Éditions Édouard Garand (p. 58-60).

I


Comment dépeindre les joies si pures des fiançailles, entre deux cœurs qui se sont pleinement compris ? Les insignifiances extérieures qui défient la narration sont riches de sens, pour deux âmes qui magnifient les moindres incidents de chaque jour. Le verbe aimer n’a pas assez de temps et de modes, peur traduire tout ce qui se passe dans les profondeurs de deux êtres qui préparent leur indissoluble union.

L’automne fut assez court, cette année-là, selon les prévisions de Robert. La famille Desautels put faire encore quelques excursions dans les parages montréalais : Carillon, le fort de Chambly, Sherbrooke, Rigaud, l’Assomption : là, Paul Demers fut émerveillé de la fécondité du sol ; les récoltes en tabac, en blé, en avoine, en fourrage, avaient dépassé toutes les espérances, Ferdinand pouvait se déclarer satisfait. Ste-Agathe-des-Monts semblait pauvre, quand on le comparait à ces greniers d’abondance. Mais il fallait bien tirer parti de ce domaine des Laurentides, qui procurait, chaque été, un si doux repos ! Malgré tout, disait l’ingénieur-agronome, Ste-Agathe vaut mieux que les régions déboisées du grand Gévandan !… Et il racontait à ses amis toutes les péripéties du grand voyage. Il commençait à connaître le Canada, il en était épris pour de multiples causes. Yvonne s’était vite rétablie de sa langueur, auprès de celui qui était grandi à ses yeux par cette fougueuse activité. Il se plongeait dans ses notes, les classait, les comparait, ébauchait déjà les articles qu’il voulait envoyer aux Revues françaises. Retenu trop longtemps inactif, il se grisait de travail, non moins que d’amour…

Avant la fin de l’automne, le clergé de la ville avait fait la visite des maisons, selon l’usage. Paul Demers avait été édifié, par le spectacle de ces prêtres allant de porte en porte, faisant le dénombrement de leurs ouailles, s’informant des besoins spirituels et temporels, puis bénissant le foyer de toute la famille tombée à genoux. Quel spectacle solennel, dans sa simplicité, et comme tout cela symbolisait bien l’union étroite entre les fidèles et les ministres du Seigneur, dans cette théocratie canadienne ! « Paris est trop grand, répétait-il, et nous manquons de prêtres pour atteindre ainsi individuellement riches et pauvres… »

Le zélé jeune homme, qui s’était occupé de tant d’œuvres, à Paris, se plaisait à les retrouver à Montréal, et combien florissantes ! Il avait déjà lié relation avec les directeurs des Syndicats Catholiques, qui luttaient avec succès contre l’Internationale Ouvrière. Il leur avait promis son concours pour l’hiver, sentant toujours le besoin de se dévouer. Il encourageait son Yvonne à faire partie des Cercles féminins d’étude ou de bienfaisance. « Il faut, disait-il, que les laïques qui ont la Foi secondent le clergé. Le mal est déchaîné dans le monde, le bien doit être déchaîné encore plus violemment ! »

 

Les premiers froids étaient venus : Robert et son frère Henri ne suffisaient pas aux commandes de fourrures ; c’étaient la reprise des affaires, la fiévreuse activité commerciale. Par un beau matin, Montréal s’éveilla sous un blanc manteau de neige, mais le trafic de l’immense cité ne fut pas interrompu pour autant : lignes de tramways, de petits chars dans le vocabulaire canadien, automobiles avec leurs roues revêtues de chaînettes antidérapantes, camions bas, glissant sur des patins qui avaient remplacé les roues, convois traînés par de vigoureux chevaux ferrés à glace, voitures de place colorées en rouge et recouvertes de larges fourrures, automédons fièrement juchés sur leur siège, avec un gros casque à poil qui leur donnait un air sénatorial, bruit assourdissant des grelots suspendus en nombre infini à l’encolure des coursiers, tous ces détails pittoresques donnaient à la ville un cachet des plus curieux, une allure triomphale qui frappe toujours les étrangers : c’est la victoire de l’homme sur la nature rebelle.

Quand la neige se mit à tomber en rafales, formant des couches qui auraient gêné la circulation, de lourdes machines électriques circulaient sur les voies de tramways pour frayer un passage aux petits chars ; des équipes d’ouvriers, de journaliers, transportaient ces monceaux de neige dans les bouches d’égouts, gouffres béants réchauffés par les torrents d’eau bouillante que crachaient les diverses usines. Ce travail, durant la mauvaise saison, assure du pain aux pauvres gens, lesquels sont légion dans certaines impasses : là grouillent les déshérités de la fortune, les imprévoyants trop flâneurs au cours de l’été.

Dans chaque logis, on avait allumé les calorifères, appelés fournaises par transposition maladroite du mot anglais. À ce propos, le fin lettré qu’était Paul Demers avait déjà noté les horribles anglicismes qui déparent nombre d’enseignes ou réclames commerciales : Entrez voir nos articles. — Grandes bargains. — Prochaine exhibition. — On ne charge rien en plus. — Pas d’admission sans affaires. — Office privé. — Vente à rabais de coats. — Vous êtes notifié de monter en haut, au deuxième plancher, par l’élévateur. — Hôpital de chaussures, etc., etc…

Les enseignes des tailleurs-repasseurs, se chargeant de remettre à neuf les costumes usagés, avaient beaucoup amusé le Parisien : Nettoyage, pressage, réparage. À l’avenue du Parc, il avait pu lire sur une pancarte bilingue : Ladies Pressing, Pressage de Dames… « Voilà, se disait-il, une réclame qui exciterait l’hilarité de nos loustics parisiens, s’ils en avaient connaissance ! » Le style administratif lui offrait des spécimens d’impropriété de termes ou d’expressions grotesques : La malle est à l’autre coin. — Mallez vos lettres en les faisant enregistrer s’il y a des valeurs. — Régistrateurs au coin Ste-Catherine et Delorimier.

Dans un tramway de banlieue se trouvait cet avis : Notice aux Passagers. Pour l’amour de la sûreté, comme vous laissez ce char, regardez pour le trafic de la rue. Il est vrai que ce texte était précédé de l’avertissement rédigé en anglais : Notice to Passengers. For safety’s sake, as you leave this car, look out for street trafic. À chaque croisement de voie ferrée, l’absence de toute barrière laissait aux passants leur responsabilité, en cas de malheur : d’énormes pancartes prévenaient le public de se tenir sur ses gardes : Traverse de chemin de fer.

« Après tout, se disait notre licencié es-lettres, ces gens-là ont le mérite de faire effort, pour adapter comme ils peuvent la langue française à leurs divers besoins. Ils sont comme les élèves peu experts, condamnés à traduire littéralement, dans les classes de latin, un texte de Cicéron qu’ils comprennent mal. Dans le langage usuel, ces peccadilles sont sans importance. Il est fâcheux, toutefois, que ces barbarismes ou solécismes soient imprimés. Si la langue de la Province de Québec renferme d’adorables archaïsmes qui flairent bon notre vieux langage, les écoles devront travailler à proscrire ces tournures par trop anglaises. Nous sommes coupables, à Paris, des mêmes complaisances pour nos voisins d’Outre-Manche, avec nos squares, nos High Life Tailor, nos garden-party, nos five o’clock, nos steeple chase, nos challenge, nos foot-ball et tout le jargon sportif ; nous n’avons pas, nous, l’excuse d’être un peuple naissant, mêlé aux Anglais. Ici, la bonne société parle comme à Paris ; le peuple s’en tire comme nos Auvergnats. Ce que je constate, d’après de scrupuleuses enquêtes dont j’ai vu le relevé, c’est qu’il y a, au Canada, moins d’illettrés qu’en France ; et l’école très laïque et très obligatoire (sur les décrets ministériels) n’est pas ici en vigueur. Les petits Canadiens qui peuplent les établissements scolaires parleront mieux que la génération adulte, qui a dû peiner pour créer sa situation actuelle. Nous aurions mauvaise grâce à nous moquer d’eux et à faire chorus avec les Américains dédaigneux qui leur reprochent leur patois. C’est du français en formation dans le peuple, c’est déjà une belle littérature dans les milieux cultivés. »

Paul Demers prenait plaisir à lire les historiens, les romanciers, les poètes canadiens dont plusieurs avaient été couronnés par l’Académie Française. Il se proposait de voir l’organisation des Universités, des Sociétés Littéraires nombreuses à Québec, à Montréal, à Ottawa. C’était, disait-il, le plus bel hommage rendu à la langue des aïeux !