Éditions Édouard Garand (p. 47-49).

VIII


Huit jours plus tard, Yvonne et Paul se rencontraient à nouveau dans la clairière propice aux importantes entrevues ; mais, cette fois, le hasard n’y était pour rien : un rendez-vous avait été fixé dès le matin pour les ultimes explications. Du reste, le temps n’était plus, où la jeune fille avait dû faire des avances habiles et user de termes voilés, pour essayer d’ouvrir le cœur ami qui se refermait sans cesse, et qui refoulait en lui-même les mots prêts à jaillir depuis plusieurs mois : c’était Paul qui avait prié Yvonne de lui accorder cet entretien.

Il était trois heures de l’après-midi : l’ombre tutélaire des érables protégeait le jeune couple contre le soleil ardent de la fin d’août ; toute la nature semblait alanguie par la chaleur des jours précédents ; une échappée à travers les branches du fourré voisin laissait voir les pentes irrégulières par où serpente la route de Ste-Agathe à Montréal. Ils prirent place tous les deux dans ce nid de verdure, où les hautes herbes penchaient leurs tiges comme pour les inviter à s’asseoir ; cette calme journée formait un décor à souhait et semblait signifier le repos qui régnait enfin dans ces deux âmes, après les luttes intimes qui avaient été parfois si violentes.

« Ma douce Yvonne, commença Paul Demers, ce n’est plus à vous de venir à ma rencontre, comme vous l’avez fait jusqu’ici avec une admirable discrétion. Je puis enfin vous parler sans réticence et vous rendre à votre rôle de jeune fille recherchée, poursuivie, tendrement aimée par l’homme qui ne pouvait vous le dire avant ce jour. »

Yvonne se taisait maintenant ; des impressions délicieuses l’envahissaient en écoutant ces premières paroles prononcées d’une voix mâle et prenante. Elle cessait d’être la petite camarade d’hier : elle n’avait qu’à écouter les solennelles confidences avant d’y répondre.

« Commençons d’abord par dissiper toute équivoque, continua Paul. En vous parlant au téléphone, le lendemain du jour où je vous avais fait involontairement souffrir, je vous ai promis que vous sauriez tout : c’est l’heure de remplir mes engagements.

« Je ne voulais pas vous aimer, petite Yvonne, avant d’avoir chassé les obsédantes préoccupations qui vous sont aujourd’hui connues, sur les ravages produits dans mon organisme par les gaz perfides ; il y a des blessures glorieuses que l’on peut présenter avec orgueil, et qui n’ont pas de suite fatale ; j’avais été atteint, moi, par ces armes nouvelles qui lancent leurs poisons jusqu’aux profondeurs de l’être humain, pour le laisser ensuite traîner une existence lamentable jusqu’au dépérissement final. Aurais-je osé, dans ces conditions, faire des tentatives en vue de gagner votre cœur et de lier votre destinée à la mienne ? Sans doute, le besoin de consoler, qui est l’un des plus nobles instincts de la nature féminine, vous attirait vers moi, et vous eût décidée à me sacrifier tout votre avenir ; mais je me serais cru téméraire de partager vos vues. Il y a des dévouements qu’un homme d’honneur ne saurait accepter de prime-abord ; s’il sent sa vie menacée, c’est déjà trop qu’il soit lui-même exposé à disparaître ; son propre malheur ne doit pas entraîner des deuils inutiles.

J’en étais là, Yvonne, lorsque la présence fortuite d’une fille que vous détestiez à bon droit a mis le paroxysme à votre tendresse, et vous a fait clamer un amour que je partageais. Alors, écrasé sous le poids de mes responsabilités, j’ai voulu fuir pour m’y soustraire. Oui, je me suis enfui, la conscience bourrelée de remords ; je me suis senti coupable ; jamais je n’avais éprouvé un pareil sentiment d’aversion à l’égard de moi-même. J’ai maudit des complaisances que je trouvais criminelles. J’ai voulu chercher la solitude, l’abandon, pour réparer ce qui était peut-être encore réparable. Il le fallait ! Je vous ai laissée dans votre anéantissement, avec l’espoir que vous seriez encore capable de m’oublier !…

— « Noble cœur ! » murmura Yvonne. Et, pendant que sa tête blonde s’appuyait sur l’épaule du grand ami, de grosses larmes inondaient ses yeux.

« Vous n’étiez nullement coupable. Paul, dit-elle après un moment. J’avais assumé toute la responsabilité de ma conduite antérieure ; j’étais parfaitement au courant de votre état.

— Mais un jeune homme raisonnable ne doit pas favoriser un pareil jeu, lorsqu’il se trouve en présence d’une jeune fille candide comme vous. Qu’aurait pensé votre famille, si ma santé n’avait pas répondu, plus tard, à vos espoirs optimistes ?

— Vous êtes sage, Paul ; vous étiez demeuré plus sage que moi. Mais, n’en parlons plus, puisque la Providence s’est prononcée.

— Oui, Dieu est bon : le Ciel n’a pas voulu vous infliger un démenti. Mais il ne faut rien laisser à l’imprévu : vous savez que les garanties sur mon compte ne seront définitives que dans quelques mois.

— C’est vrai. Mais nous portons tous en nous les risques communs de maladies, d’accidents, même de mort. S’il fallait s’arrêter à ces perspectives, qui donc oserait faire un pas en avant, dans les affaires d’importance ? Je ne suis pas plus à l’abri que vous des menaces suspendues sur la tête de toute créature humaine. Sachons faire confiance à l’infinie Bonté qui veille sur nous. Quelque chose me dit, dans mes prières, que vous êtes hors de tout péril. Mieux que cela ! Je demeure convaincue que j’ai pour mission de vous donner assez de joie, assez de bonheur, pour hâter le moment où les forces vous seront pleinement rendues.

— Yvonne bien-aimée, ma sainte maman ne cessait de répéter cette sentence : « Il est souvent plus difficile de connaître son devoir que de l’accomplir. » Mon devoir, j’ai cherché à le connaître ; j’y ai mis toute mon obstination. Aujourd’hui, nous venons de l’apercevoir dans toute son évidence. Il est tout tracé pour moi, Yvonne mille fois chérie. Si vous voulez me rendre heureux, moi aussi, je veux assurer votre bonheur ; je m’y emploierai avec toutes mes énergies…

— Vous vous rappelez, mon Paul, ce passage de l’Histoire Sainte où il est dit qu’Isaac ressentit tant d’amour pour Rébecca, qu’il fut consolé de ses deuils ? Je me sens capable, Paul, non de vous faire oublier les pertes cruelles qui ont bouleversé votre existence, mais d’en adoucir l’amertume. Loin de votre patrie, où reposent, dans la tombe, presque tous ceux qui vous aimaient, vous êtes ici dans une France nouvelle, dans une famille française où vous serez également beaucoup aimé.

— Oui, mon Yvonne toute à moi, je suis sûr que là-haut, des splendeurs de la gloire, ceux qui nous ont quittés, les vôtres, les miens, nous ont préparé ce jour béni où se décident nos fiançailles.

« Mais les fiançailles ne sont pas encore le mariage ; si vous êtes de mon avis, ma bien-aimée, nous retarderons le grand jour des irrévocables promesses, jusqu’au printemps prochain, jusqu’au réveil des oiseaux et des fleurs. Puisque vous me l’avez prédit, je serai alors pleinement moi-même pour m’enivrer de mon bonheur.

— Oh ! oui, mon Paul, nous ferons durer cette période délicieuse où l’on s’aime idéalement. Cela doit être bien beau, le temps qui suit les fiançailles ! Quand elle avait quinze ans, étudiant déjà sa vocation, votre petite Yvonne aurait consenti à être une simple fiancée pour toujours. Mes sentiments ne se sont guère modifiés, grand ami ! Car je me sens encore une petite fille, toute fière ce soir d’être là, à côté de l’élu de mon cœur !… »

Paul pouvait se rendre compte de la limpidité qui rendait translucide cette âme si blanche.

« Petite fleur chérie, reprit-il, fleur lointaine que j’ai découverte dans ma patrie nouvelle, lis parfumé de suaves vertus, vous m’étiez annoncée, dès le premier instant où j’entrevoyais les terres du Canada. Dieu envoie des lumières prophétiques à ses serviteurs : le saint missionnaire du Labrador à qui j’ai écrit l’autre jour, m’avait fait entrevoir la réalisation de ce rêve. Ses prières ont été entendues par le Très-Haut.

« Nous irons, demain, remercier Dieu au pied de l’autel ; dans quelques jours, nous continuerons notre action de grâces au sanctuaire de Lourdes de Montréal, en attendant d’aller voir la Vierge de Massabielle, par delà les mers.

— Et nous irons aussi, ajouta Yvonne, à l’oratoire St-Joseph, le grand pèlerinage canadien, où s’accomplissent tant de miracles ; c’est là-bas, sur les flancs du Mont-Royal qu’illuminent en cet instant les derniers rayons du soleil…

— Tout ce que vous voudrez ! »

Et prenant dans sa main la petite main d’Yvonne qui tremblait, Paul y appliqua ses lèvres et y déposa un tendre baiser…