course, il ne le peut pas, le destin en a décidé de la sorte.

Quelquefois une main rêveuse lui jette un myosotis ; il n’essaie même pas de connaître cette main ; mais, cette fleur frêle, il s’efforce inutilement de s’unir à elle, de la faire sienne, de l’engloutir…

Peut-être reçoit-il un bouquet fané, il ne peut pas le rejeter, il n’en a pas le temps.

S’il traverse un lac aux rives bordées d’arbres feuillers, il espère s’y reposer un instant, mais il ne s’arrête que pour y prendre un nouvel élan ; il bondit dans une gorge resserrée, s’y blesse, y blesse une plante verte et délicate, s’élance dans une vallée qu’il féconde de sa fraîcheur, se calme à mesure que la plaine qui le borde devient plus large, se clarifie à mesure qu’il s’éloigne de la montagne, et ne vient expirer dans le grand océan bleu que lorsque son eau est parfaitement limpide.

L’eau du torrent aspire à la beauté azurée des mers comme le cœur de l’homme à l’Idéal… le torrent à l’immensité profonde, comme l’homme, au bonheur.