Fin du ministère du marquis d’Argenson/03

Fin du ministère du marquis d’Argenson
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 54-85).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

FIN DU MINISTERE DU MARQUIS D'ARGENSON

III.[1]
SUITE DU PROJET DE CONFÉDÉRATION ITALIENNE.

La nouvelle de l’arrangement intervenu entre la France et le roi de Sardaigne, qui entraînait la cession définitive du Milanais, dut être annoncée à Elisabeth, à la fois, par une lettre autographe de Louis XV à son oncle et par une dépêche confidentielle de d’Argenson à Vauréal. Avant d’expédier cet envoi qui allait causer tant de douleur, d’Argenson eut encore, à la dernière heure, une explication avec le roi et ne lui dissimula pas que le seul moyen de faire céder la reine serait de la menacer d’un abandon complet ; mais il espérait bien, ajoutait-il, que « cette menace ne serait qu’un semblant, et qu’au pis aller l’armée française n’aurait pas fait deux marches en arrière que l’Espagne se rangerait à la raison. » Le roi ne témoigna aucun trouble, même devant l’idée de ce parti extrême : le ministre proposait de ne laisser à l’Espagne que quatre jours pour délibérer : « C’est trop, dit le roi, deux suffiront, » et il signa sans hésiter[2]. « Le roi de Sardaigne, disait la lettre royale, reconnaissant sa faute, paraît venir à nous de ta meilleure grâce du monde, je conviens que c’est un peu tard ; mais que Votre Majesté pense que la reine de Hongrie, étant débarrassée du roi de Prusse, va porter toutes ses forces sur l’Italie et sur le Rhin. Sur le Rhin, je puis me défendre, mais cette défense me met dans l’impossibilité de secourir Votre Majesté en Italie, et je vois l’Italie perdue… Les liens du sang nous unissent au roi de Sardaigne : rappelons-les-lui par un nouveau traité : cimentons si bien notre alliance que ces nouveaux établissemens soient durables à jamais. » Abordant enfin comme à regret la supposition d’un relus : « Je me verrais peut-être, ajoutait Louis XV, obligé de prendre un parti que je n’ose lui dire sans frémir, mais que le bien de mes sujets, pour lors, demanderait, qui serait de songer uniquement à la défense de mon royaume pour parvenir alors au prompt soulagement des maux de la guerre,… mais j’augure trop favorablement des sentimens de Votre Majesté et de ceux de la reine pour croire qu’elles voudraient me réduire à de telles extrémités qui seraient très pénibles à mon cœur. »

D’Argenson se croyait obligé de parler avec plus de ménagement : « Il y a longtemps, monsieur, écrivait-il à Vauréal, que vous n’avez reçu une dépêche aussi importante que celle-ci et qui ait demandé, de votre part, dans l’exécution des ordres du roi plus de dextérité, de force et de sagesse. » Il l’engageait alors à représenter à la reine qu’en lui proposant d’acquérir sans combat un établissement encore considérable, sinon conforme à tout ce qu’elle avait souhaité pour son fils, on lui offrait un meilleur marché que ce qu’elle pouvait espérer de la continuation de la guerre : « Faites usage de tous vos talens et de toute votre sagesse pour traiter avec fruit une matière aussi délicate. Il ne s’agit que d’une négociation de droiture, de candeur et de vérité. Évitez tout ce qui pourrait exciter la colère et le dépit de la reine d’Espagne, et mêlez à la fermeté de vos discours toute l’onction nécessaire. Adieu, monsieur, disait enfin le ministre dans un postscriptum de sa propre main ; tâchez que ceci finisse sans mal ni douleur,.. surtout que cela se décide,.. l’ennemi est aux portes,.. il s’agit du ciel ou des enfers,.. peut-on hésiter et finasser[3] ? »

Vauréal, en se rendant au palais, chargé de la missive royale, et prêt à la commenter par les instructions ministérielles, ne se faisait assurément pas l’illusion de croire que la fermeté, même mêlée d’onction, pût se faire patiemment écouter jusqu’au bout. On ne s’attend pourtant jamais à tout, et la scène qu’il eut à subir prit un caractère qu’il n’avait pas prévu. Il se trouva en face non des violences habituelles de la reine, mais de la dignité offensée du roi. Au premier mot qui fut dit du nouveau partage territorial proposé pour l’Italie, la reine poussa bien un cri. « Et le traité de Fontainebleau ! il n’y a donc plus rien de sacré en ce monde ? Que vous avais-je dit ? » ajouta-t-elle en se tournant vers son époux. Mais soit que, chez les âmes qui ne savent pas se gouverner elles-mêmes, le passage soit rapide de l’emportement à la faiblesse, soit qu’en lisant dans les regards du roi elle eût compris qu’il était touché à une corde sensible et qu’il n’y avait plus qu’à la laisser vibrer, elle se tut et parut plongée dans un morne abattement. « Je vis alors, dit Vauréal, un spectacle tout opposé à ce qui se passe ordinairement : la reine d’Espagne a coutume de se charger d’expliquer les sentimens du roi, qui parle peu et sans suite. Hier, la reine, absorbée dans sa douleur, ne proféra pas une parole pendant toute la séance, et le roi d’Espagne, comme tout d’un coup transformé en un autre homme, et, comme si cette nouvelle eût ranimé en lui toute la sensibilité dont il est capable, me dit les choses les plus vives et les plus lortes. Je n’ose reproduire ses expressions[4]. »

Tout en constatant avec surprise cet éclat d’une éloquence inaccoutumée et tout en essayant vainement d’y opposer quelques raisons de prudence qui n’étaient pas écoutées, Vauréal gardait assez son sang-froid pour remarquer que ce qui paraissait blesser le roi le plus au vil, c’était moins encore le sacrifice qui lui était demandé que les précautions mêmes qu’on avait prises pour l’arracher de lui plus facilement : c’étaient ce secret gardé jusqu’à la dernière heure, cette exigence d’une réponse immédiate et la menace dont cette injonction inattendue lui apparaissait soudainement accompagnée. Un traité qui disposait du sort de son fils, dont on ne lui avait jamais parlé et qu’on lui ordonnait de souscrire sans qu’il eût même le temps d’en faire lecture ! Tout le sang du petit-fils de Louis XIV lui montait au visage en se voyant traité ainsi, comme un enfant sans raison qu’on menait la verge à la main ! « Le roi, mon neveu, s’écriait-il sans se mettre en peine d’être entendu, me prend le Milanais sans m’en prévenir, et, si je n’y consens pas, il me menace. Jamais pareille chose n’est arrivée à un roi d’Espagne. Ce qu’on me demande est contre mon honneur, je n’y puis consentir. » Cet appel à la fierté castillane ne pouvait manquer de trouver de l’écho. Ceux mêmes qui ne prenaient qu’un intérêt médiocre aux convoitises maternelles d’Élisabeth s’indignèrent à la pensée que le roi de France s’était joué de leur souverain. « Aussi, dit d’Argenson, la nouvelle fut reçue à Madrid comme l’un des plus grands malheurs qui auraient pu tomber sur la monarchie de Castille : elle fut d’abord ébruitée, tout se couvrit de sac et de cendre, et l’orage fut affreux contre les Français[5]. »

Dans de telles dispositions, si Vauréal eût insisté, comme ses instructions le lui commandaient, pour une réponse immédiate, il n’eût obtenu qu’une négation absolue et hautaine. Il prit sur lui de temporiser, même un peu au-delà du terme qui lui était assigné ; mais au bout de quelques jours, comme il s’étonnait de ne recevoir aucune communication, il apprit qu’il n’en avait point à attendre. Le roi d’Espagne prenait le parti, sans prévenir l’ambassadeur, de faire porter sa réponse au roi de France par un envoyé extraordinaire choisi parmi les grands de sa cour, le duc de Huescar. La reine se vantait tout haut du bon tour qu’elle jouait ainsi à Vauréal : « Je l’ai bien attrapé, » disait-elle. Peut-être pas tant qu’elle le croyait : l’habile homme, après avoir essuyé le premier feu, n’était peut-être pas fâché de laisser suivre ailleurs une affaire qui commençait si mal et pouvait plus mal finir.

La lettre de Philippe V à son neveu ne manquait ni de dignité ni d’adresse. Tout en insistant sur les engagemens pris à son égard et le déshonneur d’y manquer, il ne se bornait pas à faire appel à la foi jurée, il discutait la situation politique avec des considérations qui avaient leur valeur. Était-ce à la France victorieuse en Flandre et en Italie à céder ainsi, sans le disputer, le terrain qu’elle venait de conquérir ? Était-ce à la tête d’une année de quatre-vingt-dix mille hommes qu’il fallait signer une paix honteuse ? Quant au motif tiré de la défection du roi de Prusse, ce ne pouvait être qu’un prétexte, puisque la négociation était engagée et même déjà conclue à Turin avant qu’on y eût eu la nouvelle de la paix de Dresde : — « Je ne puis donc penser, disait le roi, que ce soit Votre Majesté qui se soit déterminée à de pareilles choses, qui ne répondent nullement à l’amitié qu’Elle veut bien avoir pour moi et pour ma maison. C’est sans doute un outrage de qui serait bien aise de nous voir mal ensemble. Que Votre Majesté me permette qu’en même temps que je le reconnais pour le chef de notre maison, je prenne la liberté, comme le plus vieux, et par conséquent plus expérimenté qu’un autre, par les conjonctures épineuses où je me suis trouvé, de lui conseiller de ne point écouter les conseils die ceux qui veulent l’éloigner de l’union sincère et constante que je crois avoir méritée par la bonne foi avec laquelle je lui ai toujours été attaché. Je me persuade que Votre Majesté pourra bien s’imaginer que l’inexécution des traités qui sont trop récens pour qu’on puisse les avoir oubliés, la limitation du temps qu’on me prescrit pour donner la réponse, et encore plus les menaces qu’on y insinue, ne sont pas des moyens propres pour la conserver. Je connais trop la justice de Votre Majesté pour pouvoir croire qu’Elle pense de la sorte, et bien que je l’aie vu écrit de sa main, je le crois inspiré par des gens qui couvrent leur malice d’une apparence de bonne intention. »

L’original de ce portrait était aisément reconnaissable, et d’Argenson, si Louis XV lui communiqua la pièce, ne dut pas s’y méprendre. Et comme l’envoi était complété par une lettre de la fille de Louis XV à son père, le conjurant de ne pas abandonner son époux, et une autre d’Elisabeth à la dauphine sa fille, il put bien imaginer que dans ces épanchemens de tendresse conjugale et filiale, il était peint sous des traits plus noirs encore[6].

A Versailles, d’ailleurs, il commençait à mal passer son temps. On n’avait pas voulu prévenir de la communication faite à Madrid l’envoyé d’Espagne, Campo Florido (le même dont Vauréal a fait un portrait si peu flatteur), mais l’éveil fut donné à l’ambassade par un membre même du conseil, le ministre Maurepas, qui, inquiet devoir de si longs et de si fréquens tête-à-tête entre le roi et un collègue qu’il n’aimait pas, en soupçonna vaguement le motif. Le vieux courtisan, d’ailleurs, né pour l’intrigue, partout où il flairait un mystère, était pressé de le dépister. Poussé par lui, Campo Florido s’en vint droit à Marly demander au roi s’il était vrai qu’on eût expédié à Madrid une dépêche importante dont il ne connaissait pas le contenu. Le roi, jugeant que la dissimulation n’était plus de saison, trouva plus commode de convenir de tout, et raconta même les détails du traité. Le marquis avait l’oreille dure, et comme il arrive aux sourds, ne mesurait pas lui-même la portée de sa voix : le dialogue devenant très vif, il poussa, dit d’Argenson, de véritables hurlemens qui furent entendus du dehors. Puis, il descendit en droiture chez le ministre, se plaignant aux échos, surtout de la sotte figure que lui faisait faire l’ignorance où on l’avait laissé. D’Argenson, devant ce tapage ridicule, eut peine à garder son sérieux. — « Qui sommes-nous donc, lui dit-il, vous et moi, pour mêler nos personnes aux grands événemens qui regardent les grands États ? Un point tout au plus. Un capucin réfléchissait en regardant les astres ; on lui demanda compte de sa pensée : il dit qu’il songeait à la différence qu’il y a d’un astre à un capucin. Tel est, monsieur, par rapport à nous, l’intérêt d’un bon partage de l’Italie[7]. »

Les meilleures plaisanteries n’ont jamais remédié à rien : l’éclat était fait ; et ce que le roi avait dit à un ministre étranger, il ne pouvait le cacher plus longtemps aux siens. Il fallut, dès le lendemain, convoquer le conseil pour le mettre au courant de tout. La consternation, dit d’Argenson, fut terrible. Tous les ministres étaient surpris, offensés, alarmés. Personne ne voyait clairement où tendait ce brusque changement de politique, ni jusqu’où le roi y était engagé, ni s’il y persisterait, ni ce qu’en penseraient la reine, le dauphin et les princesses, et dans le doute c’était à qui tirerait son épingle du jeu, chacun jurant qu’il n’avait rien su de l’affaire et n’y était pour rien. Le ministre de la guerre surtout tenait à dégager sa responsabilité, en faisant bien connaître qu’il n’avait été prévenu que quand tout était décidé. En attendant, la nouvelle circulait de bouche en bouche, de la cour à la ville, confirmée bientôt par la venue d’une ambassade extraordinaire d’Espagne. Les conversations, les commentaires allaient leur train, et d’Argenson sentait le terrain ministériel s’ébranler sous lui. À la vérité, il avait comme consolation l’approbation de Voltaire, qui, à peine averti par le bruit public, lui écrivait dans un accès d’admiration tout lyrique : « — Je vous fais mon compliment de la belle chose que j’entends dire. Comptez que quand vous serez au comble de la gloire, je serai à celui de la joie. Souvenez-vous, monseigneur, que quand vous ne pensiez pas à être ministre, je vous disais qu’il fallait que vous le fussiez pour le bien public. Vous nous donnerez la paix en détail ; vous ferez de grandes et bonnes choses, et vous les ferez durables parce que vous avez justesse dans l’esprit et justice dans le cœur. Ce que vous faites m’enchante, et fait sur moi la même impression que le succès d’Armide sur les amateurs de Lulli… Les Italiens feront des sonnets pour vous, les Espagnols des rondedillas, les Français des odes, et moi un poème épique pour le moins. Ah ! le beau jour, que celui-là, monseigneur ! En attendant, dites au roi, dites à Mme de Pompadour que vous êtes content de l’historiographe[8]. »

C’était bien d’être loué, mieux valait encore réussir, et d’Argenson lui-même ne devait pas tarder à penser que pour avancer les affaires, un peu de raison à Madrid, un peu de fermeté chez Louis XV, un peu de loyauté chez Charles-Emmanuel, étaient préférables à tous les complimens du monde.

Pendant que tout était ainsi à trouble et confusion dans le cabinet français et que force était bien de mettre en panne jusqu’à l’arrivée de l’envoyé espagnol, à Turin, au contraire, la situation devenait d’heure en heure plus aiguë et plus pressante.

Champeaux, en arrivant, trouvait, comme il devait s’y attendre, et comme Montgardin l’en avait prévenu, l’humeur très changée avec les circonstances. La pacification, maintenant connue de l’Allemagne, et l’espoir (bien qu’encore éloigné) de l’arrivée des secours autrichiens avaient fait renaître la confiance dans l’entourage royal. Emmanuel et ses ministres commençaient à se demander s’ils ne s’étaient pas bien pressés, en signant l’engagement du 26 décembre, de se prêter à un acte d’une loyauté douteuse qu’une extrême nécessité pouvait seule justifier. A vrai dire, même dès le premier jour, cette démarche compromettante, une fois consommée, les avait laissés dans un grand trouble d’esprit. Non que ce fût le scrupule de manquer de foi à d’anciens alliés qui les tourmentât, — leur conscience ne parlait pas si haut, — mais c’était la crainte de s’être brouillés avec leurs amis d’Autriche et d’Angleterre, sans être parfaitement sûrs de la durée et de la solidité des nouveaux liens qu’ils contractaient. La preuve de l’état d’incertitude et même d’angoisse où ils restaient, c’est qu’ils avaient cru devoir faire part d’une résolution si contraire à leurs obligations envers l’Angleterre, à qui ? au ministre de l’Angleterre lui-même, M. Villette, en lui faisant promettre, sur sa vie et sur son honneur, d’en garder religieusement le secret, mais ils le suppliaient, en même temps, de faire partir un courrier de son ambassade pour plaider auprès de sa cour les circonstances atténuantes de leur défection. Le roi avait voulu s’en expliquer en personne avec l’agent anglais dans un entretien où il donna les marques de la plus extrême douleur et protesta que jamais rien dans sa vie ne lui avait plus coûté. L’Autriche, disait-il, s’était si mal comportée à son égard et lui prêtait si peu d’aide, qu’il ne se croyait pas obligé de se justifier auprès d’elle ; mais le roi d’Angleterre, son meilleur ou plutôt son seul ami, il ne se consolerait jamais d’être accusé de lui manquer de parole et d’être devenu indigne de son affection. Mais que pouvait-il faire cependant ? George lui-même était menacé sur son trône et ne pouvait lui apporter aucun appui. Devait-il attendre que les généraux français et espagnols vinssent l’assiéger et le prendre, lui et sa famille, dans sa capitale ? Villette, touché de ces considérations (qui en ce moment-là paraissaient encore sans réplique), avait promis de s’en rendre l’interprète et il allait même jusqu’à garantir qu’on y aurait égard à Londres, le roi d’Angleterre n’ayant jamais voulu que le bien de son allié et non sa perte. Sur quoi, Charles-Emmanuel, un peu soulagé, s’était empressé de dire qu’après tout rien n’était définitif, et que les deux souverains amis trouveraient toujours bien quelque moyen de maintenir entre eux une correspondance secrète qui leur permît de veiller à leurs intérêts communs. Bref, il était clair que ce que le cabinet piémontais cherchait avant tout, c’était la suspension d’armes, qui le dégagerait d’un danger pressant, et qu’une fois cette délivrance d’un péril immédiat obtenue, il espérait pouvoir reprendre sa liberté pour en faire usage dans le sens où la fortune des combats lui ferait espérer de rencontrer meilleure chance et plus de profit[9].

On peut juger, dès lors, combien Champeaux fut mal reçu quand il lui fallut convenir qu’au lieu de l’armistice attendu et de l’assentiment promis de l’Espagne, il n’apportait qu’un nouvel instrument diplomatique à rédiger et à débattre. Le mécompte était grand, et Gorzegue ne se fit pas faute de le laisser voir. Cependant, s’il n’eût été question, comme Champeaux se hâta de l’assurer, que de traduire en termes plus précis des points déjà accordés, un changement de forme n’altérant pas le fond n’aurait pas donné prétexte à une contestation sérieuse.

Mais la lecture du document apporté par Champeaux fit voir qu’il était loin d’en être ainsi et qu’il s’agissait de toute autre chose que de donner une tournure différente à des idées convenues. Des dispositions y étaient insérées, non pas nouvelles (ce qui eût pourtant été grave), mais au contraire déjà discutées et écartées : ainsi les deux premiers articles consacraient bien le partage territorial, tel que l’acte du 26 décembre l’avait établi ; mais le troisième (ô surprise ! ) n’était que la reproduction à peu près littérale du projet de confédération italique, deux lois proposé au cabinet piémontais et deux fois repoussé par lui avec énergie. Et pour en assurer tout de suite l’exécution et bannir sans délai tout Allemand du sol italien, on revenait à l’idée d’enlever le grand-duché de Toscane à l’époux de Marie-Thérèse. On a, en vérité, quelque peine à le croire, — à cette heure suprême, quand toutes les minutes étaient comptées et que le moindre retard remettait tout au hasard ; — d’Argenson, sous l’empire d’une préoccupation passionnée, n’avait pu se défendre de tenter, en faveur de la généreuse conception qui lui était chère, un effort vraiment désespéré[10].

La réapparition inattendue de cette exigence, dont on croyait avoir fait justice, porta au comble l’émotion de Charles-Emmanuel et de ses ministres. Leur situation, en effet, devenait de plus en plus critique. D’une part, nous dit un historien piémontais, la signature du procès-verbal du 26 décembre avait été un acte plus nécessaire qu’agréable. Les secours maintenant attendus de l’Autriche rendaient la nécessité moins pressante. Le retard du concours de l’Espagne rendait les avantages plus douteux. Et c’était dans de telles conditions que la France, loin de modérer ses demandes, y ajoutait des exigences qu’elle savait particulièrement désagréables ! C’était une prétention exorbitante, et qui ne pouvait être admise. Mais, d’un autre côté, renvoyer Champeaux avec un refus tout sec, c’était la rupture immédiate : et les auxiliaires annoncés par Marie-Thérèse n’avaient pas encore franchi les Alpes : avant d’arriver jusqu’aux rives supérieures du Pô, ils devaient passer sur le corps des Espagnols, déjà maîtres de la Lombardie : la capacité des généraux autrichiens n’était pas assez éprouvée pour qu’on pût attendre d’eux, ni une victoire certaine, ni une marche prompte et facile. Les Français, au contraire, étaient encore campés en plein Piémont, en possession de toutes les places fortes (sauf Alexandrie, dont les jours étaient comptés) ; ils pouvaient d’une heure à l’autre, apparaissant devant Turin, mettre la main sur la capitale et sur le souverain. Dans cette alternative vraiment alarmante, Charles-Emmanuel rassembla son conseil des ministres et demanda à chacun son avis par écrit. La trace de cette délibération solennelle est ainsi conservée dans les archives de Turin.

Les sentimens furent partagés : le ministre de la guerre, le comte Bogino, qui passait pour avoir été hostile dès le début à toute la négociation, insista pour le parti le plus décisif. Point de changement, ni dans le fond, ni dans la forme à l’acte du 26 décembre. C’était à prendre ou à laisser. — Un autre des conseillers, le marquis de Borzeglio, inclina au contraire à la concession et à la faiblesse : à tout prix, il fallait, suivant ce prudent personnage, sauver Alexandrie et préserver Turin d’un coup de main. On verrait ensuite, si, en prévenant l’Autriche et l’Angleterre, on ne pourrait trouver moyen de se dégager des paroles données. Gorzegue, suivant une voie intermédiaire, proposa de consentir à une rédaction nouvelle des engagemens du 26 décembre, pourvu qu’elle fût rigoureusement conforme au programme primitif et qu’on n’y fît place à aucune condition supplémentaire. Il exigeait de plus que cette fois la convention fût définitive, et que la suspension d’armes en fût la suite immédiate. Ce fut l’opinion qui prévalut. Dans les situations difficiles, les termes moyens, sans satisfaire tous les esprits, rallient habituellement tous les suffrages[11].

La marche indiquée par Gorzegue, d’ailleurs, bien que conciliante en apparence, était en réalité plus adroite et même plus insidieuse qu’elle n’avait l’air : car il était clair que Champeaux n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour modifier lui-même le texte nouveau qu’il avait apporté, et moins encore pour notifier aux généraux français l’injonction de suspendre les hostilités. Tout revenait donc en définitive à renvoyer une troisième fois l’affaire à Paris. C’est effectivement à quoi, après quelque débat, il fallut bien se résoudre, et Champeaux ne voulant pas même, de crainte de nouveaux malentendus, se faire l’interprète des volontés du cabinet piémontais, ce fut Gorzegue qui se chargea de les formuler lui-même dans une série d’articles, constituant une sorte d’ultimatum. Il y ajouta l’exigence expresse que tout fût conclu (principalement l’armistice) avant la fin du mois de février déjà en cours. Cette date était de rigueur, puisqu’à ce moment les Autrichiens seraient certainement en marche, peut-être déjà aux prises avec les Espagnols, et qu’il importait de savoir quelle attitude le roi de Sardaigne devrait prendre à leur égard[12].

Le ministre anglais eut connaissance de cette détermination comme des précédentes, et en en faisant part à sa cour, il exprimait, non sans raison, l’espérance que, tout étant de nouveau mis en question, une rupture complète pourrait s’ensuivre. La seule chose qui le surprit et qu’il ne pouvait, s’expliquer, c’était la persistance du ministre français dans le plan chimérique de confédération italienne. Il fallait que ce fût, disait-il, la conception propre et favorite du roi de France (own darling offspring), et pour s’en rendre compte, il en était réduit à imaginer que Louis XV voulait se faire empereur de la fédération d’Italie pour égaler l’époux de Marie-Thérèse, devenu empereur de la fédération germanique.

Si Champeaux, au lieu d’être tel que ses dépêches nous le montrent, un agent médiocre et vaniteux, tout ébloui du rôle inespéré qui lui était échu et ne songeant qu’à en garder l’honneur ; si, même il n’eût pas été réduit à vivre dans une cachette obscure, dont il ne sortait que de nuit, n’entretenant de communications avec personne, et n’apprenant que ce qu’on voulait bien lui dire : la fixation de ce délai, pendant lequel toute l’affaire de la négociation devait rester secrète, lui aurait ouvert les yeux sur la situation singulièrement avantageuse que le ministre piémontais réussissait par là à se ménager. Charles-Emmanuel allait ainsi avoir un mois pour se décider, suivant son humeur ou suivant les circonstances, entre les deux alliances autrichienne et française, restant libre également de rester fidèle ou de faire défection à l’une, de se rapprocher ou de demeurer éloigné de l’autre. Il gardait les deux cartes entre les mains, pouvant jouer jusqu’à la dernière heure celle qui lui présenterait le plus de chances de succès. Si la France entraînait l’Espagne à sa suite, Alexandrie était sauvée, le Piémont délivré, et l’on marchait, d’accord avec les puissantes armées des deux royautés de la maison de Bourbon, au-devant des Autrichiens pour leur barrer l’entrée de l’Italie et enlever à Marie-Thérèse une part de son patrimoine. Dans le cas contraire, le même délai d’un mois laissait aux Autrichiens le temps d’avancer ; on pouvait les attendre sans trop de péril, et leur tendre la main à leur arrivée, en prenant à revers Français et Espagnols et en les plaçant entre deux feux. C’était bien la vieille politique à double face et à deux tranchans tant reprochée à la maison de Savoie, mais jamais elle n’avait opéré dans des circonstances plus saisissantes. Il ne s’agissait pas cette fois de se retirer simplement d’une lutte engagée et de contracter une obligation à longue échéance. C’était à huit jours de la décision à prendre et des combats à livrer, en face des armées prêtes à entrer en campagne, qu’on discutait tranquillement dans le cabinet de Charles-Emmanuel de laquelle des deux nations rivales il convenait de verser le sang, ou de recevoir l’argent. Il y a certainement eu dans l’histoire des manœuvres plus loyales, je ne crois pas qu’elle en signale d’une plus audacieuse habileté.

Et ce n’était pas malheureusement le seul avantage que les hésitations des deux cabinets de Versailles et de Madrid assuraient à celui de Turin. L’invitation secrète adressée, nous l’avons vu, par d’Argenson au commandant de l’armée française l’engageant à se tenir tranquillement sur la défensive, pendant la durée d’une négociation dont on ne lui indiquait ni les conditions ni la nature, — cette communication si imprudemment faite et plus imprudemment encore révélée à Charles-Emmanuel, — allait avoir une bien autre conséquence : car l’armée piémontaise déjà remise, par le repos de l’hiver, de ses revers de l’année précédente, acquérait ainsi la facilité de prendre d’avance, sans exciter de soupçons et sans provoquer de représailles, toutes les mesures nécessaires pour se trouver prête, au cas où la négociation viendrait à échouer, à reprendre du jour au lendemain les hostilités. Advenant ce cas de rupture, toujours possible et même aisé à prévoir, cette armée, qui nous redevenait ennemie et n’aurait même jamais cessé de l’être, aurait quelques semaines d’avance sur la nôtre : elle se trouverait sous les armes et prête à l’attaque, tandis que Maillebois, endormi dans une fausse sécurité, et ne redoutant aucune agression, aurait à peine pris les précautions nécessaires pour se défendre.

Rien dans les verbeuses dépêches adressées par Champeaux à d’Argenson pour lui transmettre les dernières propositions, ou plutôt les dernières injonctions de Gorzegue, ne fait voir qu’il ait eu le moindre pressentiment de ces périls. Il n’y est occupé qu’à se justifier d’avoir dû sacrifier une seconde fois le magnifique projet de fédération italienne et d’expliquer pourquoi il ne se faisait pas lui-même le commissionnaire de ce nouvel envoi. Il restait, disait-il, pour surveiller sur place la suite des événemens. En réalité, c’était dans l’espérance (et il le laisse trop voir) que le traité définitif serait signé à Turin et qu’il aurait la gloire d’y attacher son nom. D’Argensonr en recevant cette longue missive, n’y vit pas plus clair que son agent. Une seule chose le frappa : c’est que tout serait manqué si tout n’était pas fait au 1er mars, et qu’il fallait à tout prix avoir conclu avant cette fatale échéance.

L’impatience1 d’ailleurs le gagnait lui-même, et il avait plus d’une raison d’être pressé d’en finir : On attendait l’envoyé de Philippe V, le duc d’Huescar, qui voyageait lentement avec tout l’appareil d’une ambassade extraordinaire, comme s’il eut voulu protester par cette marche solennelle contre la décision précipitée qu’on avait prétendu arracher à son souverain. Louis XV, très mécontent de ce retard, tenait toujours bon, et répétait très haut, malgré les clameurs d’une partie de sa famille, et les répugnances de la plupart de ses ministres, qu’il n’écouterait aucune remontrance et ne ferait pas de concession. D’Argenson crut faire un coup de partie en profitant de cette disposition, pendant qu’elle durait, pour engager le souverain à fond, par un acte sur lequel il ne fût plus possible de revenir, et qui mît le duc d’Huescar, dès son arrivée, dans l’alternative de céder ou de se retirer immédiatement. C’est la seule explication qu’on puisse donner de la décision imprévue qu’il allait prendre. Dès le 17 février, c’est-à-dire, après avoir pris à peine le temps de jeter les yeux sur les pièces que Champeaux lui faisait tenir (émanées, nous l’avons vu, de la rédaction du ministre piémontais lui-même), il manda chez lui le comte de Montgardin et signa, au courant de la plume, le fameux armistice, objet de tous les vœux de la cour de Turin, sans y mettre ni une condition, ni une réserve, et en y laissant insérer un article spécial qui stipulait la levée immédiate du blocus d’Alexandrie. La seule précaution qu’il prît (et encore était-ce en fait plutôt qu’en droit, car l’acte lui-même n’en porte aucune trace), ce fut d’ajourner la publication jusqu’à l’arrivée à Paris de son gendre le comte de Maillebois, qu’il résolut d’envoyer en qualité de plénipotentiaire pour prendre la place de Champeaux et terminer tous les arrangemens définitifs. C’était au comte, après avoir pris connaissance de l’état des choses à Turin, à s’entendre avec le maréchal son père sur le moment où il conviendrait de mettre la suspension d’armes à l’ordre du jour des troupes françaises.

Ainsi nous passions d’un extrême à l’autre : entre la persistance obstinée dans des espérances chimériques, ou la concession précipitée d’un point capital, il y avait pourtant quelque intermédiaire à garder : quel contraste entre cette conduite saccadée et incohérente et la marche savante et calculée du cabinet de Turin[13] !

Les signatures étaient à peine échangées que d’Argenson pouvait se demander s’il ne s’était pas trop hâté. Le duc d’Huescar arrivait et, quoique dans sa première audience il se fût montré aussi absolu dans sa résistance que son maître l’avait été à Madrid, dès la seconde ou troisième séance il commença à murmurer tout bas que peut-être un arrangement serait possible si l’on pouvait élargir la part faite en Lombardie à l’infant Philippe. Devant cette lueur d’espoir d’un accommodement pacifique, la résolution tout à l’heure intraitable du roi commença à mollir, et il se demanda s’il n’y aurait pas là un terrain de conciliation sur lequel on pût entrer en conversation avec le roi de Sardaigne. Mais ce fut bien autre chose quand, peu de jours après, Champeaux fit savoir que, la nouvelle de la mission du duc d’Huescar étant arrivée à Turin, le fait jusque-là soupçonné de la résistance de l’Espagne était devenu par là même public, et que Gorzegue exigeait, en conséquence, qu’on rendît publique aussi la résolution de la France dont on lui avait fait part à l’oreille : — à savoir que l’Espagne serait laissée seule dans son abstention et que les troupes françaises, se séparant de celles de l’infant, se retireraient d’Italie. Pour le coup le cœur paternel du roi s’émut tout à fait. Déclarer tout haut, en face de l’Europe, qu’il allait livrer l’époux de sa fille aux injures des Autrichiens, au risque de le voir, après une bataille perdue, emmener captif à Vienne ! C’était une extrémité odieuse et un aveu trop pénible. — « J’avais bien fait cette menace, disait-il naïvement à d’Argenson, et je voulais que l’Espagne le crût : mais je n’avais jamais pensé qu’on l’exécuterait. » — Et de fait l’idée de faire évacuer l’Italie par les troupes françaises avait bien, même à un point de vue moins sentimental, quelque inconvénient pratique. Les Français partis, qui allait tenir tête aux Autrichiens en Italie ? Charles-Emmanuel s’en chargerait-il à lui seul ? et s’il s’en dispensait et se réfugiait dans une neutralité prudente, le généreux projet de bannir les Allemands d’Italie n’allait-il pas aboutir à la duperie de les laisser au contraire maîtres absolus du terrain ? Il était tard pour s’en apercevoir. Était-il encore temps d’y aviser[14] ?

En tout cas, d’ailleurs, une chose était claire, c’est que, soit pour discuter les demi-concessions de l’Espagne, soit pour écarter les exigences du cabinet piémontais, on entrait dans une nouvelle phase de pourparlers qui se prolongerait assurément au-delà du terme fixé. Dès lors, que faire, à cette date du 1er mars qui approchait, de l’armistice qu’on venait de signer ? Pouvait-on le déchirer, quand l’encre était encore toute fraîche ? Fallait-il y donner cours devant une situation redevenue aussi incertaine que jamais ? C’est sur quoi un très vif débat s’éleva de nouveau entre le marquis d’Argenson et le comte son frère : le marquis soutenait que la publication, loin d’être nuisible, aurait l’avantage de compromettre le roi de Sardaigne, et, suivant son expression, d’embarquer l’affaire, en déclarant Sa Majesté sarde en pleine défection avec ses alliés. Le comte répondait que, comme il fallait bien que le roi de Sardaigne trahît quelqu’un en cette occasion, on ne pouvait savoir d’avance si c’était à ses anciens ou à ses nouveaux alliés qu’il comptait fausser compagnie, et que le plus sûr était de se mettre en garde à tout événement pour n’être pas le jouet de ses artifices, et il montrait sans peine le danger qu’un désarmement précipité ferait courir à l’armée française : « Nous en répondrions sur nos têtes, » s’écriait-il. Le marquis était obligé alors de confesser son incapacité complète dans les arrangemens de guerre, et d’ailleurs, il avoue lui-même qu’entre tant de prétentions et d’intérêts divers à concilier sur trois théâtres différens, son trouble était extrême : « La délicatesse et la passion, dit-il quoique part, qui excèdent le sentiment qu’on en devrait avoir, font trembler à chaque pas dans une négociation de ce genre[15]. »

Bref, on finit par se mettre d’accord en n’autorisant le comte de Maillebois à publier l’armistice que sous les trois conditions suivantes : la durée en serait indéfinie et non-seulement de deux mois ; on ferait précéder la publication d’une déclaration renouvelant les engagemens du 26 décembre, et leur donnant ainsi ce qu’ils n’avaient pas encore reçu, un caractère public et irrévocable ; enfin (et c’était le point sur lequel le ministre de la guerre insistait le plus), le blocus de la citadelle d’Alexandrie ne serait pas levé, mais on introduirait seulement dans la place un ravitaillement suffisant pour huit jours, qui serait renouvelé de semaine en semaine jusqu’à l’arrangement définitif : et c’est avec cette quatrième édition d’un même texte révisé, mutilé et complété à tant de reprises, que le comte de Maillebois se mit en route et arriva le dernier jour de février à Briançon, où il devait trouver les laissez-passer nécessaires pour franchir la frontière piémontaise. Les passe-ports l’attendaient bien, en effet, mais avec une lettre de Champeaux qui en renfermait une autre de Gorzegue, très polie, très empressée même, se terminant pourtant par cette question nettement posée : le comte était-il, oui ou non, en mesure de publier l’armistice dès son arrivée à Turin ? Si oui, qu’il arrivât au plus tôt, si non, qu’il voulût bien s’arrêter et attendre qu’on vînt le trouver sur le territoire français, parce que sa présence dans la capitale ne pourrait être ignorée des cabinets anglais et autrichien, déjà très inquiets des bruits qui circulaient, et placerait ainsi le roi de Sardaigne dans la position la plus fausse vis-à-vis de ses alliés.

Le motif allégué pour une interrogation si pressante n’était pas absolument un prétexte. Il est certain que le voyage du duc d’Huescar avait donné partout l’éveil. Une démarche si publique, et dont le but n’était plus un mystère, ne pouvait manquer d’avoir un grand écho à Vienne et à Londres. La nouvelle de la défection du roi de Sardaigne était répandue dans toutes les chancelleries et tous les cafés d’Europe. Le moins que pouvaient faire les deux cours menacées de cet abandon était de mettre le cabinet de Turin en demeure de démentir ces soupçons en donnant quelque gage incontestable de sa fidélité, et le plus éclatant était, certainement, la reprise immédiate des hostilités. C’est aussi ce qu’était venu demander le prince de Lichtenstein, venu de sa personne de Novare à Turin, pour chercher des ordres et s’étonnant déjà tout haut qu’on les lui fit encore attendre. En un mot, l’instant critique était arrivé (à la date même qu’avait prévue, avec une si grande justesse de coup d’œil, le cabinet de Turin), où, la dissimulation n’étant plus possible, il faudrait faire publiquement son choix entre les deux alliances.

Le comte de Maillebois n’était pas en mesure de s’expliquer aussi nettement qu’on le sommait de le faire. Il se borna donc à répondre que les modifications qu’il demanderait à la convention d’armistice étaient légères et qu’elles ne donneraient lieu à aucune difficulté, et passant outre sans délai, il arrivait le 3 mars à Rivoli, à dix lieues de Turin. Là, nouvelle lettre de Gorzegue le sommant de ne pas faire un pas de plus sans articuler positivement ses réserves : il fallut bien se décider à les mettre par écrit poulies faire connaître. Et le lendemain, Maillebois voyait entrer chez lui Champeaux lui-même, accompagné d’un personnage qui n’était autre que le ministre de la guerre, le comte Bogino, lequel lui déclara avec beaucoup de hauteur, et sans vouloir accepter aucun débat, qu’aucune condition nouvelle d’un genre quelconque ne serait admise. Très ému de se voir acculé ainsi, du premier coup, à une rupture immédiate, le comte crut pouvoir abandonner deux des points qu’on lui avait recommandé d’obtenir, il n’y en eut qu’un, le ravitaillement limité d’Alexandrie, sur lequel (connaissant le prix que son oncle, le ministre de la guerre français, y avait mis) il persista à ne pas céder. Bogino, de son côté, tint ferme sur la négative, et en se levant, il déclara que, tous les délais prévus étant expirés, un corps de troupes piémontaises était prêt à se mettre en marche pour aller porter secours à Alexandrie, que l’ordre de départ avait même été retardé d’un jour pour laisser au plénipotentiaire français le temps de se décider, mais que, si le lendemain, 5 mars, à l’aube du jour, on n’avait rien fait dire de nouveau à Turin, la marche serait commencée et ne pourrait plus être arrêtée[16].

C’était bien là, en effet, le mot de l’énigme. Pendant le mois que le cabinet de Turin s’était réservé, je l’ai dit, pour délibérer tout à son aise, la cause de l’alliance française n’avait pas cessé de perdre du terrain dans le conseil et dans l’esprit même de Charles-Emmanuel. C’était l’effet naturel de l’hésitation de l’Espagne et des dissentimens intérieurs de la famille royale comme du ministère de France, dont des agens bien informés ne laissaient rien ignorer à Turin. Marie-Thérèse, au contraire, prenait son parti avec sa résolution et sa perspicacité accoutumées. Avertie par le bruit public, elle connaissait assez le caractère de son volage allié pour ne pas douter de la défection dont elle était menacée ; elle ne prêtait naturellement aucune foi aux dénégations obstinées qu’opposait, à toutes les questions qui lui étaient posées, le ministre sarde à Vienne. L’embarras seul de cet agent, trop visible dans son attitude, était un indice auquel on ne pouvait se méprendre. Mais, d’autre part, la mission même du duc d’Huescar indiquait assez clairement que la nouvelle alliance, bien que sérieusement mise sur le tapis, n’était pas chose faite, puisque l’Espagne discutait sur les conditions de son adhésion. Dès lors, la seule manière de prévenir le mal, s’il en était temps encore, c’était, non de se livrer contre Charles-Emmanuel à des récriminations blessantes, mais de lui rendre le courage d’opérer en silence un nouveau changement de front. La peur avait dû dicter sa trahison, c’est en le rassurant qu’on pouvait l’empêcher de la consommer. Aussi, sans se mettre trop en>peine de savoir quel accueil ses troupes allaient recevoir, la prudente souveraine ne songea-t-elle qu’à imprimer à leur marche une célérité inaccoutumée. Un corps de 30,000 hommes arrivait donc, faisant dix lieues par jour, et les premiers détachemens étaient déjà signalés aux environs de Mantoue. Ce contraste entre l’indécision, d’une part, et la hardiesse de l’autre, frappait l’égoïste prudence du roi de Sardaigne et le faisait incliner de jour en jour davantage du côté de l’Autriche. Il fut bientôt évident qu’il ne cherchait plus qu’un prétexte pour se dégager d’une parole imprudente et faire oublier une défaillance momentanée. Quand on cherche en ce genre, on finit toujours par trouver. C’est ce que pensa sans doute le ministre de la guerre, le comte Bogino, qui, ne doutant plus d’une rupture qu’il avait toujours désirée, se mit silencieusement à l’œuvre pour reprendre les opérations militaires, dès que la permission lui en serait donnée, en les inaugurant par un grand coup de surprise et d’audace.

Son plan (dont tous les historiens piémontais parlent avec admiration, presque comme d’une conception de génie) était de réunir les bataillons les plus alertes et les plus aisément disponibles qu’il eût à ses ordres, de mettre à leur tête un chef connu par sa résolution et son esprit d’entreprise, le baron de Leutrum, puis de les lancer à travers les lignes françaises, dans l’espoir de les faire arriver sous les murs d’Alexandrie avant que la place, déjà réduite aux horreurs de la famine, eût été contrainte à capituler. Quand on jette les yeux sur la carte, et qu’on examine la position respective des armées, on a peine à concevoir comment un dessein d’une si folle témérité avait pu passer par la tête d’un tacticien quelconque. L’accès d’Alexandrie, du côté de Turin, était défendu par une chaîne de places fortes, toutes occupées par les Français, qui y gardaient des garnisons respectables. En arrière, autour de Tortone, était campé le maréchal de Maillebois lui-même, avec le gros de ses troupes. C’était donc l’armée française tout entière que les agresseurs pouvaient trouver, au premier signal, en face d’eux. D’où venait à Bogino la hardiesse de tenter une pareille aventure ? Uniquement (il est impossible de le méconnaître) de la confiance que lui inspirait la recommandation donnée par d’Argenson à Maillebois de ne faire aucun mouvement tant que durerait la négociation pendante. On était sûr de trouver devant soi un adversaire qui avait promis de ne pas bouger ; l’essentiel était de le maintenir dans cette attitude passive, en lui laissant ignorer tout ce qui se passait en dehors de lui, jusqu’à ce qu’il ne fût-plus en mesure de se mettre en garde. Assurément, l’engagement n’étant pas réciproque, il était, dans la rigueur du droit, permis au gouvernement piémontais de prendre cette initiative sans prévenir ; mais s’il y eut jamais des cas où, suivant l’ancien adage, le droit extrême touche à l’extrême injure, celui-ci était du nombre.

Telle était la manœuvre plus habile qu’honnête qui, comme on le voit, réussissait à souhait. Il faut convenir que tous les politiques français semblaient donner à l’envi dans le piège qui leur était tendu. On n’avait pu laisser ignorer au maréchal de Maillebois l’envoi de son fils comme plénipotentiaire à Turin, et rien n’était mieux fait pour entretenir le chef de l’armée française dans l’attente et dans l’illusion d’une pacification prochaine. Comment croire, en effet, qu’un personnage aussi important que le gendre du ministre des affaires étrangères et le fils du commandant en chef de l’armée se déplaçât pour autre chose que pour mettre le sceau à un pacte déjà conclu ? Mais les réserves apportées, après coup, à une convention déjà signée, fournissaient au cabinet piémontais justement le meilleur prétexte de rupture qu’il pût désirer. Enfin, le comte de Maillebois lui-même, en prolongeant les pourparlers sans les clore, et en venant se placer aux portes de Turin dans un point où il ne pouvait communiquer même avec les postes les plus avancés de l’armée française, permettait à Bogino de compléter ses préparatifs sans crainte d’être inquiété. Et c’est ainsi que l’adroit ministre arrivait au résultat vraiment inespéré de garder tout en suspens jusqu’à la dernière heure, et de ne congédier le fils que quand il n’aurait plus aucun moyen d’aviser son père, en temps utile, de son échec et de son renvoi.

Tout étant de la sorte heureusement combiné, le 5 mars, au matin, l’expédition piémontaise reçut l’ordre du départ ; et quand, dans la journée qui suivit, le comte de Maillebois, qui, jusque-là, s’était naïvement refusé à prendre la menace au sérieux, fit savoir qu’il était prêt enfin à tout céder, la réponse fut qu’il était trop tard, que les troupes étaient en route et trop éloignées déjà pour qu’un ordre de rétrograder pût les atteindre. Sa présence, dès lors, qui commençait à être connue, devenant à la fois compromettante et inutile, on l’engageait à rentrer sur le territoire français pour y attendre la suite des événemens. On avait même eu le soin de lui faire préparer des chevaux sur toute la route, jusqu’à Suse, pour qu’il n’eût de prétexte de s’arrêter nulle part[17].

En même temps, le marquis de Gorzegue mandait auprès de lui les ministres d’Autriche et d’Angleterre et prenait enfin son parti de confesser tout haut ce qui ne pouvait plus être caché, à savoir qu’une négociation avait été engagée avec la France et qu’un envoyé français de haut rang était venu jusqu’à la porte de Turin. Mais il ne s’était agi, suivant lui, que de conclure un armistice pour sauver la ville d’Alexandrie, menacée d’une chute imminente. Quant au fond même de la transaction et au projet de partage des états autrichiens (qui avait été un instant accordé et convenu), il n’y fit qu’une légère et très vague allusion. « Quelques points, disait-il, avaient bien été un instant mis en avant qui semblaient satisfaire l’agent français, mais, tout étant resté subordonné à la condition préliminaire de la suspension d’armes, sur laquelle on n’avait pu s’accorder, l’affaire était rompue, l’envoyé français était reparti ; et il n’y avait plus qu’à se mettre en campagne, ce qui allait être fait ce jour-là même. Le roi, ajouta-t-il, m’a donné ordre de vous faire part de tout ceci pour faire connaître la droiture de ses intentions. »

L’attitude des deux agens en recevant cette communication fut nécessairement assez différente. Pour le ministre anglais, qui savait tout, à qui on n’avait laissé ignorer aucun des incidens de la négociation, il eut peine (il en convient lui-même) à affecter la surprise ; il ne répondit que peu de mots, admirant en vérité, ajoute-t-il, l’art avec lequel le ministre avait su faire le silence sur les points délicats. Quant au ministre autrichien, il resta matériellement atterré, ce qui lui donna une apparence de calme dont son collègue resta étonné. Mais l’entretien fini et la porte fermée, il reprit ses sens, et de la stupeur passa à la plus vive irritation. Jamais, s’écriait-il, on n’avait vu conduite si perfide et si indécente. Qu’était-ce donc que ces points sur lesquels on n’avait pu se mettre d’accord, un instant, à la satisfaction de la France ? Il n’était pas difficile de les deviner. Il vaudrait cependant la peine de les tirer au clair, et de concert avec le prince Lichtenstein (à qui son aide-de-camp venait aussi de tout raconter) il allait demander une audience au roi où il le forcerait bien de s’expliquer. L’Anglais laissa passer ce flot de colère avec le sang-froid britannique, sans mot dire, jusqu’à ce que la fatigue vint y mettre un terme (I let him go this way for some time and till he seem tired). Prenant alors la parole, avec calme, il lui fit remarquer que sans doute une audience du roi serait très utile pour obtenir de lui la promesse formelle que tout était fini avec la France et qu’aucun pour-parler ne serait repris, mais que, quant à revenir sur le passé et à lui poser des questions qui l’embarrasseraient, de deux choses l’une, ou il n’y répondrait pas, ou les réponses qu’il ferait n’inspireraient aucune confiance.

« J’ajoutai, dit-il, que nous devions regarder la découverte que nous venions de faire comme des plus heureuses pour nos intérêts communs, puisque ce qui venait d’arriver à M. de Maillebois ne pouvait que creuser un fossé profond (widen the breach) entre Sa Majesté sarde et la France, et qu’il valait mieux, par conséquent, profiter de la circonstance que d’exaspérer ces gens-là par des marques inopportunes de ressentiment, qui ne pourraient, que les rejeter dans les bras des Français : nous devions donc, dans mon opinion, nous borner à rapporter les faits à nos cours, sans les accompagner d’aucune réflexion et en laissant nos maîtres en faire tel usage qu’il leur conviendrait. Quant à nous, nous devions profiter de l’occasion qui nous était offerte pour rétablir nos affaires et faire tort à l’ennemi commun. Cette manière de voir ne parut pas très goûtée quand je l’exposai, mais j’ai lieu de croire qu’on en a pourtant tenu compte. » Effectivement, la réflexion porta conseil et le comte de Richecour (c’était le nom du ministre d’Autriche), en rendant compte de l’incident à Marie-Thérèse, au lieu d’en accroître la gravité, s’efforça de l’atténuer. Il se borna à se prêter seulement, le mérite d’avoir trouvé sur place une réponse tournée en épigramme et probablement aiguisée après coup, puisque le récit anglais n’en parle pas : « J’ai répondu à M. de Gorzegue, dit-il, que je lui étais fort obligé de sa communication et que je m’empresserais, d’en informer Votre Majesté impériale, qui avait déclaré tant de fois qu’elle aimerait mieux perdre de son propre bien que de voir le roi en perdre du sien. » — Quant au prince de Lichtenstein, il se mit en chemin sans délai pour aller porter ses troupes sur les derrières de l’armée française, tandis qu’elle serait attaquée de front par les troupes piémontaises sous les murs d’Alexandrie[18].

Un tour diplomatique si bien joué devait aboutir à un succès militaire aussi complet. L’agression, tout à fait imprévue, trouva le maréchal de Maillebois plongé dans la confiance la plus absolue. Il s’y abandonnait avec d’autant plus de complaisance que, ses rapports avec les généraux, espagnols devenant de jour en jour plus aigres, il ne se souciait nullement de reprendre en leur compagnie une nouvelle campagne dans les conditions de l’année précédente. L’annonce de l’arrivée de son fils, porteur d’une convention d’armistice, et chargé de pleins pouvoirs, le comblait de joie. Il se préparait à en faire, à son armée, par un ordre du jour public, la joyeuse surprise ; et, en attendant, il n’en gardait plus le secret à son entourage. Le déplaisir que paraissaient en éprouver ses maussades alliés ne faisait qu’accroître la satisfaction qu’il allait avoir à tendre amicalement la main à ses ennemis de la veille. Sa sécurité était telle qu’au moment oui tout était prêt déjà pour le surprendre, il en était encore à demander à Paris des instructions pour savoir à qui, de l’infant ou du roi de Sardaigne, il convenait de céder, en cas d’expédition commune, le pas et le commandement. Aussi quand, dans les premiers jours de mars, le comte de Montal, qui commandait à Asti, lui fit savoir que ses éclaireurs lui signalaient des mouvemens suspects du côté de Turin, des passages de troupes et d’artillerie dont l’aspect était menaçant, le maréchal se refusa absolument à prendre l’alarme ; et, au lieu de se porter tout de suite, comme il l’aurait fait en toute autre occasion, à l’aide de son lieutenant, il haussa les épaules et parut se moquer du message et du messager. On se trompait, dit-il, ou on le trompait, et ces menaces apparentes n’avaient pour but que de donner le change aux soupçons, déjà éveillés, des Autrichiens. Montal ayant insisté, cependant, il se borna à lui ordonner de prendre quelques précautions insignifiantes. Telles quelles étaient, cependant, ces recommandations n’arrivèrent pas à leur adresse : le courrier qui les portait trouva les Piémontais : déjà sous les murs d’Asti, bombardant les faubourgs, creusant des tranchées et prêts à ouvrir la brèche[19].

C’était sur Asti, en effet, que Lentrum et sa petite troupe s’étaient portés, comme sur le point qui commandait la route directe d’Alexandrie. Montal, réduit à ses propres forces, était-il en état de leur tenir tête ? C’est une question qui a été fort disputée entre lui et ses supérieurs, et peu s’en est fallu que la solution en ait été remise à un conseil de guerre. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’essaya seulement pas de résister. Ne comprenant rien à ce qui se passait et perdant complètement la tête, après quelques coups de canon échangés, il se décida à députer un parlementaire à Leutrum : « Que se passe-t-il donc, dit cet envoyé, et que faites-vous ? Tout le monde sait que la paix est faite avec votre maître, et vous nous attaquez sans prévenir. » « — Je ne sais rien de tout cela, répondit brusquement Leutrum, le roi m’a ordonné de prendre Asti : Je fais ce qu’on m’a dit de faire. »

Plus surpris et plus démoralisé que jamais, ne pouvant faire accorder les avis de Maillebois et le spectacle qu’il avait sous les yeux, Montal se laissa parler de capitulation. Il aurait voulu obtenir la sortie avec les honneurs de la guerre, et la faculté de se retirer sous Alexandrie. De la sorte rien n’eût été compromis, et il aurait pu aller demander à Maillebois l’explication de ce mystère. Mais Leutrum, sentant son avantage, déclara que toute la garnison était déjà en fait prisonnière de guerre et qu’il ne la laisserait pas échapper. Il lui fallait la soumission complète, ou dans deux heures il donnait l’assaut. Au bout de deux heures, Montal ne demandait plus pour sa troupe que la faculté de conserver ses bagages. « Je n’ai jamais fait la guerre aux bagages, » dit dédaigneusement Leutrum, et il fit sans peine cette injurieuse concession. La capitulation fut signée dans ces tristes termes. Onze bataillons français déposèrent leurs armes et durent être emmenés en captivité. La route d’Alexandrie était ouverte[20].

Aucun fait, dit l’historien piémontais dont je transcris le récit, plus honteux n’est inscrit dans l’histoire militaire de la France. L’assertion n’est peut-être pas trop sévère : mais il reste à savoir si aucun fait plus glorieux que ce succès dans les conditions où il était obtenu n’est inscrit dans les fastes militaires du Piémont. J’ose affirmer qu’un lecteur de bonne foi admirera plutôt ici l’adresse d’une intrigue bien nouée, que l’éclat d’un haut fait d’armes. Il manquerait même quelque chose au caractère moitié tragique et moitié plaisant de l’aventure, si on n’y ajoutait que, pendant la première journée, le bruit s’étant répandu à Turin que le coup était manqué, Gorzegue fit venir Champeaux et lui demanda s’il ne pourrait pas faire courir après le comte de Maillebois, pour le prier de redire son affaire : le lendemain, le résultat étant connu, nouveau contre-ordre. Ce trait, qu’un auteur comique ne négligerait pas, achève le tableau[21].

La signature de Montal était à peine apposée au texte de la capitulation qu’on entendit un signal partant des hauteurs qui dominent Asti. C’était le maréchal de Maillebois qui, enfin, sorti de sa confiance léthargique, accourait en toute hâte, plein de confusion et de colère. Quand on lui apporta le malheureux écrit que venait de souscrire son lieutenant, à peine pouvait-il en croire ses yeux ; sa consternation et son désespoir furent au comble. Un récit du temps dit que ses genoux se dérobèrent sous lui, et qu’il faillit tomber à la renverse. À la joie d’une pacification triomphante, substituer du jour au lendemain l’humiliation d’un échec presque sans exemple ! Il était impossible de tomber de plus haut. Et pas un avis, pas un mot ni de son fils, ni de Champeaux ! Où étaient-ils ? Où les chercher dans cette bagarre ? Sa première lettre au comte d’Argenson, son ministre, écrite le soir même du désastre, porte le caractère d’un véritable affolement. « — Jamais, dit-il, on ne vit de situation pareille à la mienne : j’ai la mort dans le cœur ! » Et il avoue que les idées les plus étranges lui passaient par l’esprit, celle entre autres de s’adresser directement au général ennemi pour le prier de faire passer une lettre à son fils, s’il était encore à Turin. Mais au milieu de son trouble, il conservait pourtant encore assez de calme et de soin de sa légitime défense pour transcrire textuellement le malheureux billet que le marquis lui avait écrit et qui était en réalité, à ses yeux, la cause de tout le malheur[22].

Rien pourtant n’eût été tout à fait irréparable si on avait pu marcher en toute hâte sur Alexandrie pour y devancer et attendre Leutrum. Mais comment s’aventurer ainsi, au lendemain d’une pareille surprise qui pouvait en annoncer d’autres, quand on apprenait que Lichtenstein et ses Autrichiens s’apprêtaient à tenter le même coup sur Montcalvo ? A la vérité, là veillait le brave Chevert, moins sujet que Montal à la défaillance. Mais on ne pouvait pourtant abandonner ainsi un terrain menacé et laisser dégarnir toute la rive supérieure du Pô. Maillebois se borna donc à envoyer en toute hâte demander des renforts à l’armée espagnole qui était campée devant Milan ; mais avant que la demande pût être parvenue à son adresse, tout était fini à Alexandrie. Le commandant du siège (un officier espagnol comme je l’ai dit), le comte de Lasci, n’avait pas même attendu d’être attaqué. Sur la nouvelle de la prise d’Asti, et de l’arrivée des Piémontais, il avait levé le camp, se retirant sur Tortone et emmenant avec lui tout le contingent espagnol. Les bataillons français, ne pouvant se défendre seuls, avaient dû le suivre. Et quand le maréchal manda Lasci auprès de lui, pour lui demander l’explication de sa conduite : « Vous n’allez pas me faire croire, dit l’Espagnol avec insolence, que vous avez besoin de nous pour vous défendre contre les Piémontais : vous vous entendez trop bien avec eux[23]. »

C’était là le dernier coup et le plus cruel, réservé à l’infortuné maréchal. Dupe et jouet des Piémontais, il ne lui manquait plus que de passer pour leur complice : et c’est, en effet, ce qui avait lieu. L’idée d’un accommodement secret intervenu entre les rois de France et de Sardaigne était si fort répandue, on croyait si bien la chose faite, dès lors l’agression, des Piémontais était si étrange et la faiblesse des Français si peu croyable, que le soupçon d’un jeu concerté et d’une connivence entre eux paraissait aux spectateurs l’explication la plus vraisemblable. Fausse attaque d’un côté, résistance simulée de l’autre, disaient les témoins ébahis, le tout pour prolonger l’équivoque quelques jours de plus et surtout pour peser sur les résolutions incertaines de l’Espagne[24].

(1) Nulle part, cette odieuse interprétation ne rencontra plus de laveur que dans le camp des Espagnols et autour de don Philippe lui-même. L’infant était tenu au courant, de Madrid, par sa mère, de toute la négociation engagée à Turin, et des commentaires passionnés ne lui avaient rien laissé ignorer des moyens de contrainte qu’on avait tenté d’employer sur le roi son père. La France, lui avait-elle écrit, vous traite comme un marmouset. La chute d’Asti, sans résistance réelle, lui parut tout simplement le prélude de l’abandon complet dont il se savait menacé ; ni lui, ni le comte de Gages ne se firent faute de le dire tout nettement au maréchal lui-même. — « Un coup pareil étonnerait toute l’Europe, lui écrivait le comte de Gages, qui connaît vos grandes qualités dans le initier de la guerre. L’infant a dans les mains la copie du traité fait entre le roi très chrétien et le roi de Sardaigne : il a même une lettre du roi, son père, où il est annoncé qu’on rendra libre la communication d’Alexandrie, et il ne doute pas que vous ayez agi en conséquence. Vous jugez bien, monsieur, que personne ne croira qu’un dérangement si extraordinaire ait pu se faire sans mystère. » — « Je ne puis me persuader, écrivait l’infant lui-même, qu’un général aussi expérimenté, tel que vous, ayez pu commettre une faute semblable, sans qu’il y ait quelque motif que je crains d’entendre, tout opposé qu’il est aux sentimens de mon cœur[25]. » Et il ajoutait que, ne pouvant plus compter que sur lui-même pour se défendre, il rappelait toutes ses troupes autour de lui pour faire face aux renforts autrichiens qui arrivaient de Mantoue. Le maréchal, comme on le pense bien, justement offensé, ne voulait pas rester en reste de récriminations. — « Tout le mal, répondait-il, venait de la sotte expédition poussée sur Milan qui l’avait laissé dans l’abandon, avec une ligne de défense toute dégarnie et ouverte à toutes les surprises. »

Décrire le trouble et le désordre que ces soupçons réciproques jetaient dans les deux armées serait chose véritablement impossible. Jamais de mémoire d’homme, on ne vit pareille confusion des langues. Des courriers passaient d’un état-major à l’autre, chargés de gros mots et d’injures. C’était de part et d’autre un échange d’imputations outrageantes : il n’était pas de bruit étrange qui ne trouvât créance. C’était le maréchal, à qui on venait dire que, s’il essayait de se présenter au camp de l’infant, tout était prêt pour l’arrêter et le conduire à Madrid comme traître à la cause commune. Puis des officiers espagnols rencontrant des voitures de l’intendance française avaient la prétention de les fouiller pour y trouver la preuve des lâches intrigues dont ils étaient victimes Enfin, on allait jusqu’à dire que, quand les Autrichiens arriveraient, les Espagnols, usant de représailles à leur tour, au lieu de les combattre, se jetteraient dans leurs bras, pendant que, les Piémontais coupant nos communications avec la Méditerranée, l’armée française se verrait cernée et obligée de mettre bas les armes. Tout paraissait possible et tout à craindre. En un mot, dit un historien contemporain, une perfidie supposée faisait naître mille trahisons réelles.

Au milieu de ce trouble général, on retrouvait par instant quelqu’un de ces traits de vaillante gaîté française qui ont toujours éclairé les jours les plus sombres de notre histoire. Telle est l’anecdote du sergent Va-de-bon-cœur que rapportent toutes les chroniques du temps. Obligé d’évacuer rapidement la ville de Moncalvo pour répondre à l’appel de Maillebois, Chevert avait dû y laisser ses blessés et ses malades, en les recommandant à la clémence du vainqueur, qui, entrant dans la ville sans résistance, n’aurait eu aucune raison pour maltraiter des infortunés. Mais avant que les Piémontais eussent paru devant les remparts, un de ces pauvres abandonnés, qui portait le nom de guerre de Va-de-bon-cœur, se soulevant sur son grabat et se retournant vers ses compagnons : « Camarades, leur dit-il, est-ce que nous allons nous rendre sans souffrir au moins pour deux liards de siège ? » Et il leur fit comprendre que, moyennant quelques vieilles pièces de canon rouillées, mises en place sur les remparts, on pourrait faire un simulacre de défense qui leur donnerait droit aux conditions d’une capitulation honorable. Aussitôt dit, aussitôt fait, et quand le baron de Leutrum arriva aux portes de la ville, il fut reçu, à sa grande surprise, par une décharge d’artillerie qui mit quelques-uns de ses hommes hors de combat. Touché lui-même de ce trait d’énergie, il fit tout de suite offrir à ces défenseurs improvisés de leur accorder le traitement qui leur conviendrait. « Non, répondit Va-de-bon-cœur, nous ne nous rendrons pas que vous n’ayez fait une tranchée, ne fût-elle que de la longueur de ma pipe. » Leutrum se prêta à la plaisanterie, et après une heure de bombardement assez mollement opéré, il accorda aux assiégés une capitulation qui leur permettait de sortir avec les honneurs de la guerre. Le régiment des infirmes défila alors devant lui, chacun portant, en guise des armes qu’il n’aurait peut-être pas été en état de soutenir, quelque signe de sa maladie ou de sa blessure : celui-ci brandissant sa béquille, cet autre le bras en écharpe, quelques-uns montés sur les épaules de leurs camarades, et ce fut dans cet appareil qu’ils rejoignirent l’armée française, où ils furent reçus avec de joyeuses exclamations. Quelques semaines plus tard, disons-le à l’honneur de l’ancien régime, Va-de-bon-cœur était nommé officier, et son nom figurait sur les contrôles à côté des plus illustres de la noblesse française[26].

Sans produire d’aussi fâcheuses conséquences que sur le théâtre du désastre, l’effet de la surprise causée par le coup de main d’Asti ne fut guère moindre à Versailles. Là aussi, le départ du comte de Maillebois ne laissait plus aucun doute sur la conclusion de l’alliance piémontaise ; et d’Argenson lui-même, qui devait pourtant savoir à quoi s’en tenir, se croyait encore si sûr de son fait que le 7 mars (le jour même de la prise d’Asti), il entrait en conversation avec l’ambassadeur de Venise à Paris pour offrir à la république la ville de Mantoue, comme sa part dans la nouvelle distribution de l’Italie. Quand la triste réalité fut connue, ce fut une stupeur et bientôt un soulèvement général. Une véritable tempête de reproches fut déchaînée contre tous ceux, diplomates ou militaires, qui avaient mené perdre l’honneur de l’armée française dans une si cruelle aventure. Ni Champeaux, ni Maillebois, ni son fils n’étaient épargnés, on allait même jusqu’à accuser tout bas le roi lui-même qui avait voulu conduire une si grande affaire à l’insu de ses ministres. — « La personne du roi de France, écrit Chambrier au roi de Prusse, est intéressée dans l’affaire de Sardaigne ; c’est lui qui a voulu entamer la négociation, voulant imiter Votre Majesté. — Mais d’Argenson naturellement recevait en pleine poitrine la plus forte atteinte. Les premiers et les plus ardens à l’accuser étaient ses collègues, naguère très piqués, maintenant heureux de n’avoir rien fait ni rien su : celui qui parlait le plus haut, c’était le comte son frère, ne se faisant pas faute de montrer ce malheureux billet, source de tout le mal dont on lui avait dérobé la connaissance. D’Argenson, au contraire, avec sa générosité accoutumée, ne cherchait nullement à se disculper aux dépens d’autrui, il ne pouvait souffrir surtout qu’on s’en prit aux deux Maillebois qui lui étaient unis par les liens de l’amitié et du sang. — « Le père et le fils, écrivait-il à Vauréal, dans son style imagé, sont innocens comme la chaste Suzanne[27]. »

Par une étrange fatalité, un événement longtemps attendu, qui un peu plus tôt aurait comblé tous ses vœux, arriva juste à point pour accroître ses regrets. L’Espagne cédait enfin et acceptait sans réserve les conditions proposées. Déjà, depuis quelques jours, cette modification d’humeur était visible : la reine avait dit à Vauréal : « J’ai fait dire beaucoup de messes pour les âmes du purgatoire, ce sont mes bonnes amies ; mais j’y ai mis pour condition qu’elles inspireraient au roi une bonne résolution. » En conséquence, le 8 mars, le jour même où Asti ouvrait ses portes, elle faisait venir de nouveau l’ambassadeur. « Nous n’avons pas dormi cette nuit, le roi et moi, disait-elle, nous n’avons fait que raisonner, sur le traité que le roi très chrétien a signé avec le roi de Sardaigne et de la fermeté qu’il apporte à le soutenir, nous cédons enfin et nous voulons bien l’exécuter[28]. »

Concession tardive qui, dans le trouble général, ne fut pas même écoutée. Il n’y eut que d’Argenson qui y vit un rayon d’espoir et eut encore assez de crédit sur Louis XV pour le déterminer à faire l’essai d’en profiter. Charles-Emmanuel avait écrit à son neveu une lettre d’excuse banale où il persistait, malgré le contre-temps survenu (c’est ainsi qu’il appelait la surprise d’Asti), à l’assurer de ses dispositions amicales et pacifiques. La réponse dictée à Louis XV fut d’une mansuétude exemplaire absolument exempte de tout ressentiment. — « Personne, lui faisait-on dire, n’est plus persuadé que moi du caractère de vérité, de religion et de candeur de Votre Majesté. » — Et il annonçait de nouvelles instructions adressées à M. de Champeaux, relatives aux circonstances présentes. Charles-Emmanuel mit le satisfecit en poche, pour se justifier devant l’histoire ou pour en faire par la suite tel usage que de raison. Mais il n’en fit pas moins très nettement savoir à Champeaux que, la face des choses ayant changé, les arrangemens pris ne pourraient être maintenus sans de grandes modifications. Dès lors, son séjour à Turin donnant lieu à de fâcheux commentaires, il paraissait convenable d’y mettre un terme. Il faut qu’il s’en aille, disait Charles-Emmanuel à Villette, je le porte sur les épaules. Champeaux dut plier bagages, sans mot dire, et tout lut fini de ce côté[29].

Un seul résultat restait donc de cette noble tentative condamnée à un si triste avortement ; c’était le trouble profond apporté dans les relations des deux armées et des deux cabinets de France et d’Espagne, et puisqu’on allait se retrouver en tête-à-tête et obligé de faire campagne ensemble, rien n’était plus pressé que de faire cesser un état violent de discorde qui rendait tout concert d’efforts Impossible. Que ne pouvait-on craindre, d’ailleurs, de la part de l’irascible Elisabeth, qui allait se trouver d’autant plus humiliée de la concession qu’on lui avait arrachée, qu’elle n’en recueillait pas le bénéfice ? Que l’Angleterre et l’Autriche lui fissent, des offres séduisantes, ne se croirait-elle pas en droit d’user de représailles en se séparant de l’alliance française sans prévenir ? Des correspondans secrets signalaient déjà la présence à Padoue d’un ecclésiastique espagnol qui était admis à des entretiens confidentiels avec les représentans de Marie-Thérèse, réfugiés dans cette ville depuis la prise de Milan[30]. C’était donc à Madrid qu’il fallait aller en toute hâte panser la plaie de l’orgueil royal. Le vieux maréchal de Noailles, en sa qualité d’ancien compagnon d’armes de Philippe V, qui avait contribué à le mettre sur le trône, se crut propre à cet office délicat et s’offrit pour le remplir. Louis XV accepta sa proposition avec empressement sans songer que Noailles était l’adversaire direct et le contradicteur habituel de d’Argenson dans le conseil, et que donner à un ministre son propre rival comme ambassadeur, pour réparer ses fautes, c’était lui causer un dégoût difficile à supporter. Mais les princes, accoutumés à être obéis dès l’enfance, prennent peu de souci de la dignité de leurs serviteurs ; et quant à craindre une démission volontaire, c’était un acte d’irrévérence que les habitudes du temps ne comportaient pas. D’Argenson dut donc dévorer l’injure sans se plaindre, il en fut quitte pour s’attribuer à lui-même la nomination de son rival et déclarer (comme il le fait encore dans ses Mémoires) qu’il était trop heureux de débarrasser le conseil, au moins pour quelques semaines, d’un brouillon et d’un importun. Mais sa disgrâce apparut dès lors comme prochaine à tous les yeux : il n’était plus ministre que de nom.

Ainsi, par une singularité dont ce n’est pas l’unique exemple, l’acte de la vie ministérielle de d’Argenson qui, auprès de la génération présente, a fait le plus d’honneur à sa mémoire, fut celui-là même qui le perdit dans le jugement de ses contemporains et qui prépara sa chute. Cette réhabilitation tardive d’un dessein longtemps méconnu n’est pourtant pas sans justice, et c’est à bon droit, que le nom de d’Argenson est resté attaché au plan d’émancipation de l’Italie, car il n’est aucune de ses œuvres où il ait porté une passion plus vive et plus désintéressée. Il s’y adonna sans réserve, et n’est-il pas vrai que, dans le récit qu’on vient de lire, on le voit apparaître tout entier avec l’élévation de ses vues, la générosité de ses sentimens, la loyauté de sa parole, son ignorance de la malignité humaine, ses conceptions originales poursuivies un peu au hasard, sans souci (pour parler comme les politiques savoyards) de la trop forte impression de nouveauté qu’elles produisaient autour de lui, en un mot, cette recherche d’un résultat idéal qui l’exposait trop souvent à manquer le but en visant trop haut ?

C’est bien le jugement que porte de lui, en lui témoignant sa reconnaissance, au nom de l’Italie, l’illustre écrivain Botta, plus équitable et plus impartial, sur ce point, que les autres historiens ses compatriotes. Après avoir raconté le cruel mécompte infligé par le savoir-faire du ministre de Charles-Emmanuel à la naïveté de celui de Louis XV, il conclut en ces termes : D’Argenson, trompé par l’excès de sa bienveillance envers l’Italie, mérite plus d’éloges pour l’excellence de ses intentions que pour l’habileté de sa conduite : Bogino, au contraire, avec sa froideur calculée, fait preuve de plus d’adresse que de sincérité ou de droiture. L’abbé de Saint-Pierre aurait mieux aimé d’Argenson : Machiavel aurait préféré Bogino. Du train dont va le monde, je laisse au lecteur à décider laquelle des deux préférences serait la mieux placée[31]. Cet avis ne diffère guère de celui qu’exprimait, au lendemain même de l’événement, un témoin intelligent, l’ambassadeur de Venise à Paris, plus en mesure que personne d’apprécier cette finesse italienne dont son propre gouvernement n’ignorait aucun des secrets. « Il est certain, disait-il, qu’en tout temps la maison de Savoie a su, mieux que toutes les autres cours, le moyen de mener à bien une négociation, et qu’elle doit son agrandissement surtout à l’art d’avoir su bien tromper les hommes, et les cours en tout temps ne changent guère leur manière d’agir[32]. »

Le tort du plan de d’Argenson (il l’a reconnu lui-même) était d’être prématuré, et de devancer de plus d’un siècle le temps où l’exécution en eût été possible. C’était d’ailleurs en toutes choses (qu’il portât ses regards et son action au dedans ou au dehors de sa patrie), le trait particulier qui distinguait l’esprit de d’Argenson, de savoir s’élever au-dessus des horizons bornés de la société où il était né, et de pressentir un cours d’événemens et d’idées, que personne autour de lui ne soupçonnait. Mais ce qui faisait le mérite du philosophe causait aussi les fautes du politique. Quand on veut gouverner les hommes, il faut les connaître et les accepter tels qu’ils sont, non tels qu’ils devraient être, ou qu’on espère qu’ils seront un jour. Il est presque aussi dangereux de vivre par l’imagination dans l’avenir que de s’attarder dans des traditions surannées. Si Louis XV eût chargé d’Argenson de réformer la constitution de la France, la hardiesse de ses principes démocratiques aurait étonné Rousseau lui-même et dépassé d’un bond le contrat social. Ses notes diplomatiques nous le montrent préoccupé, avec la même témérité d’innovation, d’établir sur des bases rationnelles une nouvelle répartition des peuples et des territoires entre les états d’Europe, et, en ce genre non plus, aucune révolution ne l’aurait effrayé. « Dois-je donc, disait Marie-Thérèse au ministre d’Angleterre qui la pressait de céder quelques-unes de ses provinces, abandonner l’Allemagne au roi de Prusse et l’Italie au roi de Sardaigne ? » — Si la question eût été posée à d’Argenson, elle ne l’aurait peut-être pas surpris, et sa réponse aurait pu être affirmative. Car de ces deux grandeurs nouvelles que Marie-Thérèse voyait poindre avec un effroi prophétique, il avait consenti de grand cœur à l’accroissement de l’une, et il n’a pas tenu à lui, nous venons de le voir, de préparer les voies à l’autre. Seulement il est douteux que, s’il eût été appelé à prêter ainsi son concours à la fortune d’autrui, il eût su faire preuve d’autant de prudence que de désintéressement et qu’il eût pris les précautions suffisantes pour que ses services fussent payés de reconnaissance. Il est vrai que, s’il sortait aujourd’hui de la tombe, c’est un reproche qu’il aurait le droit d’adresser avec plus de justice encore à ceux qui, chargés, un siècle après lui, de la conduite de nos destinées, et placés en face des mêmes problèmes, ont pris à tâche de les résoudre.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre.
  2. Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 292.
  3. Louis XV à Philippe V. — D’Argenson à Vauréal, 16, 17 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Vauréal à d’Argenson, 27 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 294.
  6. Philippe V à Louis XV. 30 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. D’Argenson à Vauréal, 29 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères. — Journal, t. IV, p. 297.)
  8. Voltaire, Correspondance générale, 6, 14 février 1746.
  9. Villette, ministre d’Angleterre à Turin, au duc de Newcastle, 31 décembre 1746 et 3 janvier 1747. (Correspondance de Turin. — Record office.) — Cette étrange communication faite au ministre d’Angleterre d’une négociation qui était un véritable manque de foi envers le gouvernement britannique parait avoir été ignorée de l’historien de Charles-Emmanuel III, M. Carutti, et de l’historien de Marie-Thérèse, M. d’Arneth. Je n’en avais trouvé la trace que dans un écrit du comte Selopis, intitulé : Delle relazioni politiche tra la dinastia di Savoia ed il governo britannico (1240-1815. — Turin, 1853, p. 82, 164). C’était un des points que j’aurais eu particulièrement à cœur de vérifier dans les documens des archives de Turin, dont la communication m’a été refusée. J’y ai suppléé par la dépêche anglaise, consultée et copiée au Record office de Londres. Il résulte de la dépêche de M. Villette qu’il eut connaissance des moindres détails de la mission de Champeaux, du déguisement que cet agent avait pris, du faux nom qu’il portait, et qu’il put prendre lecture de ses notes. On se demande alors qui Charles-Emmanuel espérait tromper, de George Ier ou de Louis XV, et si c’était à Londres et à Paris que ses agens étaient chargés soit de mentir, soit de dire la vérité.
  10. Ce fait est tellement étrange que j’ai hésité moi-même à y ajouter foi. Cependant le texte du projet de traité, inséré par d’Argenson lui-même en appendice à son journal, ne laisse à cet égard aucun doute ; il y est dit en propres termes : « Il sera signé de la part de Sa Majesté très chrétienne, de Sa Majesté catholique et de Sa Majesté le roi de Sardaigne, un traité particulier contenant les conditions de l’union et association qui sera formée entre les princes les plus considérables de l’Italie pour maintenir conjointement et de concert le repos et la tranquillité dans cette partie de l’Europe et pour empêcher qu’aucune armée étrangère puisse jamais y entrer sous quelque prétexte que ce soit. » — (Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 461.) — Faut-il donc penser que Champeaux, désireux de ménager d’Argenson ne l’avait pas suffisamment averti de la résistance invincible qu’il trouverait sur ce point dans le cabinet piémontais ? J’ai été un instant tenté de le supposer, d’autant plus que la note piémontaise, si catégorique, que j’ai citée plus haut, ne figure pas dans les pièces restées au ministère des affaires étrangères ; mais cette omission s’explique par le fait que Champeaux, envoyé seul, sans secrétaire, avertit lui-même qu’il ne peut donner copie de tous les documens échangés entre lui et le ministre piémontais et qu’il se borne à en analyser la substance. En tout cas, la première note remise par Montgardin, le 12 novembre à Paris, et le silence gardé dans l’acte du 26 décembre devaient avertir suffisamment de l’impossibilité de faire insérer, dans un acte tardif et dont la conclusion était urgente, une disposition de cette importance.
  11. Carutti : Histoire de Charles-Emmanuel. t. III, p. 312 et suiv.
  12. Champeaux à d’Argenson, 1er février 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  13. Le texte du traité d’armistice, publié dans le Journal de d’Argenson, t. IV, 270, porte en post-scriptum sous ce titre : article séparé, une clause stipulant que l’armistice ne sera publié qu’après que le traité de paix définitive aura été conclu. Cet article ne se trouve pas dans l’instrument officiel conservé aux affaires étrangères, et, d’ailleurs, la suite des faits va prouver que rien de pareil n’avait été arrêté. Les incidens qui firent échouer la mission du comte de Maillebois n’auraient pas eu lieu si l’armistice n’avait dû être consenti que conditionnellement.
  14. La phrase que je mets dans la bouche du roi est prise textuellement dans une note de sa propre main mise à une dépêche préparée par d’Argenson, 7 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  15. Mémoires et Journal, t. IV, p. 298, 299 ; — d’Argenson à Champeaux, 20 février 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  16. Carutti : Histoire de Charles-Emmanuel, t. II, p. 314, 315 ; — Champeaux, à d’Argenson, 5 mars ; — le comte de Maillebois à d’Argenson, 6 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères. — (Voir toute la correspondance échangée entre Gorzegue et le comte de Maillebois les 2, 3, 4 et 5 mars. — Rendu, p. 168. 174.)
  17. Gorzegue à Maillebois, 5 mars 1746 ; — Rendu, p. 170.
  18. Villette au duc de Newcastle, 15 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Record office.) — Richecour à Marie-Thérèse, 6 mars 1746 (dépêche communiquée par M. d’Arneth). — On a quelque peine à croire que, le ministre d’Angleterre Turin ayant été pleinement informé du détail de la négociation et ayant communiqué tous ces renseignemens à son gouvernement, le cabinet de Londres n’en ait rien fait savoir à Vienne et que Marie-Thérèse dût rester jusqu’au dernier moment dans l’ignorance d’un fait qui l’intéressait à un si haut degré. C’est cependant ce qu’affirme M. d’Arneth dans son Histoire de Marie-Thérèse et ce qu’il a bien voulu me confirmer par une lettre écrite en réponse à la question que je lui avais faite et à la suite de laquelle il a eu l’obligeance de se livrer à de nouvelles recherches. Il reste convaincu que l’Autriche n’a rien su de ce qui se passait à Turin avant la fin de février et n’a été avertie à ce moment même que par les bruits publics vaguement répandus à Londres. Comment expliquer ce silence observé par le gouvernement anglais envers son alliée sur un point qui les touchait également l’un et l’autre ? Faut-il croire que l’Angleterre, moins intéressée que l’Autriche dans les affaires d’Italie, voyait sans trop de déplaisir l’agrandissement du roi de Sardaigne ? C’est possible, mais je n’oserais l’affirmer. On a peine à se reconnaître dans ce dédale de fourberies et d’intrigues.
  19. Voir toute la correspondance échangée entre Montal et Maillebois dans l’ouvrage publié par le marquis de Peray, sur les campagnes du maréchal de Maillebois en Italie, vol. III, p. 513, 520 ; mais cet ouvrage doit être consulté avec réserve, parce que l’auteur écrivant sous les yeux, et à la demande de la famille du maréchal, fait plutôt un panégyrique, et un plaidoyer qu’une histoire. Montal, écrivant après l’événement, à Paris, pour se justifier ; dit en propres termes que le maréchal lui avait fait dire qu’il était sûr de notre paix, « signée avec le roi de Sardaigne et que je ne devais avoir aucune : inquiétude sur la marche des ennemis. » — « Il parait, par les ordres que M. le maréchal, m’a donnés, qu’il était dans la bonne foi. » — Montal au comte d’Argenson, 24 mars 1746. — (Ministère de la guerre.) La lettre porte en marge cette note de la main du ministre : J’ai rendu compte au roi, rien à répondre. —(Voir aussi un Appendice au VIIe volume du Journal de Luynes, p. 36, une lettre sans signature, évidemment écrite par un officier de l’armée de Maillebois. Il y est dit que la nouvelle du traité signé avec la cour de Paris était publique dans l’armée, qui n’attendait que le moment de la publication d’un armistice… Puis à propos de l’attaque d’Asti : « La marche des ennemis n’avait rien dissimulé : elle se faisait tambour battant ; on l’annonçait de toutes parts à M. le maréchal. Mais par je ne sais quelle fatalité, ou séduit par les apparences d’une paix prochaine, il ne semblait faire aucune attention à ce récit.
  20. J’ai suivi dans le récit de ce véritable guet-apens celui de l’historien piémontais Carutti lui-même. Il est vrai que Carutti ne parle pas de la promesse faite à Charles-Emmanuel par d’Argenson et de l’immobilité ainsi imposée au maréchal de Maillebois. Il est difficile pourtant de croire que le fait n’ait laissé aucune trace dans les archives de Turin. En tout cas, le billet de d’Argenson à Maillebois est inséré à peu près textuellement dans son Journal où il aurait été facile de le trouver.
  21. Champeaux à d’Argenson, 6 mars 1746. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  22. Le maréchal de Maillebois au comte d’Argenson, 9 mars 1746. — (Ministère de la guerre.)
  23. Henri Morris : Opérations militaires dans les Alpes et les Apennins pendant la guerre de la succession d’Autriche, 1886, p. 161. La plupart des historiens expliquent cette étrange conduite de Lasci par des ordres qu’il aurait reçus de Milan, après la nouvelle de la chute d’Asti. Le rapprochement des dates me parait rendre cette interprétation impossible : Asti capitula le 8 mars et Alexandrie fut évacuée le 10. Il n’y, a pas entre les deux jours le temps nécessaire pour un échange de courrier entre Alexandrie et Milan. Lasci a donc dû devancer l’ordre, que, d’ailleurs, il n’aurait pas manqué de recevoir.
  24. Cette supposition, bien que singulière, pouvait se justifier par des exemples récens. On avait vu, en effet, Frédéric et Marie-Thérèse quatre ans auparavant jouer un jeu analogue au siège de Neïss en Silésie. La ville s’était rendue aux Prussiens presque sans résistance pendant que Frédéric s’engageait à retirer aucun parti de cette victoire et à se contenter des avantages qu’un traité secret lui assurait au même moment. — (Frédéric II et Marie-Thérèse, t. II, p. 105 et 110.)
  25. Le comte de Gages à Maillebois, 11 mars 1746 ; — l’Infant à Maillebois, même date. — (Ministère de la guerre.)
  26. Mémoire sur les campagnes d’Italie en 1745 et 1746 ; Amsterdam, 1777.
  27. D’Argenson à Vauréal, 22 mars 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère de la guerre.) — Chambrier à Frédéric, 25 mars 1746.
  28. Mémoires et Journal de d’Argenson, t. IV, p. 306 ; — Vauréal à d’Argenson, 15 mars 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  29. Voir les lettres de Charles-Emmanuel et de Louis XV (8, 25 mars et 5 avril 1746), dans Rendu, p. 178, 180. La lettre de Louis XV porte en marge des notes critiques et railleuses du ministre Gorzegue. — Villette au duc de Newcastle, 22 mars 1756.
  30. Arneth, t. IV, p. 182, 183, 448. — Cet ecclésiastique, un abbé Armandi, ne proposait de rien moins, nous dit M. d’Arneth, qu’une alliance de l’Espagne avec l’Autriche pour lui faire rendre la Silésie par la Prusse et enlever à la France la Lorraine et l’Alsace en échange d’un établissement fait à l’infant. Philippe en Italie. Il est impossible de savoir jusqu’à quel point cet agent obscur était autorisé à engager ces pourparlers. Plus tard, d’autres négociations furent directement engagées entre Vienne et Madrid, entre autres par le marquis de Grimaldi, ministre de Gênes auprès de la cour d’Espagne. Mais d’Argenson prétend dans ses Mémoires, que c’était avec la connaissance et le consentement du maréchal de Noailles qui en avait préalablement informé le roi, ce qui suppose que les intérêts français n’auraient pas été sacrifiés. Cette assertion n’a rien d’invraisemblable, étant donnée l’habitude que Louis XV commençait à prendre de suivre les affaires diplomatiques par des voies secrètes à l’insu des ministres. — (D’Arneth, t. IV, p. 188, 190, 419. — Journal de d’Argenson, t. IV, p. 315.)
  31. Botta : Histoire d’Italie, faisant suite à Guichardin, t. IV, p. 113.
  32. Egli è certo che in tutti li tempi quella casa a saputo meglio di tutte le altre li modi di negoziare, e che all’ arte di saper bene ingannare gli uomini deve sopre ogni altra cosa il proprio ingrandimento. E le corte in tutti li tempi conservano sempre poco più poco meno le medesime massime. — Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 4 avril 1746. (Bibliothèque nationale)