Michel Lévy frères (p. 145-148).



XXXII


Je feignis beaucoup d’étonnement et fis mille questions pour voir comment Michelin y répondrait.

— Si je savais quelque chose, reprit-il, je vous le dirais sous le sceau du secret, car vous êtes homme de bon conseil et vous représentez notre maître ; mais je n’ai rien à confier, je ne me doute absolument de rien ; personne n’y comprend goutte. On n’a pas vu ici la figure d’un étranger depuis plus de deux mois. J’ai eu l’idée d’aller hors de chez nous pour savoir si on avait vu passer du monde avec un enfant de trois ou quatre ans sur le chemin de la Violette ou sur celui de Montesparre ; mais, à vous dire la vérité, je ne souhaitais pas beaucoup m’informer. Si j’avais retrouvé les parents, ils eussent repris le petit, et j’avais intérêt et plaisir à le garder. Bien m’en a pris de ne pas être trop curieux, car il y a quatre jours j’ai reçu une lettre que je vas vous faire lire.

Ici, Michelin me montra la lettre que je lui avais écrite, et moi, voulant connaître à fond ses intentions, je lui demandai si la somme promise lui paraissait suffisante pour qu’il se chargeât d’un enfant infirme.

— D’abord, répondit-il, l’enfant n’est ni muet ni sourd. Il parle un langage que nous n’entendons point du tout, mais il commence à gazouiller des mots que nous lui apprenons, et il apprendra peu à peu, car il a de l’esprit. Seulement, il est encore triste et pleure de temps en temps en réclamant sa mama. Il a donc une mère, et nous voyons bien, à l’argent qu’elle donne et qu’elle promet, qu’il n’est point abandonné. Nous avons tout intérêt à le rendre heureux et à le garder longtemps, car, dans nos pays, où l’on fait si peu de dépense pour vivre, la pension qu’on annonce est une fortune pour lui et pour nous.

— Si on vous tient parole ? Ne craignez-vous pas que le billet de mille francs ne soit tout le bénéfice que vous aurez ?

— Il en sera ce que Dieu voudra, monsieur Charles. Si l’argent n’arrive pas, nous ferons notre possible pour découvrir les parents ou les tuteurs, c’est notre devoir ; mais, si nous ne découvrons rien, eh bien, nous sommes des gens à qui, de père en fils, on n’a rien eu à reprocher. Nous garderons l’enfant, nous l’élèverons comme s’il était à nous, et, l’âge venu, s’il est bon sujet, nous l’établirons du mieux que nous pourrons.

Michelin ne se vantait pas, il était homme d’un suprême bon sens, charitable et juste. Ce n’était plus tout à fait un paysan ; son père lui avait fait donner une certaine éducation, il savait lire, écrire et compter passablement. Il avait quelques notions d’histoire et de géographie ; sa moralité m’était bien connue. Il aimait l’argent, mais l’argent bien acquis. J’étais sûr qu’il ferait les choses en conscience. Sa femme était douce et propre. Je ne pouvais rien souhaiter de mieux pour Gaston.

Je demandai comment il s’appelait.

— Il n’a pas su nous le dire, répondit Michelin, car il ne comprend pas nos questions. Nous lui avons donné le nom qui nous est venu.

— Quel nom ?

— Espérance, et c’est peut-être le sien, car il l’a entendu tout de suite.

Je dissimulai un mouvement de surprise. Ce n’était pourtant pas le hasard seul qui, deux fois de suite, baptisait ainsi l’enfant condamné par son père. La sollicitude ou la pitié des autres venait naturellement lui promettre le retour de tous les biens dont on l’avait frustré. Je ne craignais pas que l’enfant me reconnût, puisqu’il ne m’avait vu que déguisé. Je lui parlai donc, mais il me regarda avec une fixité qui m’épouvanta ; puis, sautant sur mes genoux, il se mit à jouer avec les breloques de ma montre, comme il l’avait fait dans le voyage de Paris à Flamarande. Pour un limier de police, c’eût été un indice important ; les paysans qui m’entouraient n’en cherchèrent pas si long, et je pus jouer avec les enfants, car les petites Michelin se mirent de la partie, et ma montre à répétition courut ce jour-là de graves dangers.

Michelin fils avait de l’amitié pour moi. Il me fit une demande à laquelle je ne crus pas devoir me refuser. Sa dernière petite fille n’était pas baptisée encore. On avait compté sur un vieux parent malade qui venait de mourir, et on me priait de le remplacer en devenant le parrain de l’enfant. On fit donc le baptême le lendemain, j’eus pour commère l’aînée des sœurs de l’enfant, grave personne âgée de six ans. On donna en mon honneur le nom de Charlotte à ma filleule.