Filles de la pluie/Texte entier

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BARBA LA CONTEUSE








I


L’ILE


Herment s’était assis devant le feu d’ajoncs qui flambait en pétillant.

— Au diable, la poésie des îles ! soupira-t-il.

Point de doute, il allait à midi faire encore un mauvais repas de pommes de terre et de poisson séché — et cet ordinaire, vraiment un peu frugal, pour un homme habitué à ses aises, était loin de valoir la cuisine de l’auberge où il prenait pension.

On mangeait de la viande, au moins, et du pain frais ; on y buvait du vin, du cidre ou de la bière… Ici !… et il se mit à sourire car il entendait dans la pièce voisine le pas satisfait et nonchalant de Barba, sa maîtresse.

Une fantaisie, hier soir, l’avait porté à accepter la dînette rustique de l’îlienne. Il avait trouvé drôle, pour une fois, de grignoter un far pesant arrosé d’eau et de gros lait. Et ce matin, elle l’avait supplié avec tant de gentillesse dans la voix de ne pas lui fausser compagnie, qu’il s’était très inconsidérément engagé à renouveler ce tour de force gastrique.

Certes, la couleur locale ajoutait à l’imprévu de cette aventure. Depuis huit jours, il vivait la vie rude et traditionnelle des Ouessantins, gens farouches, à en croire les anciens traités des géographes. Et cela ne manquait pas d’une certaine saveur, de loger sous ce toit de chaume, dans cette petite maison écrasée sur la lande rocheuse et dont chaque fenêtre découvrait la mer.

Or l’aimable Barba aux yeux roux et à la démarche lente apparut et, mettant la main sur l’épaule de l’étranger :

— Reste seul un instant, veux-tu ?… Je vais au village voisin. Et si mon père ou quelqu’une de mes petites nièces arrive, dis-leur simplement d’attendre.

La native se dirigea vers la porte étroite dont elle fit jouer la chevillette en tirant sur la corde et elle sortit.

Bien qu’elle fût de taille moyenne, Barba se détachait longue et souple sur l’horizon sans fin. Dans ce pays si sévère et dénué d’arbres, tout, et les maisons et les plantes chétives, était au ras du sol et l’homme en semblait grandi. Le vent tordait les courtes boucles des cheveux de l’îlienne. Elles s’emmêlaient aux deux bouts du ruban de velours noir passé sous le menton et qui fixait son bonnet, noir lui aussi, et qu’elle portait sans coiffe.

— Singulier, tout de même ! réfléchit Herment. Elle m’installe chez elle comme si j’étais son frère ou son fiancé[1]… Mon nom, elle ne le sait seulement pas… Et voici qu’elle prévoit sans trouble la visite des siens.

Étonnante hospitalité locale, et qui paraît tout à fait dans les mœurs… S’il faut vraiment y voir une survivance des coutumes patriarcales et libres d’autrefois, il convient d’honorer ces usages et se hâter d’en jouir, dévotement. Car bientôt, sans doute, ils auront perdu leur charme et leur candeur : Ouessant, la lointaine Ouessant n’est pas le bout du monde, après tout.

Et il se remémora les circonstances de son voyage vers cette terre oubliée.


Pour gagner l’île, il lui avait fallu attendre au Conquet le départ du courrier qui, deux fois, par semaine, dessert Ouessant et Molène.

On avait averti Herment d’arriver des premiers au bateau s’il voulait être bien sûr de partir, car le nombre des places, sur la Louise, pendant la saison d’hiver, n’excédait pas quarante-cinq, compris les hommes d’équipage. Par la nuit noire — il était à peine cinq heures et demie du matin — Herment s’achemina vers la « pierre glissante », l’endroit où le canot du bord viendrait prendre les passagers.

Les eaux étaient basses et le navire, dont on apercevait le fanal, s’était mis à l’ancre en dehors de la jetée, à l’entrée de la baie. Sur le rocher mouillé et couvert d’algues où le pied se posait incertain, un groupe silencieux attendait, parmi des paniers, des caisses et des valises.

Il y avait là quelques Ouessantines, reconnaissables à leur costume, des matelots permissionnaires, des représentants de maisons de commerce brestoises et plusieurs soldats coloniaux qui allaient rejoindre leur poste, sac au dos et le fusil en bandoulière. Une pluie fine faisait reluire les faces quand l’allumette d’un fumeur avait craqué ; la marée montante, parfois, soulevait une vague qui s’étalait ensuite, inondant les passagers résignés. Enfin, une embarcation détachée du vapeur arriva, dans laquelle on s’entassa pêle-mêle. Quand elle accosta la Louise, on put voir que des gens pressés occupaient déjà le tillac, au milieu de marchandises éparses. Des bestiaux, vaches et porcs, emplissaient l’avant de l’étroit vapeur jusqu’à la machine. La chaloupe retourna au rivage deux fois encore. Elle ramena les retardataires et le capitaine qui monta sur la passerelle et prit la barre. On leva l’ancre et la Louise quitta le Conquet, recevant l’éclat affaibli de Kermorvan et des feux voisins.

En effet, une pâleur laiteuse venait d’apparaître dans le déchirement d’un ciel sans tendresse, chargé de nuages, et sous lequel la mer, pourtant contenue, semblait vindicative. Des lames courtes firent piquer le bateau, coup sur coup, et puis, elles l’empoignèrent comme un jouet et la danse commença. Le haut des mâts se mit à zigzaguer, la cheminée tituba. La brise était fraîche mais la mer calme, comparativement aux gros temps précédents. Des paquets d’eau sautèrent d’un bout à l’autre du navire ; sous le vent, des barques qu’on croisa couraient vers le Conquet déjà distant ; et soudain, à l’Est, par Pospoder et Lanildut, le soleil se montra, morose, les nuages semblèrent moins opaques, et le jour fut. Les feux des bouées et des balises s’éclipsèrent. Béniguet et Quéménès s’érigèrent et disparurent sur la gauche. On serra de plus près l’archipel et, de rocher en rocher, le petit vapeur atteignit l’escale de Molène.

Là, des canots bruyants entourèrent la Louise. Ils étaient pilotés par des gamins auxquels on jeta des sacs de pain car l’îlot n’a pas de boulangerie. La semaine d’avant, le pain était arrivé si détrempé par l’eau embarquée pendant une traversée difficile, que les habitants avaient dû le refuser. Quelques personnes descendirent avec le facteur chargé de la tournée de Molène et la Louise, ainsi allégée, mit le cap sur Ouessant.

On rangea le Léac’h et Gour ar Vras ; on passa l’île Balanec, la laissant à gauche, et puis Bannec, peu visible, au ras des eaux, étroit banc de sable et de roches, bien au delà de la bouée Pengloc’h. Alors, on vit Ouessant dans toute son étendue.

Ce fut d’abord une ligne grise et bleue dont la longueur étonnait. Ensuite elle se précisa, plus colorée. À cause de ses falaises escarpées s’étendant du Stiff à Porz Goret, l’île semblait un mur formidable qui barrait l’horizon où, çà et là, des taches indiquaient des pointes et des anses dont le détail échappait.

La mer, en ces parages, était houleuse. Sa violence s’accrut dès qu’on se fut engagé dans le puissant courant du Fromveur qu’on traversa pour entrer dans la baie du Stiff, mouillage que les vents du Sud-Ouest rendaient obligatoires. À l’abri des prodigieux rochers qui enserraient la baie, les eaux profondes avaient maintenant le calme d’un lac. On approcha le môle d’aussi près qu’on put le faire sans danger d’échouage. Mais il fallut quand même user des embarcations pour descendre à terre. Assises au haut de la falaise en surplomb, une demi-douzaine de filles aux longs cheveux interpellaient les nouveaux débarqués, effrontément.

Six kilomètres séparaient le Stiff de Lan Pol. Les hommes chargèrent leurs fardeaux sur leurs épaules et s’attaquèrent au chemin raide qui monte de la cale.

Gagné le sommet du plateau, on aperçoit à droite le phare du Stiff, blanc et court, haut perché à l’extrémité Nord-Est de l’île. En maints endroits, des sillons ont tracé des terrains de culture dans la prairie grasse qui s’étend à perte de vue. Parfois ces champs sont entourés de petits murs de granit ; parfois, dans ces enclos, des ajoncs poussés en taillis drus jettent la note aiguë de leurs fleurs jaunes. On voit aussi des moulins isolés, et des toits de chaume, serrés les uns contre les autres, par groupes de trois ou quatre, agglomérations qui prennent ici le nom de villages.

Quelques-uns sont traversés par la route principale, la grande voie qui partage Ouessant du Nord-Est au Sud-Ouest, du Stiff au Créac’h en passant par Lan Pol. L’île, que de cette hauteur, on embrasse presque tout entière, est allongée sur l’Océan comme une gigantesque patte de crabe dont les deux pointes dentelées, de Pern et de Porz Goret formeraient les pinces. Entre chacune d’elles se jouent les eaux tranquilles de la baie de Lan Pol ; mais, en deçà de la pyramide du Runiou, point extrême Sud, la mer est toujours déchaînée et les récifs, à demi couverts, s’avancent, blancs d’écume, vers Ar Gazec, la « Jument » où depuis des années, on travaille quand on le peut, à la construction d’un phare. Si l’on promène le regard de l’Ouest au Nord, tour à tour défilent Loqueltas, le phare du Créac’h et Niou-i-zella, le « village voisin des eaux », et Kermoran, un autre hameau, et Keller, que huit cents brasses à peine séparent d’Ouessant.

Les passagers de la Louise traversèrent Fru-gulou et longèrent la clôture du fort Saint-Michel. À partir de cet endroit, accrochée au flanc d’un vallon, la route plonge en ligne droite et s’étend comme un long ruban, avec seulement quelques courbes légères, jusqu’au clocher de l’église. De rares maisons sont postées en bordure, certaines, blanches et neuves, et un ou deux hameaux faits de chaumières sans toitures et abandonnées. Au bout d’une demi-heure de marche, on laissa à l’entrée du bourg les baraquements des coloniaux, autour desquels ont poussé plusieurs débits, et l’on atteignit Lan Pol. Alors, la troupe des voyageurs se disloqua et chacun courut à ses affaires.


C’était la fin d’octobre. Depuis un mois, des pluies continuelles avaient tombé sur l’île, transformant en lagunes tous les terrains plats dont l’eau ne pouvait s’écouler. La côte, de Pen ar Roc’h à Toul al Lan, de Yusinn à Pern, avait en chaque endroit son caractère propre. En bien des points, la terre épuisée par un duel millénaire avec les vagues s’effritait et lâchait prise. Ailleurs, des rochers fantasques semblaient converser d’un bout à l’autre des criques balayées d’embruns ; les oiseaux de mer y jetaient leurs cris effarés. Seules, quelques anses abritées, comme à Paraluc’hen, à Porz Gwen, à Kergadou et Porz Allemgen, reposaient de l’horreur de certains paysages.

Or l’émoi de ces courses s’augmentait de la solitude et de l’automnale désolation des lieux. Parfois, seulement, on apercevait, courbées vers le sol, deux ou trois jeunes filles qui coupaient des ajoncs ou des bruyères. Herment en surprit d’autres, farouches, dans l’inclémence de la saison, qui se cachaient derrière des rochers et épiaient son passage. Certaines vieilles qu’il rencontra étaient surtout impressionnantes avec la masse de leurs cheveux blancs qui flottaient autour d’un masque ridé et jauni, délavé par les pluies. Les maisons ne semblaient pas moins mystérieuses : leurs portes étaient closes, strictement, leurs fenêtres étroites ne laissaient rien deviner au promeneur.

Ce qui surajoutait à la mélancolie de cette campagne, c’était sa nudité. Pas un arbre, sauf quelques buissons chétifs, poussés dans quelques creux de terrain. À travers la lande, des petits moutons erraient par centaines. On les entendait bêler aigrement, de fort loin, dans la chanson maussade du vent pluvieux. Quand on s’approchait, toute la bande affolée prenait la course.

Herment voulut connaître le secret de cette solitude car il savait l’île assez peuplée. On lui dit que les travaux des champs étant finis, les femmes restaient dans leurs maisons à tricoter. Quant aux hommes, dédaigneux de la culture, ils étaient tous « sur la navigation », au commerce ou dans la flotte. Les seuls pêcheurs de l’île étaient des retraités ou quelques coloniaux mariés dans le pays et qui tendaient des lignes, dans les trous poissonneux du bord, la cigarette au coin des lèvres, en rentiers.

Avec la nuit — c’était le dernier quartier de lune — les sorties devenaient périlleuses. Il fallait se perdre dans un dédale de sentiers, au risque de rouler sur la grève ou au fond de quelque carrière. Les deux phares éclairaient seuls, médiocrement.

Alors, dans l’ombre, un peu d’animation naissait. Car, passé la belle saison, c’est surtout le soir que sortent les Ouessantines. Des formes se glissaient dans les chemins encaissés, filles seules hâtant le pas, minuit sonné, courant d’un village à l’autre, silencieuses, inquiétantes, parce que rien dans l’uniformité de leur robe noire ne pouvait trahir leur identité. Par instinct, elles détournaient la tête ou se jetaient dans un fossé pour se mieux dissimuler encore. Souvent aussi, une bande de marsouins avinés répandaient la terreur dans les hameaux perdus. Ou c’était la marche endormie d’une patrouille ou l’éclat de voix fraîches d’îliennes revenant de la veillée, parmi des rires.

Un soir, las d’errer au hasard des routes, Herment entra chez Reuter, un débit voisin de la caserne. Reuter était un des premiers coloniaux établis dans le pays. Il avait épousé une Ouessantine petite et rousse, délurée, et lancé « un commerce ». Dans la salle, trois soldats buvaient pendant qu’un phonographe déroulait l’atrocité de son chant. Herment se fit servir un verre de bière.

Ce fut à ce moment qu’il aperçut Barba pour la première fois. Elle s’était d’abord tenue cachée dans l’ombre d’une pièce voisine, parce qu’elle avait vu un étranger. Elle était parée en Ouessantine, si coquettement qu’on l’eût dite en costume de fête. Mais elle était accompagnée d’une amie, vêtue à la façon des villes, et dont la tête et les épaules s’enveloppaient d’un châle, et cette dernière, plus hardie, s’avança jusqu’au seuil de la porte. Alors Barba se risqua à son tour.

La « demoiselle » répondit quand Herment lui adressa la parole. Il apprit qu’elle était Ouessantine, elle aussi, malgré qu’elle eût abandonné le costume. Les îliennes se firent un peu prier, mais finirent tout de même par accepter de boire quelque chose. Et Barba, un peu sauvage au début, se mit à causer.


Or le hasard voulut que le lendemain, Herment reconnût Barba sur la grève de Porz Quinzi, devant l’île Keller, qui, ce jour-là, semblait sortir de l’écume des flots. Armée d’une fourche, elle disposait en tas énormes ce goémon roux et bronzé qu’on fait sécher pour en engraisser la terre.




II


LES MORTS


Vu de l’allée en terrasse accolée à l’église de Lan Pol, le cimetière s’étend en plan incliné sur le flanc d’un vallon arrosé par un ruisseau qui se jette à quelques pas dans la baie. Sur sa droite, le cimetière est en lisière de la route sur sa gauche, il est bordé par les terrains de l’église, massif de verdure fertile et gras que prolongent, à l’autre bout du quadrilatère, les jardins de quelques maisons. C’est le seul endroit boisé de l’île. Des palmiers poussent sur les tombes, parmi des massifs caillouteux et des grands ormes. En toute saison, ce coin est pareil à un verger fleuri et musical où piaillent des bandes d’oiseaux. Et comme dans beaucoup de villages de nos campagnes, ici, le champ de repos est à la fois le lieu le plus grave et le plus souriant.

Pourtant, quand viennent les approches de la Toussaint, c’est la tristesse qui l’emporte.

Quinze jours avant la date funèbre, des groupes de veuves et de filles s’étaient déjà massés autour de la fosse aux « proellas. » D’autres, venues de tous les côtés de l’île, avaient procédé à la toilette de leurs tombes. L’église s’était remplie d’ombres taciturnes. Et, longtemps après le coucher du soleil, après le départ de toutes, attardée seule dans le cimetière, une de ces femmes, terminée sa besogne mélancolique, s’était allongée un soir sur le gazon, les seins contre le sol qui avait absorbé le corps, bu le sang de l’être aimé, comme pour l’allaiter, le réchauffer encore ou se confondre en lui dans l’attitude d’un fanatique amour et d’une insurmontable douleur. Et l’on n’avait plus aperçu, émergeant de terre, parmi la blanche forêt des croix, que ses pieds et ses jambes qui sortaient nus des jupes, à l’heure du serein, impressionnants par leur immobilité cadavérique.

Plusieurs fois, Herment avait assisté à de tels préparatifs dans la région extrême du Finistère, à Landéda, à Plouguerneau, à Porspoder, et sur la partie de la côte qui s’étend de la baie des Trépassés à l’île Vierge. Là, les courants ramènent constamment les épaves de très lointains naufrages, pour que chaque anse, chaque village marin, même lorsqu’on n’a point à y déplorer quelque perte locale, connaisse une fois de plus la domination terrible des eaux. C’est ainsi qu’à Loc’hrist, près de la pointe Saint-Mathieu, on peut voir, pieusement honorées, les tombes où reposent deux mousses argentins, deux frères, tandis qu’à côté gisent plusieurs victimes d’un naufrage fameux, ramenées par les flots, à quinze milles des Pierres Vertes, dans la baie de Porz Lioagan.

Mais ici, à Ouessant, les abords de la commémoration des défunts étaient plus émotionnants encore. Cette année, précisément, on allait procéder à la translation des proellas.

— Ce sont, expliqua Barba, de petites croix de cire, larges comme la main, et qui symbolisent les restes mortels de ceux que la mer a pris, sans vouloir rendre leurs cadavres. Quand arrive la nouvelle de la mort d’un Ouessantin, une proella est censée revenir au pays, en place de l’absent. Elle est reçue dans la maison du défunt et couchée sur une table. Autour d’elle, parents et amis passent la nuit en prières. Le lendemain, s’accomplit un simulacre de funérailles. On célèbre à l’église l’office des morts. Mais, au lieu d’aller ensuite au cimetière, on dépose la proella aux pieds de la statue de Saint-Joseph, voisine de l’autel des défunts, dans un coffre spécial qui est toujours trop vite empli. Lors de certaines fêtes de l’Église, à l’occasion d’un jubilé ou d’une mission, a lieu une procession à laquelle assistent tous les habitants, et l’on vide le coffre aux proellas dans une fosse que couronne un petit édifice, haut d’un mètre cinquante, le seul du cimetière, et qui porte cette inscription : Hélas !…

— Et moi aussi, reprit Barba, il faudra que j’aille parer mes tombes. Je commencerai tantôt par arracher les herbes : ma sœur viendra de Kérandron m’aider à faire le reste. En peu de temps, nous avons perdu notre mère et deux frères, dont l’un fut tué dans la chaufferie d’un torpilleur, l’autre enlevé par une lame sur un long-courrier.

Barba parlait posément et sans grande tristesse dans la voix. Car elle avait longtemps médité sur l’au delà. Elle en concevait une forte curiosité, voilà tout. Portée vers le merveilleux comme tous les simples, l’image de la mort l’attirait et elle vivait en familiarité avec elle dans une sorte de délectation quiète et pieuse. Elle s’était assise auprès de l’âtre, surveillant son feu, dans une salle luisante et propre qu’égayaient des murs blanchis à la chaux. Selon la mode ouessantine, toutes les parties boisées du logis étaient peintes comme des cabines de navires. Le plafond lui-même, soutenu par de larges poutres, s’éclairait d’une teinte vert pomme où couraient des motifs de décoration traités en rouge, dus au savoir primitif de Barba qui avait rempli en cette occasion les fonctions de peintre et de maçon. La chaumière se composait de deux pièces étroites et longues qu’un corridor divisait. Une échelle qui trouait le plafond du couloir conduisait au grenier où étaient rangées les récoltes : avoine, orge, légumes secs et pommes de terre.

Depuis la mort de sa mère, Barba habitait cette maison de Nérodynn achetée avec l’argent du partage. Elle y vivait seule, exploitant les dix-huit sillons de culture disséminés un peu partout à travers l’île et qu’elle possédait en bien propre. Elle avait douze poules et cinq moutons qu’elle voyait seulement à partir de l’époque du rassemblement. Dans ce chez-soi rustique, elle éprouvait un plaisir béat, une douce joie de vivre qui se traduisaient par un mépris averti de la « grande terre ».

— C’est certain, nous ne sommes pas malheureuses, accordait-elle. Il n’y a pas de misère ici comme sur votre continent de sauvages. Pour rien au monde, je ne voudrais quitter Ouessant. Et nous pensons toutes comme cela, à preuve que celles qui sont parties avec des étrangers sont toujours revenues… Pas étonnant : comment saurait-on vivre avec des païens ?

On lui avait démontré au catéchisme que tous les étrangers étaient des païens. En eux, elle aimait l’homme — mais elle détestait leur esprit.

— Qu’est-ce donc que les « païens », Barba ?

— Des Turcs, fit-elle résolument.

— Et les Turcs ?

— Ceux qui ne croient point en Dieu.

— C’est donc vrai, qu’il y a un Dieu ?

— Tiens, bien sûr !

— Si sûr que ça ?

Barba de Nérodynn se fâcha :

— Ah ! taisez-vous, fit-elle.

Herment s’amusait.

Mais sa fougueuse amie le regardait avec colère et inquiétude, comme un monstre. Et elle ajouta : — Je crois que vous êtes tous comme cela, à l’autre bout de l’eau.

Et puis, elle se mit à rire de son emportement et de sa candeur, peut-être. Car elle avait parlé sous l’impression de ses souvenirs d’enfance. Et beaucoup, dans l’île, même parmi ses amies, étaient sceptiques, maintenant, et impies avec détermination. Elles se vantaient d’un orgueilleux passé, splendide et bien antérieur au christianisme, religion nouvelle d’iconoclastes chagrins débarqués à Heussa avec Pol, évêque de Léon, et qui avaient brisé les dolmens des Druides, remplacé les fées par des saintes, et construit des églises avec les pierres du Temple celtique de la pointe de Pern.

D’ailleurs, la crédule Barba n’allait pas toujours à la messe, ni même à vêpres, le dimanche. Et Herment, pour la taquiner, s’en déclara scandalisé :

— En outre, il ne faudrait plus faire l’amour. Plus d’amour, tu entends, ô chaude îlienne : rappelle-toi qu’on a dû t’enseigner à dédaigner la chair… Elle devint rêveuse. Il continua, maîtrisant son rire : — Songe à l’enfer, ma fille… et n’es-tu pas troublée de vivre ainsi dans le péché, particulièrement à cette époque de l’année où la terre, humide de tant de larmes, nous fait si bien songer à la mort ?… Il avait enflé sa voix. Et ces paroles d’apôtre prenaient, même dans sa bouche profane, un accent extraordinaire, tant cette petite maison pieuse où ronronnait la bonne Barba, semblait faite pour leur donner écho.

La chérie n’avait rien répondu. Mais un quart d’heure après, elle passa comme un souffle près d’Herment, et, l’embrassant sur la bouche : — Je vais à l’église, dit-elle, au cimetière après. Et elle sortit. « Brave fille, sourit-il, en s’étendant sur la banquette pour piquer un somme : — Qu’on vienne encore me dire que la religion ne vaut rien pour les femmes ! »


Vers six heures du soir, Herment partit flâner dans le bourg. Et il eut le plaisir d’entendre, de la bouche de Mme Noan, des compliments sur sa belle. « Barba est très sage, disait-elle : c’est connu, elle ne prend jamais qu’un amant à la fois. »

Alors, fier et satisfait, il rôda du côté de l’église, à la recherche de cet oiseau rare. Et ce fut en vain. Mais à travers les carreaux d’une fenêtre minuscule, il entrevit la châtelaine de Nérodynn qui croquait des cerises à l’eau-de-vie chez la grande Angèle. Barba frappa aux vitres, sortit du débit et courut à lui dès qu’elle l’aperçut.

— Il faut que tu voies une proella, dit-elle avec une joie un peu orgueilleuse des vieilles coutumes pittoresques de son île, une admiration naïve pour son petit coin de terre. — Il y en aura justement une chez Etienne Stéphan de Kergoff. Son fils est mort, suis-moi, je m’y rendrai dans la soirée.


Après dîner, ils s’en allèrent vers le petit village de la côte Est où demeuraient les Stéphan.

Barba causait avec loquacité. Elle était heureuse de posséder un auditeur patient, à qui faire partager ses enthousiasmes.

— Cela fera une proella de plus, un marin de moins au cimetière. On est fier, pourtant de ceux qu’on arrive à « crocher du fond ». Ainsi, c’est l’habitude de porter tous les cinq ans à l’ossuaire ceux qui reposaient dans leurs tombes : seuls les noyés qu’on a pu ensevelir demeurent toujours dans leurs tombes. Tu pourras voir qu’on ne touchera jamais à la fosse de l’Anglaise.

— Qui donc l’entretient, demanda Herment, les parents de la morte envoient-ils de l’argent pour cela ?

Barba s’indigna :

— Payer ? Ah ! ça ?… tu crois donc que tout s’achète chez nous ?… Mais personne n’accepterait de l’argent pour honorer les morts. Ce sont des voisines qui prennent soin du tombeau de l’Anglaise. Ce serait moi, si quelque défunt oublié reposait près des miens… Et je soignerais aussi ta tombe, mon ami, si tu étais enterré à Ouessant, j’y planterais des fleurs… et cela, même si je ne t’avais pas connu.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, la tombe de l’Anglaise est si belle que c’est plaisir.

Et Barba, toute à ses souvenirs, rappela d’autres enterrements analogues à celui de la jeune lady qu’on avait trouvée à la pointe de Veilgoz, ses bras raidis tenant encore contre son sein glacé le cadavre de sa fillette. Et ç’avait été vers l’enfant, surtout, qu’avaient jailli les sympathies émues des Ouessantines. Pour habiller la petite morte, elles s’étaient disputées à qui donnerait ce qu’elles avaient de plus beau dans leurs coffres. Et comme il avait fallu un nom qui permît d’évoquer sa mémoire, pendant les causeries des veillées, on avait baptisé Coisic (Françoise) la petite exilée pour toujours.

Mais on approchait la maison Stéphan. Dans le village silencieux de Kergoff, une porte était grande ouverte sur la pénombre d’un logis.

— C’est là, dit Barba.


Deux cierges éclairaient la chambre mortuaire. Un petit rameau trempait dans une assiette et les nouveaux arrivants, tour à tour, aspergeaient la proella. Agenouillée sur la terre battue, une sœur du tiers ordre du Carmel récitait des prières auxquelles les assistants répondaient. Après quelques paroles de consolation, Barba vint se placer à l’écart, à côté d’Herment.

Il connut d’elle que le mort était un garçon de vingt-sept ans qui, son congé fini dans la flotte, était parti au long-cours. On était sans nouvelles de lui depuis quatre ans, quand des bruits coururent, très vagues, sur la disparition de la Noémie, son bateau. On ne s’en inquiéta pas outre mesure, habitué qu’on était aux surprises de la navigation. Et aucune information officielle n’ayant confirmé le sinistre, on reprit peu à peu confiance et on oublia ces rumeurs inquiétantes.

Aujourd’hui, l’annonce du décès de leur fils touchait donc les Stéphan à l’improviste. Le maire, prévenu par dépêche, avait prié des cousins d’aller avertir les parents du défunt, après souper, de façon que les pauvres vieux pussent manger sans trouble. Sonné l’Angélus du soir, ils avaient bien entendu tinter le glas, mais ils étaient loin de prévoir un deuil qui les affectât aussi directement. Et puis, un peu plus tard, selon les rites, deux voisins étaient venus, porteurs de la croix d’argent qui précède les processions et de la proella qu’ils avaient été chercher à la cure. Sans mot dire, ils placèrent la croix près de la fenêtre, de telle sorte qu’on pût, en passant, l’apercevoir de l’extérieur ; la proella fut posée sur la table.

Tout espoir était bien perdu. Les parents et les amis, avertis aussi, car la nouvelle d’une proella se propage de porte en porte dans le voisinage, étaient accourus et la veillée avait commencé. Cependant, quelques personnes de bonne volonté étaient parties vers les différents quartiers de l’île, frapper aux carreaux de toutes les maisons, et prévenir qu’il y avait une proella à Kergoff.

Les hommes, qui, d’habitude, négligent de se déranger pour les enterrements, ne manquent jamais d’assister à une telle cérémonie. Contrairement à l’usage en cours pour les funérailles, elle a toujours lieu le matin.

Demain donc, le cortège, précédé du clergé, s’acheminerait vers l’église. Le plus vieux parent du défunt porterait la figure symbolique couchée sur deux coiffes, posées l’une sur l’autre, en forme de croix.

Barba, frappée par la coïncidence, admirait que ce deuil arrivât précisément au milieu des fêtes de la Toussaint. Elle s’interrompait de causer pour reprendre les oraisons. Parfois, les voix monotones semblaient s’assoupir. On entendait alors des gémissements, de longs sanglots, et puis les invocations recommençaient, fiévreuses, dans le grand calme du soir dominé par le cantique alangui des eaux.


Tout à coup, des cris de terreur arrachèrent Herment à sa demi-somnolence. Dans l’ouverture de la porte une ombre, s’était dessinée. Une ombre se tenait là, immobile.

Ce fut un désordre sans nom. Les assistants s’écartèrent épouvantés. Car cette apparition était la seule au monde, vraiment, qui pût causer tant d’effroi. Un homme ? Un spectre bien plutôt. Celui-là était rayé du monde des vivants. Sa pâleur était celle d’un mort, ses yeux hagards semblaient paralysés dans leurs orbites. Il était sans souffle, comme glacé lui-même de l’horreur qu’il inspirait à tous. Enfin l’intrus fit quelques pas, dans un reculement général, un geste atroce de refus des bras et des lèvres qu’il tendait.

Ah çà ! quel était donc ce cauchemar, cette scène macabre, dans ce foyer hanté de larmes et de superstition, à la lueur falote de ces cierges ? Au milieu de l’hystérie montante, Herment se sentit, lui aussi, gagné par l’énervement.

Il voulait savoir. Mais Barba qui s’était accrochée à lui, Barba profitant de ce que l’issue était libre, l’entraîna au dehors.

Là, elle courut quelque vingt pas et s’arrêta contre un mur, toute secouée de spasmes, étouffant presque, avec des sifflements de gorge, de poitrine, brisée, comme si une émotion folle ou un rire inextinguible, simplement, l’allaient faire éclater.

— Ah ! lui cria Herment, tu en as de gaies, de m’avoir amené ici !… Hé bien ! demanda-t-il, explique ?…

— Fanch ! Ah ! Ah ! Ah !… Fanch ! comme un revenant !…

Et elle riait, décidément… Pas mort !… Il n’est pas mort !… Oh ! il a dû être content, tout de même, de m’y voir, à sa proella !

Alors, elle ajouta plus bas, riant encore, rougissant un peu :

— Nous avons été fiancés longtemps. Il m’aime toujours.


Les fêtes de la Toussaint arrivèrent. Pendant trois jours, l’île connut le repos. Des petites filles venaient jusque dans la cour de Barba et s’asseyaient sur la murette pour l’écouter causer. Ce rassemblement de gosses provoquait les plaisanteries des amies qui la traitaient de farceuse. Barba n’en avait cure : cet auditoire puéril ne lui semblait pas à dédaigner.

Le retour de Fanch avait fortement impressionné les esprits.

L’annonce erronée de son décès était due au nombre considérable de Stéphan qui habitaient l’île. Deux cousins, à bord de la Noémie, portaient le même nom : Fanch Stéphan de Kergoff avait seul échappé au naufrage. Lorsqu’on l’eut rapatrié, après être passé à l’inscription maritime de Brest, il s’était embarqué sur un voilier qui l’avait ramené à Ouessant le soir même du jour où la dépêche apprenait sa mort au pays.

Il s’était attaché à Barba depuis des années, du temps qu’il était mousse. Mais l’objet de ses désirs manquait de fixité, sans doute. Passé les jeux de l’enfance, Barba ne répondit plus à son affection : lui, ne se lassa jamais. Dès qu’il fut rentré, il erra aux alentours de Nérodynn.

Au dire de certaines âmes superstitieuses, son apparition, au beau milieu de la veillée funèbre, était à considérer comme un miracle. Le curé le cita en exemple. On chercha Fanch pour le féliciter, mais il sut échapper aux ovations. Et, triste, vindicatif, l’oreille basse dans son malheureux amour, il rôdait à travers l’île, suivant Barba à la piste, comme un chien.

Barba, seule, ne s’étonnait pas. Car elle évoluait naturellement au milieu de l’extraordinaire et de la fable qu’elle savait rencontrer partout. L’île entière dramatisée, tout son passé légendaire étaient dans son cœur. Elle jurait qu’elle pouvait prévoir la mort. Elle exagérait. Quelques jours avant un naufrage, le bruit courut qu’elle avait entendu la nuit, près de Kérer, ce cri sinistre, attribué parfois à un mystérieux oiseau marin, parfois à des esprits, ce cri inexpliqué qui fait, depuis des siècles, trembler les Bretons, ceux du Finistère comme ceux de la Cornouailles, des rocs du Land’s End à Falmouth, et qui annonce un mauvais coup du sort.

Elle était à la fois naïve et roublarde, mais elle ignorait sa naïveté comme sa roublardise. Elle employait sa malice inconsciente à l’agencement de constructions imaginaires auxquelles sa naïveté donnait, par quelques détails maladroits et inattendus, par ces faits que la logique ignore, que la raison n’invente pas, mais que la vie, précisément, sait nous offrir, un surprenant accent de réalité.

Herment l’appréciait parce qu’elle animait de son récit nocturne les plages désolées. Souvent, elle l’entraînait vers le Corce où l’on disait que, minuit passé, on pouvait écouter les appels des noyés d’autrefois qui erraient sans repos, en quête de prières. Barba souhaitait de les entendre et frissonnait tout à la fois. Elle aurait tutoyé des fantômes et bataillé contre eux.

Peut-être y avait-il dans tout cela un peu d’affectation car ces hantises contrastaient avec ses belles couleurs et son goût des joies précises de la vie.

— Allons, tais-toi, lui conseilla Herment, un soir qu’elle s’était lancée vers de nouveaux cauchemars… Pourquoi ne m’as-tu pas encore répété la vieille balançoire : « qui voit Ouessant voit son sang ? »… Et il ajouta, dans une ironie qu’elle ne comprenait pas, sans doute :

— Quand les baigneurs aux chapeaux plats de paille et les dames oisives qui s’étalent en complets tennis sur les sables des plages viendront se hasarder jusqu’ici et auront pourri l’île davantage que n’ont pu le faire les coloniaux, tu leur vendras des coquillages sur lesquels des ouvrières affamées de Paris auront écrit ces mots : « Île d’Épouvante ».

Elle s’étonna. Herment lui prit un baiser long et savoureux ; mais elle se dégagea, aux écoutes, l’oreille au vent.

Point de doute : à quelques pas de là, dans la direction du remblai en bordure de la grève du Corce, on avait entendu un bruit insolite. Il se précisa. Alors, Barba s’étant baissée, se mit à ramasser des galets qu’elle serra dans ses poings solides :

— Il partira, ce sot-là ! Il partira, ce tourc’h…

Et elle jeta des pierres à la volée sur une forme indécise et qui disparut.

— Tu n’as donc pas vu, reprit-elle, qu’il nous suit toujours, depuis qu’il est ici ?

— Qui donc ?

— Le « proella » !…


Herment s’en allait de Nérodynn avant l’apparition du jour, dans la tendresse inspirée du matin. Et sa promenade jusqu’à l’hôtel avait une douceur exquise. Souvent, lorsqu’il ne pleuvait point, il portait ses pas plus au Sud, vers la mer dont il aimait à surprendre l’éveil. Le climat était tiède malgré que la fin de novembre approchât ; et c’était quelque chose d’inestimable que d’échapper à l’automne dont on n’avait pas conscience dans ce pays sans feuilles. Les prairies demeuraient toujours vertes et l’hiver même ne devait pas exister.

L’Océan, seul, portait avec le ciel les traces de la saison dans une sorte de sérénité grave ; les vents n’étaient brutaux que par intermittence parce que la série des gros temps ne commence guère qu’en janvier.

Un matin, il alla, tâtonnant presque, — car le Créac’h lui-même semblait s’être endormi et n’émettait plus que de faibles lueurs, car le Stiff ne semblait plus qu’une faible veilleuse, un matin, il partit errer au long des grèves. La mer, très calme, balançait dans la baie ses ondulations rythmées et douces. Elle étalait la dentelle de ses vagues sur les galets de la plage en cirque du Runiou avec un bruit de soie froissée, comme une danseuse. Elle avait la tiédeur parfumée d’un beau corps. C’était entêtant de senteurs, entêtant et ironique d’insistance, ce remous perpétuel, comme une respiration. Une invite à se confondre en elle.

Alors, dans la nuit défaillante, dans ce décor dont elle était inséparable, il se sentit une grande reconnaissance pour la fille jeune et vigoureuse qu’il venait de quitter. Elle chantait encore dans ses bras… Comme elle l’avait accueilli avec confiance, lui, un étranger, comme elle était vraie dans sa rudesse…

La mer, décidément, se faisait si tentante qu’il voulut l’approcher elle aussi. Il se dévêtit et s’étendit dans l’eau.

Le soir, quand il raconta la chose à son amie :

— Pourquoi ne m’as-tu pas emmenée ? dit-elle. Je me serais baignée avec toi.



III


UNE MOULIGUEN[2]


— Crois-moi, dit Barba, il ne faut pas penser que les aventures semblables à celles de Fanch Stéphan soient rares. Il n’y a pas si longtemps que Gabriel Noret, qu’on disait bien mort, lui aussi, revint après sept ans d’absence et trouva sa femme mariée.

Barba de Nérodynn allait à Pen ar lan. Elle portait une charge de laine qu’une vieille parente devait filer à son intention. Et Herment l’accompagnait.

Sur la route de Kerlaoulen, ils venaient de croiser une vingtaine de femmes agenouillées qui cassaient des pierres sous la direction du garde-champêtre. C’était la corvée des routes, travail d’arrière-saison qu’on exécute au moment des loisirs d’automne et dont les plus riches peuvent se libérer en acquittant une dispense. Elles accomplissaient leur besogne sans hâte, sous le ciel gris. De fort loin on entendait le bruit des masses qui sectionnaient un granit friable et un chant très doux et plaintif, en langue française, un vieux chant, non point particulier au pays, mais dont l’air et le rythme avaient été dénaturés par des générations d’îliennes.

Lorsqu’elle eût donné la laine à sa parente, Barba entraîna son ami dans la lande, vers Porz Ligodou. De ce point élevé de la côte, on apercevait Bannec et Balanec, et puis, Molène, presque irréelle, dans l’horizon opaque et ramassé.

— Regarde la mouliguen, fit soudain Barba, en désignant une jeune femme vêtue à la façon du continent et qui surveillait son enfant, une fillette habillée en Ouessantine. Et elle ajouta, un peu méprisante : — Elle ne sait pas parler le breton.

— Mariée avec un Ouessantin ?

Barba fit un signe de tête affirmatif.

— Tu vois ces trois maisons, la première est celle des Mit, une des rares familles du pays où les hommes soient pêcheurs de père en fils ; Jeanne Miniou habite la suivante, et voici, tout au bord de la grève, la maison de l’étrangère qui épousa Antoine Mit.

« Il y a six ans, Antoine Mit, à peine rentré du service, se décida à partir sur la navigation, malgré ses parents qui s’efforçaient de le retenir, et malgré Jeanne Miniou qui voulait l’épouser — et ce fut, peut-être, pour cela, seulement, qu’il s’en alla — tandis que Pierre Le Gall aimait Jeanne sans espoir, il le savait bien. Pierre était aussi un long-courrier.

« Quand Antoine revint, il ramenait une jeune femme de la grande terre. Alors, Jeanne pensa mourir de jalousie et, par dépit, elle consentit à donner sa main à Pierre Le Gall. Deux mois après, Antoine et Pierre trouvaient un engagement sur le même trois-mâts et partaient pour l’Argentine.

« Mais Jeanne ne s’était pas consolée. Et quand Thérèse la mouliguen fut seule, sans son mari, seule dans l’île, personne, malgré qu’elle fût aimable et bonne, ne voulut la connaître. Moi-même, je ne lui aurais pas parlé. Et ses beaux-parents, non plus, ne pouvaient pas la souffrir, parce qu’elle était étrangère.

« Voici qu’un jour, on annonça que le Samson, c’était le nom du bateau des deux amis, venait de se perdre. Et, ici, tu vas voir que cette histoire aussi rappelle un peu celle de Fanch. Il était dit que parmi les hommes qui étaient sauvés, on comptait un Ouessantin. Mais lequel ?… on ne savait pas. Les deux femmes habitaient porte à porte. Et si Jeanne Miniou était anxieuse, c’était de connaître si Antoine vivait encore, car son mari, elle s’en moquait pas mal !

« On attendit cinq semaines, sans nouvelle aucune. Et puis, ce fut Pierre Le Gall qui rentra. À sa vue, Jeanne Miniou s’abattit à terre sans connaissance. Et l’on pouvait penser que c’était un effet de la joie de revoir son mari. Hélas ! Il n’était pour rien dans cette émotion.

« Thérèse se jeta sur sa petite fille, comme une désespérée. Elle savait bien, désormais, ne plus devoir trouver qu’en elle de consolation. Et ce fut une chose navrante que de la voir vivre si près de la haine de Jeanne, car Jeanne Miniou jalousait jusqu’à ses larmes, elle qui n’avait pas le droit de pleurer.

« Aujourd’hui, les années ont passé. Mais Thérèse Mit est toujours détestée. Elle vit ici parce que sa fille y est née, parce que son mari y naquit et parce qu’elle n’a pas d’autres biens ailleurs… Elle ne s’en ira jamais !

Et Barba souriait, sans méchanceté foncière, certes, mais elle souriait. Et elle ajouta doucement :

— Fallait pas qu’elle y vienne… Il n’y a donc pas assez d’hommes sur le continent ?

Herment s’était retourné vers la jeune femme qu’il apercevait encore. Il y avait quelque chose de poignant dans cette figure sans résignation. « Elle ne s’en ira jamais ! » Et voilà, pensa-t-il, voilà pourquoi, peut-être, elle se tient si souvent devant la porte de cette maison de Porz Ligodou juchée sur la falaise, usant ses yeux à découvrir la côte opposée, apparition bien indécise, même quand il fait exceptionnellement beau…


De loin en loin se détachaient sur la lande des petits monticules hauts d’un mètre environ et en forme d’Y, souvent faits de pierres, plus souvent de gleds, mottes de terre à laquelle adhérait encore le gazon. C’étaient, lui dit Barba, les goastigou ou abris de moutons, derrière lesquels les brebis mettent bas et se protègent contre les vents et les longues nuits d’hiver. La construction de ces goastigou était le seul soin que l’on prît des moutons à cette époque de l’année. La chair savoureuse de ces animaux est une des principales ressources du pays, mais elle est chèrement payée. Car les moutons, avec le droit de vaine pâture, empêchent toute végétation et causent l’aridité de l’île. La Préfecture maritime proposa autrefois, paraît-il, de faire à Ouessant une ceinture de pins : les habitants refusèrent car ils auraient dû renoncer à laisser errer leurs moutons.

Ces bêtes, toutes petites, mais très résistantes et d’une race particulière au pays, leurs propriétaires les mettent à l’attache en mars, par couples, jusqu’à la fin de juillet, dans leurs champs. Mais après la coupe du blé, terres et pâturages deviennent communs de tradition et l’on parque les moutons un peu partout, à l’attache, sous condition que chaque couple ne puisse approcher à plus d’un mètre de terre labourable. En septembre, dès qu’on s’est assuré qu’il n’y a plus rien dans les champs, une délibération municipale annonce qu’on peut lâcher les moutons. Libres jusqu’au printemps, ils vont errer par bandes effarouchées, redevenus sauvages, à travers l’île.

Le premier jeudi de mars, dans l’après-midi, on commence le rassemblement du bétail. Des îliennes, choisies par le conseil, parcourent le pays et ramènent les moutons dans chaque quartier de l’île, à Pen ar lan, au Stiff, à Feunteim Vélen, à Loqueltas. Elles ont un sou par mouton qu’elles dirigent sur l’aire désignée.

Alors, chacune va d’aire en aire, reconnaître ses animaux d’après leur marque. Les signes distinctifs, en usage de temps immémorial, sont des entailles ou encore des trous pratiqués dans l’oreille du mouton. Chaque marque est la propriété d’une famille. Lorsqu’une nouvelle ramification se crée par suite d’un mariage, on apporte une légère modification à la marque. En sorte qu’on peut suivre la généalogie des familles dans les marques successives des moutons.

Le jour du rassemblement offre aussi ses déconvenues car on constate la disparition de beaucoup de bêtes. Les unes sont mortes de maladies, et d’autres, tombées de la grève, se sont noyées. Beaucoup sont volées par des « Douarnenez » qui viennent aborder à Ouessant, la nuit, quand ils déposent leurs filets à l’entrée des baies pour la pêche des mulets. Plusieurs années de suite, dit Barba, les Espagnols qui travaillaient sur les épaves d’un bateau, firent aussi une terrible consommation de moutons.

Il faut encore compter avec les grands rapaces qui enlèvent les petits agneaux, et avec les corbeaux qui mangent les yeux et la langue des nouveau-nés.

C’est le vendredi que les îliennes vont chercher leurs moutons assemblés. Le samedi, les retardataires qu’on n’avait pas encore attrapés sont amenés au bourg où chacun les examine. Les moutons non reconnus sont vendus à l’encan, après Vêpres, au profit de la commune.

Parfois, le samedi, on célèbre la « fête des moutons ». On voit alors les jeunes îliennes prendre part au dansal, une sorte de ronde très lente, avec trois pas à droite et trois pas à gauche, et qu’elles exécutent en chantant. C’est là le seul accompagnement. Car, avant l’arrivée des troupes, on ne connaissait pas d’instrument de musique à Ouessant, sauf la bigorne, conque marine dont les hommes se servent pour signaler leur présence en mer, par des gémissements très longs, pendant le brouillard



IV


LA BRUME


Reuter venait d’installer dans son débit un piano mécanique. Dès le matin, le cake-walk et la matchiche, airs à succès, fusaient hors de sa boutique avec un bruit d’enfer, provoquant l’admiration des natives pendant que les coloniaux buvaient l’absinthe. Et l’habile commerçant, fier de l’effet produit, racolait les îliennes au passage.

— Entre donc ! cria-t-il à Blanche, Emma Roparzic du Runiou est là qui ne donnerait pas sa place pour une messe. — Et toi, Barba, la plus bavarde de l’île, tu sais bien que tu n’as pas besoin d’argent pour boire ici. Allons, appelle aussi Claire : Lombard, qui vient de toucher sa prime de rengagement régale, et ton ami n’en saura rien.

Dans un coin de la salle étaient assises, sur des barils de salaison, la grande Angèle et Juliette que, pour ses mœurs et sa pâleur défaite, ses robes de la ville, les officiers avaient surnommée la « demoiselle pourrie ». Angèle, par contre, était demeurée Ouessantine ; mais elle avait épousé un charpentier venu à Ouessant lors des travaux du fort, un ivrogne qui l’avait perdue. Jadis, elle avait joui d’une grande réputation d’honnêteté. Maintenant, elle était à qui voulait la prendre, et longue et mince, avec une tête d’une pureté céleste nimbée de cheveux d’or, des yeux d’un bleu très tendre, seulement désavantagée par des mains et des poignets trop forts qui disaient les travaux auxquels elle avait abaissé sa beauté, elle profanait avec un sourire dissolu un corps admirable auquel nul homme un peu délicat n’aurait voulu toucher.

Les fillettes de Mme Reuter, apercevant Barba, l’accapèrent, tandis que Juliette, jalouse de Barba — elle ne comprenait pas comment Herment avait pu dédaigner ses grâces civilisées — s’employait à persuader Angèle qu’Herment pensait beaucoup de bien d’elle.

— Crois-tu ? dit enfin Angèle, excitée.

Alors elle traversa la salle, se pencha vers Barba, et très innocemment :

— La « Conteuse », je viens de passer chez toi tout à l’heure, et j’ai vu ton ami qui partait dans la direction de Feunteim Vélen. Prête-moi pour une heure la clé de ta maison. J’ai rendez-vous avec un sergent qui est arrivé de Brest et ne puis le recevoir chez moi : mon mari a encore décidé de chômer aujourd’hui.

Barba, confiante, lui remit la clé et la grande Angèle sortit avec un sourire au coin des lèvres car elle savait qu’elle trouverait Herment à Nérodynn.

— Gast !.. fit-elle en entrant, comme vous êtes étonné de me voir !.. Barba est chez Reuter : elle apprend le tricot à ses petites. Elle m’a dit que vous étiez sorti. Pas si bête ! J’avais guetté et j’étais sûre de vous dénicher ici…

« Aujourd’hui, fit-elle provocante, et avec cet air tour à tour candide et un peu faux qui faisait le meilleur de son charme, j’ai passé toute ma matinée à bêcher, voyez mes mains sont noires… et maintenant, et elle le regarda souriante, les yeux dans les yeux, je voudrais bien connaître le goût d’un baiser. Elle dit cela plus crûment, comme par badinage.

Or Herment la regarda sans sourciller.

— Me faut-il croire, Angèle, que tu sois à ce point sevrée de ce plaisir ?

— Vous savez bien que nous n’avons ici que des marins, des plougs, et des soldats pires que des brutes.

— Angèle, fit Herment qui cherchait une échappatoire, mais n’es-tu pas l’amie de Barba ?

— Non !.. Vous croyez qu’elle se gênerait à votre place ?

Herment réfléchit deux secondes.

— C’est juste. Eh bien ! suis-moi : je connais un endroit beaucoup plus favorable. Et il la ramena jusqu’au bourg, où il profita d’une rencontre pour la quitter.

— Mais le soir, tout le monde apprit de la voix de Juliette qu’Herment avait eu les faveurs d’Angèle.

Celle-ci, dans cette affaire, avait vraiment manqué de psychologie. Car rien n’aurait su troubler le flegme de Barba. En lui rendant sa clé, Angèle, pour éveiller sa jalousie, lui jeta quelques mots à l’oreille, en se tordant de rire.

— Tu ferais mieux de courir chez toi, lui dit Barba, on te cherche partout, ta petite fille est au plus mal.

— Oui ?.. s’exclama Angèle. Et moi qui l’oubliais !


Le havre de Porz Pol,dont les eaux s’étaient retirées, rappelait maints paysages brossés par des hollandais d’autrefois. Des nuages s’accrochaient aux agrès et aux mâts des barques échouées. Les contours des rochers et les tons violents des herbes marines s’abolissaient sous une grisaille ; des vapeurs plus denses s’accumulaient dans les profondeurs de la baie. Par endroits, les objets du premier plan apparaissaient seuls ; ailleurs, ils se détachaient sur une immensité sans limite.

La brume s’était levée fragmentairement, un peu avant le coucher du soleil, semblable à des nuages de chaleur errant au-dessus des murs et des toits. Et puis, la vapeur, plus dense, commença d’imprégner tout de son humidité et de mouiller le sol.

À la nuit tombante, l’île entière flotta dans cette atmosphère cotonneuse. La marée basse accentua la hauteur des récifs. Ils parurent se perdre dans le ciel. Mais le coup d’œil valait surtout du haut des falaises. La forme et la grandeur réelle du précipice étaient abolies. L’on ne distinguait plus que des étendues noires ou terreuses, parfois d’un vert très sombre sous le ciel opaque et obscurci, infiniment lointaines, comme le panorama qu’on découvre du sommet des montagnes. On croyait reconnaître des plaines, des vallées profondes, des forêts. Il y avait comme une fantasmagorie dans ces aspects changeants dus au jeu mouvant des couches vaporeuses planant sur les bancs de récifs couverts d’algues. Cette féerie cessa quand la brume s’épaissit davantage. Cependant, les feux des phares, à peine affaiblis, étaient encore visibles. Un vent Est-Nord-Est soufflait en chantant. — La nuit venue, on n’aperçut plus comme étoiles, que celles qui étaient directement au-dessus de la tête.

Non loin de la pointe de Pern, le Créac’h érigeait sur un monticule l’activité de sa machinerie lumineuse. Ses éclats, nets et coupants, car le brouillard semblait maintenant devoir se dissiper, divisaient la voûte sombre du ciel en sections d’une uniformité désespérante. En avant du phare, un écroulement de roches titaniques bataillait avec une eau noire, mugissante, d’où se dégageait la rumeur d’une gigantesque cataracte. Quand le réflecteur inondait ces abîmes, les vagues qui s’y précipitaient sortaient de l’ombre ; on eût dit un grouillement de monstrueux reptiles.

— Barba, rêvait Herment, sais-tu ce que c’est que l’Océan ?

— C’est le nom d’un bateau, fit-elle avec assurance.


Parfois, on entendait aussi le sifflement de vapeurs qui s’étaient rapprochés de la lueur tutélaire, à petite vitesse, cherchant leur voie. À moins d’un mille, l’un d’eux apparut soudain. Il semblait une maison embrasée. Ouessant était, sans doute, la première terre qu’il rencontrait depuis des semaines.

Ainsi, nuit et jour, des centaines d’existences passaient au large de cette côte tourmentée. Ouessant se trouve sur une des routes marines les plus courues du monde entier ; de ses sémaphores, les guetteurs comptent, bon an mal an, plus de trente mille navires. Couverts de guenilles, ses habitants suivent des yeux tant de richesses confiées aux eaux, tant de splendeur qui leur échappent.

— Vois, dit Barba, les bateaux se succèdent sans interruption, presque sans danger aussi. Le phare éclaire beaucoup plus qu’autrefois, on en construit un autre, et voici qu’on songe à poser des cloches sous-marines. Il n’y aura plus de beaux naufrages, désormais. Il devient déjà difficile d’avoir du bois pour l’hiver.

— Es-tu jamais allée sur la grève, après un sinistre ?

— Comme les autres, parbleu !

« Mais, ajouta-t-elle avec dépit, je n’ai jamais rien trouvé de bon : des caisses d’oranges, des bananes, des conserves ou des barriques vides, c’est tout. Les autres avaient mis la main dessus avant moi.

« Autrefois, ça valait la peine. Je me rappelle que quand j’étais toute petite, il est venu des caisses de moutarde, si bonne qu’on la mangeait sur du pain comme des confitures. »

Et elle évoqua le Vesper, le Maud, la Ville de Palerme, l’Uzumbee, le Chincha. Une vraie boîte à surprise, ce dernier, un cargo qui faisait route vers l’Amérique du Sud.

Il était plein de draperies, de soies, de fourrures, de fantaisies, d’articles de Paris. Tout vint à la côte, avec des accordéons, des jouets mécaniques, des caisses de spiritueux. Cet hiver mémorable, les îliennes, la tête couronnée de fleurs artificielles, les seules fleurs qu’elles eussent jamais vues, travaillaient dans leurs champs en robes et en chapeaux de théâtre. Mais le pire, ce furent des coffres entiers, emplis de bibelots bizarres, produits d’une civilisation décadente, manufacturés en Allemagne avec des étiquettes aux couleurs françaises, photographies « curieuses » qu’on voyait au travers de loupes minuscules serties dans des presse-papier, des manches d’ombrelles, des éventails à transparence ornés de dessins à faire rougir des cantinières, et autres objets plus étranges encore, indescriptibles, avec lesquels les fillettes de l’île jouaient très innocemment — dons de la mer perfide…

Soudain, l’horizon s’obscurcit. Le Stiff devint invisible. Le Créac’h, tout à l’heure si fier de son regard d’aigle, parut en proie à un malaise : sa lueur aveuglante ne fut plus guère qu’un clignotement, bientôt plus qu’un souvenir. Une vapeur dense s’était appesantie sur l’île nocturne. En cet instant, un bruit, une épouvantable clameur, un beuglement infiniment lugubre retentit à quelques pas. Barba, qui y était pourtant habituée dès l’enfance, frissonna :

— La « vache à Gibois » !…

On avait donné ce nom à la sirène parce que le gardien-chef du Créac’h s’appelait Gibois.

Alors, la mer qu’on n’apercevait plus désormais, parut plus grande, plus horréfiante encore. Le Créac’h avait cessé d’exister. Et pendant leur marche hésitante jusqu’à Nérodynn, la voix, la voix énorme les accompagna. Toute la nuit, toutes les maisons de l’île, de deux en deux minutes, tressaillaient dans un tremblement convulsif. C’était la brume.


Le lendemain, ils étaient entrés chez Angèle pour prendre des nouvelles de la petite malade. L’enfant avait le croup. Elle était couchée dans le lit-clos de ses parents ; elle étouffait dans l’étroit espace. Des voisins, hochant la tête, s’étaient groupés autour du rideau entrouvert ; Angèle avait les yeux mouillés, sa mère tenait la main de l’enfant expirante et, dans la pièce voisine, le mari jouait un écarté avec le sous-officier bien aimé de sa femme.

Le jeune médecin colonial, le seul médecin de l’île, venait de partir, sans espoir, bouleversé par cette misère.

— Il y a quinze ans, dit Barba, tu n’aurais pas trouvé dans Ouessant une seule maison semblable à celle-ci… Maintenant, nous en compterions plus de vingt… et de pires, où l’on voit des choses abominables.

« Angèle a épousé un étranger et le malheur s’est installé au foyer avec lui. L’homme boit comme un trou, Angèle l’oublie dans la débauche, on saoule la mère pour qu’elle se taise.

Dans ce taudis, on se sentait pris d’écœurement. Il fallait sortir au plus vite. Mais au dehors, le brouillard vous empoignait à la gorge, vous tordait l’âme dans une angoisse à laquelle il fallait échapper à tout prix, par le rêve ou par la prière — pourquoi pas ? — ou par cet assouvissement farouche des instincts brutaux qui emplissait de consommateurs chaque débit de l’île et faisait couler l’alcool à grands flots.


La nuit, pendant le sommeil, on percevait une sonorité lointaine que l’écho redisait avec des vibrations d’orgue. Deux longs mugissements, chacun espacé de quelques secondes, auxquels succédait un silence.

Si monotones et si réguliers, si pareils que fussent ces deux sons, le premier finissait pourtant sur une note plus élevée et c’était à cette faible différence que tenait, sans doute, la magie de ce tumulte. Il semblait un dialogue grandiose et désolé. On imaginait que cette plainte atroce, poussée par quelques représentants oubliés de la préhistoire, disait la fatalité d’un éternel esclavage. Ruisselants d’eau et d’écume, deux léviathans échoués sur les roches de Pern, s’y étaient vu clouer par le destin ; ils poursuivaient inlassablement leur vaine clameur qui n’exprimait qu’une pensée, toujours la même, le désespoir de leur captivité.

Il arrivait souvent qu’on n’en recueillît que le son voilé et amoindri, quand le vent ou l’opacité du rideau de brume étouffait cette protestation.

D’autres fois, la clameur dominante se répercutait dans les cent criques de l’île qui la redisaient à l’infini, vaste concert, apeurant comme un cauchemar.


Onze jours durant, l’île demeura écrasée sous la brume. Ce fut dans cette obscurité que la fille d’Angèle s’éteignit.

Quand elle fut morte, on la para comme une idole, avec des châles, des verroteries, des velours chauds et des soieries ajustées sur son costume de petite femme promise au ciel. Ce fut par cette brume qu’on l’enfouit au cimetière. Comme si la nature avait voulu lui faire un linceul plus grand pour qu’elle emportât vers le néant un plus profond oubli des choses de la vie — comme si la nature avait voulu dissimuler davantage cette erreur, cette anomalie inacceptable qu’est toujours la mort d’un enfant.

Angèle mit des mouchoirs blancs de deuil sous son châle déjà si sévère.

Ils formaient trois fronces sous la gorge, retenues par quatre épingles noires, ce qui lui donnait une allure quasi-monacale et infiniment chaste. Mais, à sa fenêtre, elle s’appuyait sur l’épaule de son amant, pendant que le mari, très vil, hébété, cuvait son vin et qu’au fond de la pièce, sa mère, avec sa tête splendide aux boucles blondes qui la faisaient ressembler à une lionne, saoule elle aussi, pleurait très doucement.



V


HISTOIRE D’AMOUR


Elle avait dit au revoir, en breton, avec beaucoup d’intimité à une dame, mise à la façon des villes, et qui était venue lui rendre visite.

— Qui est celle-là ? demanda Herment.

— Mme Guyot, répondit Barba, en remuant à pleins bras la lourde pâte d’un farz-valet. Son mari, capitaine d’artillerie coloniale, est en permission et ils viennent de rentrer à Ouessant.

Pour être plus à son aise, elle travaillait sans coiffe et sans bonnet. Ses cheveux roulaient sur son cou halé et mis à nu car elle avait ôté ses châles et, seul, un eurujé, guernesey de laine bleue dont les manches étaient retroussées jusqu’aux biceps, couvrait son torse et sa poitrine.

C’était presque un mets national, ce farz-valet, fait d’une pâte de sarrazin dans laquelle elle avait battu des œufs et jeté des petits carrés de lard et des pruneaux. Maintenant, Barba versait le tout dans une marmite de terre où le pudding devait cuire. Sa dimension considérable était dictée par la coutume qui veut qu’on en distribue des morceaux aux voisins quand on fait un farz dans une maison.

— Barba, dis-moi comment tu connais si bien la femme d’un capitaine et par quel hasard elle entend le breton ?

— C’est tout simple : Mme Guyot est une îlienne, nous sommes nées dans le même village.

— Et le capitaine l’a vraiment épousée ?

— Voici cinq ans. — Mais, laisse-moi terminer mon ouvrage, je parlerai plus tard. Et, sans se presser, agenouillée devant la cheminée, elle disposait les gleds, mottes de terre sèche et comme feutrée par les herbes rousses de la lande, tout autour de la marmite. Elle en plaça jusque sur le couvercle, au point que le récipient disparut tout entier. Par dessous, dans le caniveau pratiqué au ras du foyer, elle enflamma les gleds au moyen de genêts et de petit bois. Alors les mottes se consumèrent d’un feu lent et invisible qui devait durer environ cinq heures.

Barba s’assit, satisfaite, et expliqua :

— Guyot vint ici pour la première fois, lors de la construction du fort dont il surveillait les travaux. Il était lieutenant. C’est à cette époque qu’il rencontra Claire pour la première fois et qu’il s’en éprit. Un soir, mon amie consentit à le suivre chez lui, par légèreté. Mais, contre son attente, il ne la revit pas les jours suivants. Ce fut en vain qu’il la supplia : il ne lui plaisait pas, décidément. Elle avait déjà eu plusieurs liaisons, Guyot n’en savait rien et il se désolait d’avoir été délaissé.

Enfin, à force d’entêtement, il parvint à la persuader. Claire quitta la maison de ses parents et vécut chez le lieutenant pendant six mois. Volontiers, il me prenait pour confidente : — « Jamais je ne pourrai aimer une autre femme », déclarait-il. Je haussais les épaules, parce que vous parlez tous ainsi, puis un jour, vous partez et l’on ne vous revoit plus. Guyot affirmait pourtant qu’il voulait épouser Claire : elle en riait avec nous, et même, elle se gênait si peu qu’elle « allait » avec ses camarades à lui.

Le fort terminé, Guyot fut désigné pour le Sénégal où il passa capitaine. Tous les mois, sans y manquer jamais, il envoya une partie de sa solde à Claire. Elle empochait l’argent sans rien modifier à sa conduite — et elle en faisait, je t’assure !

À son retour des colonies, Guyot vint passer son congé dans l’île. Il revit Claire et la laissa enceinte en s’en allant. Peu après son arrivée à Rochefort, il lui écrivit de venir le rejoindre. Claire hésita longtemps. Elle se décida, enfin, et il résolut de l’épouser sans retard. C’est à ce moment qu’elle releva ses cheveux et quitta son costume d’Ouessantine qui ne convenait plus à la femme d’un officier.

Guyot écrivit au maire d’Ouessant pour obtenir les papiers nécessaires au mariage. Le maire fut très surpris de cette demande. Il répondit au capitaine qu’il lui semblait impossible qu’un officier épousât Claire, en raison de sa conduite antérieure. À cette lettre, il ajoutait même la liste de ses amants et il laissait entendre que si elle allait être mère, ce n’était pas, bien sûr, des œuvres de Guyot. Cette lettre jeta le capitaine dans une colère terrible, ce qui était absolument en dehors de son caractère car on le voyait toujours calme. Il montra le papier à son amie et lui demanda si c’était vrai. Elle se mit à rire, refusant de répondre.

D’autres auraient rompu sur-le-champ. Guyot vit seulement dans ce mutisme une nouvelle preuve de l’indifférence de Claire à son égard et son amour en fut piqué davantage. Elle dédaignait de se disculper ; elle méprisait ces accusations, c’est qu’elles étaient fausses, sans doute. « — Le maire a donc menti, pensa-t-il. Et quand bien même cela serait, qu’importe puisque j’aime ! » Il insista, les papiers vinrent et le mariage, enfin, eut lieu.

— Et maintenant ?

— Et maintenant Claire est la plus heureuse des femmes. Elle a donné trois enfants à son mari qui ne cesse de l’adorer. Leurs natures sont très différentes : Claire est bavarde, elle chante et rit toujours, au lieu que Guyot, taciturne, prononce à peine quatre mots par jour. Mais il fut toujours ainsi : il dit seulement ce qu’il a à dire et Claire s’y est faite.

Chaque fois qu’il la ramène au pays, ils vivent dans la petite maison de Yusinn que la mort de ses parents a laissée à Claire. Dans deux mois, Guyot va partir pour Madagascar. Et Claire qui aime aujourd’hui son mari de tout son cœur, Claire veut le suivre là-bas, malgré qu’on lui ait affirmé qu’elle n’en reviendrait pas, à cause des fièvres et d’une chaleur mauvaise, difficile à supporter pour nous, Ouessantines, qui sommes habituées à un air sain et « fort ».

Mais, sortons, reprit Barba, le farz cuira bien tout seul.

Une autre fois, je te confectionnerai un « farz sac’h », fait d’une pâte de farine mélangée à du lard et à des raisins, et dont on emplit un sac bien cousu. Le tout cuit à l’eau, dans la marmite. C’est un régal. Tu le préféreras, je crois, au farz goad ou farz au sang, le plat de résistance de nos noces, semblable au précédent, mais additionné de sang de porc.

Tous ces mets sont préparés ici depuis des siècles. Sans doute, ils disparaîtront peu à peu, comme tant d’autres choses. Les maisons sont de plus en plus rares où l’on pratique encore notre antique cuisson du pain. Je m’y entête sans trop savoir pourquoi. Tu as mangé, en faisant des grimaces, de ce pain que je cuis sur les pierres plates du foyer. Je les chauffe avec des gleds que j’enlève une fois que les pierres sont brûlantes, je les essuie avec un bouchon de goémon frais et les saupoudre de farine. J’y dispose ensuite des feuilles de chou sur lesquelles est placé le pain que je protège encore, par dessus, avec d’autres feuilles, pour recouvrir enfin le tout de gleds enflammés. Mais, à quoi bon ?… Aujourd’hui, il y a trois boulangeries dans l’île.

Quelle différence, avec autrefois !

Le croirais-tu ? Ici, c’était toujours la fille qui faisait la demande en mariage. Elle se rendait avec ses parents dans la famille du garçon de son choix, et priait qu’on l’invitât à dîner. On comprenait ce que cela voulait dire : le jeune homme se mettait au lit, gravement, et pendant le repas, la soupirante allait vers la couche et présentait un plat à l’élu de son cœur. S’il mangeait, c’était qu’il l’acceptait pour femme.

De ce jour, elle habitait la maison de son futur, aidant à tous les travaux du ménage et des terres, vivant en entière communauté, partageant même la couche de son fiancé, afin qu’ils pussent tous deux s’étudier et se mieux connaître. Au bout de quelque temps d’essai, s’ils constataient qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, la jeune fille retournait chez elle sans en subir aucun déshonneur car cette épreuve avait été absolument chaste.

Jadis, rêva Barba, faute d’hommes en nombre suffisant, beaucoup d’îliennes étaient condamnées à ne jamais se marier. C’est pour cela qu’au moment de Pâques, on voyait tant d’amoureuses déposer des œufs dans des paniers qu’on plaçait à l’église de chaque côté de la grille de communion. C’est pour cela qu’elles portaient leur offrande au banc an ed, le banc du blé, un coffre dans lequel elles jetaient une mesure de blé, en réclamant de Dieu la réalisation d’un vœu ou des consolations à des peines de cœur.

Au reste, en ces temps lointains, les filles étaient beaucoup plus sages que maintenant… Les hommes non mariés vivaient entièrement séparés des femmes. Celui qui séduisait une jeune fille sans l’épouser ensuite était déshonoré : tout porte à croire que les hommes d’aujourd’hui sont beaucoup moins soucieux de leur réputation…



VI


GWALGRAC’H


Barba affectionnait Gwalgrac’h, cette partie de la côte Nord, flanquée à gauche de l’île Keller et à droite, de la pointe de Cadoran. La falaise, en cet endroit, est à pic, fendue par de larges entailles où l’eau se précipite en grondements sourds. Des grottes profondes ajoutent encore au mystère de certaines criques, que du haut, on a peine à sonder du regard. Çà et là, deux ou trois petites anses, auxquelles on accède par des sentiers de chèvres, servent d’abri à des canots.

Barba errait souvent dans ces parages. Elle aimait à y surprendre le vacarme des oiseaux marins. Ici, comme ailleurs, les moutons lançaient au ciel leurs bêlements rauques et broutaient une herbe fine et drue qui faisait au pied un tapis moelleux. La vue de Keller l’enchantait surtout. On y découvrait une seule maison habitée par un solitaire dont l’unique distraction était de communiquer avec Ouessant en tirant des coups de fusil, dès qu’il apercevait du bout de sa lorgnette quelque figure de connaissance.

Une chaussée redoutée des navigateurs, et qui s’étend jusqu’à la bouée Callet, prolonge l’îlot vers le Nord-Ouest. On ne compte plus les navires qui, depuis des siècles, se sont jetés sur ces hauts fonds, ni ceux qui, fuyant le gros temps, et voulant s’abriter dans la baie de Béninou, ont été jetés par les courants sur Keller ou sur Cadoran. Deux mois avant, un vapeur s’était perdu là. Il reposait maintenant, par soixante mètres au-dessous du niveau des plus basses eaux, à un demi-mille de la pointe Nord-Est de Keller.

Un matin de septembre, par temps calme mais chargé de brume, le gardien de Keller avait aperçu soudain, se détachant de la grisaille ambiante, un grand steamer fonçant à toute vitesse sur l’île. L’homme souffla dans son cornet à bouquin pour avertir les navigateurs du danger qu’ils couraient. Mais il était trop tard : le bateau alla donner sur une roche à fleur d’eau et s’y enfourcha, jusqu’à toucher Keller dans sa position Nord-Est. Au même instant, les habitants de la côte Nord d’Ouessant entendirent un choc violent, aussitôt suivi d’un fort dégagement de pression. Un pêcheur de Gwalgrac’h sauta dans sa barque, et, guidé par les appels, rama vers l’endroit très proche mais encore invisible où le navire venait de talonner. C’était un « tramp » autrichien, la Marimba, vaisseau long de cent vingt mètres et jaugeant six mille tonnes. Il avait été construit à Sunderland, en 1901, et avait quitté Newcastle quelques jours avant, avec un chargement de charbon.

Le capitaine apprit du pêcheur qu’il avait touché Ouessant, puis, le second descendit à terre, et, conduit par l’îlien, se rendit au Stiff pour télégraphier la nouvelle du naufrage. Déjà, les insulaires accouraient de partout. Le syndic, M. Péqueux, fut seul autorisé à monter sur le bord. Il reconnut la position du bateau. Un peu de mer suffisait pour qu’à marée descendante le navire fût brisé. La situation risquait de se faire plus périlleuse encore, si les vents se mettaient au Nord, parce que, dans ce cas, la mer déferle avec furie sur Keller et les marées, unies au courant du bras de mer qui sépare Keller d’Ouessant, forment un remous impétueux. Pour alléger la partie échouée, on jeta à l’eau une centaine de tonnes de charbon, sans bénéfice appréciable.

Vers six heures du soir, deux remorqueurs dépêchés de Brest, profitèrent de la pleine mer pour tenter un renflouement. Ils purent seulement faire glisser le vapeur d’un mètre en arrière. On remit les travaux au lendemain. À la tombée de la nuit, de nombreuses personnes tentèrent de monter à bord, mais des sentinelles parvinrent à interdire l’accès du pont.

Le jour suivant, dès l’aube, le Titan fixa ses remorques sur l’avant du cargo et l’Infatigable, à bord duquel la femme et les enfants du capitaine étaient venus se réfugier, installa ses câbles sur l’arrière. Les deux vapeurs unirent leurs efforts et la Marimba battit en arrière avec son hélice. La tension des câbles fut telle qu’on craignit de les voir se rompre. Très lentement, le steamer se dégagea de la roche et flotta. Mais, par la déchirure de six mètres qu’il portait à son étrave, l’eau envahit les compartiments étanches. Sous sa pression formidable, les cloisons ne résistèrent pas. Le bateau se coucha sur le bord et s’enfonça dans la fuite éperdue des hommes du pont et des mécaniciens qui s’élancèrent hors des salles de chauffe sans même éteindre la machine.

L’eau s’engouffra dans les panneaux des cales, la Marimba se retourna, la quille en l’air, et puis, elle s’enfonça par l’avant et piqua droit. Lorsque l’étrave toucha le fond, l’arrière du steamer remonta quelque peu à la surface pour disparaître à nouveau.

Et Barba, qui avait fait à Herment le récit de ce naufrage, ajoutait :

— On m’a dit que peu de mois avant, la Marimba avait été abordée et coupée en deux.

« Nous étions plus de cinq cents qui assistâmes à sa perte. On pouvait voir sur le pont du bateau deux loups blancs qui ne furent pas sauvés. Les enfants du capitaine étaient tout habillés de rouge ; lui était tout jeune, très bel homme, mais sa femme était laide et vieille. C’était à elle qu’appartenait le bateau, et elle riait en le voyant couler, elle riait tellement que c’en était honteux. Elle disait qu’ainsi son mari ne naviguerait plus… Elle est partie le même jour pour Brest. Et, le croirais-tu ? elle était si jalouse, cette tourc’h, qu’elle n’a pas même voulu qu’il reste vingt-quatre heures de plus à Ouessant.

En quittant la côte, ils passèrent près d’une des maisons les plus isolées du pays. Un mur assez haut l’entourait, mais quelques buissons de tamaris adoucissaient la nudité des pierres.

— C’est là, indiqua Barba, qu’habitent les sœurs Le Naour. Elles vivent seules et on ne les voit jamais, pas même à la messe. Un marin d’Autriche a vécu chez elles huit jours après la perte de la Marimba.

« J’ai connu Mac’harit, la cadette, voici deux ans, quand, après la mort de sa mère, elle alla s’installer à Porz Allemgen chez une tante qui réclamait son aide pour la culture. Mac’harit n’y est pas restée un mois : elle avait l’« ennui de son village ».

« Son village »… c’était cette maison, avec, à plus de six cents mètres, deux autres toits d’ardoises couverts de sel et de lichen. Mais la physionomie des lieux, en ce coin de l’île, ne rappelait en rien ce qu’on pouvait voir ailleurs. C’était plus aride, plus désolé peut-être. Mais l’horizon, au Nord, était barré par Keller et, un peu à gauche, les vagues qui se brisaient sur les récifs du large, disposaient une perpétuelle bande d’écume qui avait l’air de danser sur le faîte de la maison des sœurs Le Naour, quand on l’apercevait à quelque distance. Rien de la vie extérieure de ce logis où deux jeunes filles se cloîtraient ne transpirait au dehors. Et, à cause du feuillage si pâle et si léger des tamaris, cette chaumière semblait un asile enchanté. Un arbre rabougri, dont les branches s’appuyaient sur sa façade, lui donnait une allure singulière et c’était peut-être à ces quelques détails que tenait la poésie du modeste foyer dont Mac’harit n’avait pu se détacher.


Plus loin, sur la côte échancrée de Yusinn, ils passèrent devant une maison en ruines dont les poutres étaient carbonisées.

— Les coloniaux y mirent le feu, dit Barba.

« Autrefois, on ne savait pas ce que c’était que faire le mal à Ouessant. Les îliens formaient une grande famille et les biens étaient en commun. L’argent était inconnu. Quand un habitant tuait un mouton, il le suspendait à sa porte où chacun pouvait en prendre ce qu’il voulait. Il n’y avait même pas de clés. Les portes n’étaient fermées que par les grands vents ou par la pluie.

« On se souvenait seulement d’un crime — mais c’était un crime d’amour. Deux frères qui habitaient Guéral, en vinrent à aimer la même fille. Coquette, elle les encouragea l’un et l’autre et les deux hommes s’en voulurent à mort.

« Mais un jour, ils eurent une explication. Ils comprirent qu’elle se jouait ou peut-être qu’elle les aimait tous les deux à la fois.

« C’était là une chose monstrueuse et sans nom, dans ce pays où les hommes étaient si rares, que de voir une femme tenter d’en accaparer deux. Ce cas étrange ne comportait pas de solution — ou plutôt, il n’y en avait qu’une…

« Ils se rendirent ensemble chez leur bien-aimée et, chacun leur tour, ils la frappèrent de leur couteau de matelot, jusqu’à ce qu’elle meure… »



VII


NUITS D’OUESSANT


Tout le jour, des rafales s’étaient abattues sur l’île. Mais le temps se calma soudain vers neuf heures du soir, et Barba, lasse d’inaction, voulut hasarder ses pas au dehors.

— Je te quitte pour une heure, dit-elle à son ami, qui, décidément n’avait pas envie de sortir. Je vais à la corvée chez Louise. Elle m’a promis pour ce soir une copie de la Complainte du Drummond Castle, qui se chante sur l’air des Morts.

Elle entrouvrit la porte. Le vent s’engouffra dans ses jupes et son visage s’épanouit d’aise. Et juste à cet instant, l’éclat du phare illumina sa face souriante qu’on eût dite en bronze. Puis, ses pas s’éteignirent dans la nuit.

Elle allait à Ty Huella, chez Louise et Sidonie Postoun, Ty Huella, un village abandonné où les murs de cinq maisons en ruines pointaient vers le ciel sans lune l’arête de leurs pignons. Les hautes herbes avaient envahi cet espace et c’était, encastrée dans ces décombres, adossée à un amas chaotique de rochers, que s’élevait la chaumière des sœurs Postoun.

Plusieurs voisines, assises en cercle dans la pièce, étaient déjà au travail quand elle entra : deux veuves, grasses et noires comme des corbeaux et une vertueuse commère en cazeken, parente des sœurs Postoun. La bonne femme tricotait en silence et semblait offusquée de voir à ses côtés Jeanne Poulbrac, trop belle et notoirement débauchée avec le scandale de sa chevelure fauve qui lui tombait au milieu du dos, et qui était venue ce soir chez les Postoun, sans doute parce qu’on l’attendait ailleurs, et parce qu’il avait plu à sa nature indomptée de mentir à un engagement d’amour, simplement pour le plaisir de passer une nuit édifiante, selon les traditions anciennes. — Il y avait encore là un groupe de jeunes filles de Pen ar lan, enfin, Louise et Sidonie Postoun, timides et effacées l’une et l’autre, empreintes d’une mélancolie tranquille qui les faisait chérir de toutes.

Ces corvées sont un des vieux usages du pays. On y tricote ou on y file, selon les besoins de l’amie chez laquelle on se réunit ; et la besogne, ainsi faite en commun, avance rondement. Jadis, les hommes, les marins en congé, se joignaient même aux femmes pour filer et carder la laine qu’on donnait ensuite aux tisserands. C’était l’époque où l’on faisait à Ouessant tout le drap employé pour les vêtements, une étoffe à grains, très lourde mais inusable et fort chaude, point teinte, dont quelques vieilles s’habillent encore. Avec la laine moins belle et avec les débris de vêtements effilochés, on confectionnait les jupons et les eurujés. — De même, on cultivait autrefois le lin ; il produisait une toile résistante à laquelle on a renoncé depuis l’apparition des cotonnades dans l’île.

Ainsi, les heures étaient laborieusement employées. En même temps, on causait des événements du jour.

Ce soir-là, on commentait avec animation un mariage « sans cloches » qui avait failli avoir lieu dans la matinée.

Lorsqu’une jeune fille a fauté avant son mariage, la cure lui refuse la sonnerie des cloches coutumière au moment de l’entrée des noces à l’église, ce qui constitue un affront auquel les intéressés sont toujours sensibles. C’était précisément le cas d’un soldat qui avait séduit une Ouessantine. Mais le curé avait compté sans la malice du colonial. Deux mariages devaient avoir lieu le même jour : une noce entre indigènes, d’abord, celle du militaire ensuite. Les deux cortèges attendaient sur la place de l’église, et quand les cloches s’ébranlèrent pour la célébration du premier office, le soldat et sa suite se précipitèrent dans l’église à l’improviste et s’installèrent au banc des mariages. Par crainte d’un scandale, on n’osa point les expulser ; ils esquivèrent ainsi l’opprobre à laquelle on les condamnait.

Plusieurs, parmi les amies des sœurs Postoun, applaudissaient au mauvais tour de l’étranger. La plupart blâmaient, avec des mots de révolte, l’ostracisme du recteur. Elles s’insurgeaient aussi contre ces baptêmes d’enfants naturels, administrés comme honteusement, à la nuit tombante, et qui semblaient devoir infliger, dès l’aurore de leur vie, une flétrissure à de pauvres petits innocents.

Un esprit nouveau s’infiltrait dans l’île : la cure n’en tenait aucun compte, bravement, et se manifestait réactionnaire à l’excès.

Jeanne Poulbrac citait l’exemple des filles de Chavel, exclues du chœur, à la grand’messe, parce qu’au lieu d’aller chez les sœurs, elles suivaient les classes de l’institutrice. Une autre affirmait que ses neveux qui fréquentaient l’école des frères quatre-bras, savaient seulement réciter leurs prières, « ce qui était déjà quelque chose », mais se trouvaient systématiquement privés de l’enseignement du français : c’était à peine si l’aîné, âgé de douze ans, parlait sa langue nationale.

Et Sidonie Postoun, pourtant bien pieuse, rappela l’affaire de ce sous-officier nègre dont le mariage avec l’institutrice fut retardé de deux mois, parce que la jeune femme étant divorcée ne pouvait recevoir la bénédiction de l’église et que le maire, terrorisé par le curé, refusait de les unir au civil. Le mariage eut seulement lieu lorsque cet officier municipal, qui avait exposé le cas à l’évêque de Quimper, reçut l’avis d’avoir à remplir ses fonctions et sentit ainsi sa conscience dégagée. Mais, dans une petite allocution dont il salua les nouveaux conjoints, le maire eut des paroles si insultantes pour le nouveau couple dont il assimilait l’union à « un mariage de chiens », que le militaire porta plainte et l’autorité préfectorale suspendit quelques semaines ce tyranneau.

De tels actes rendaient la population surexcitée et jetaient d’un excès dans l’autre. Et Rose Iliou, qui venait d’arriver, déclara que, par haine des prêtres, elle ne se marierait jamais que civilement. Elle était impie mais superstitieuse. Elle croyait aux revenants, aux « viltansou » et aux esprits familiers des ombres ; mais elle jurait avec une science consommée des plus affreux blasphèmes.

Et la vieille au caseken, qui s’était signée cent fois en entendant ces propos subversifs, l’ayant menacée de l’enfer, une prise de becs en résulta. Ce spectacle de la bonne femme secouée d’une sainte colère et qui claquait des dents en exorcisant la belle impie, était si comique que tout le monde se tenait les côtes. Jeanne et Rose se pâmaient d’aise et, lasses de mourir de rire, elles résolurent de changer d’air. Elles disparurent, follement gaies, entraînant Barba qui, du coup, en avait oublié sa complainte, suivies des regards rêveurs de Sidonie et de Louise, timorées, figées dans leur vertu. Car Sidonie était vierge encore, malgré ses vingt ans, vierge et blanche comme un lis, et Louise, sa sœur, bien que mariée, ne savait pas ce que c’était que l’amour, car elle avait épousé voici cinq ans, un marin parti deux jours après, et qui était aussi naïf qu’elle était pure.

Dehors, les trois îliennes se sentirent appétit joyeux. La nuit était noire comme de l’encre. Le vent était entièrement tombé. À travers champs, enjambant les muretins, elles rejoignirent la route de Lan Pol et, les mains dans les poches de leurs jupes, elles allèrent au hasard vers le Stiff. Depuis longtemps, l’extinction des feux avait été sonnée dans les baraques des coloniaux.

— Entrons chez Yanne, fit Rose Iliou.

Malgré que tous les débits fussent clos — réglementairement — il devait y avoir encore du monde, là, dans l’arrière-boutique. Elles frappèrent. On leur répondit bientôt. Quelques hommes, attardés dans le bouge, firent fête aux nouvelles arrivées. Puis, lorsque l’alcool eut par trop échauffé les têtes, vers une heure du matin, Yanne expulsa la bande et verrouilla sa porte.

Et quand ils furent dehors, le vent les fit rouler dans un chemin creux qui descendait vers Rulan comme vers les Ténèbres. Chacun avait emporté des bouteilles — mais où rencontrer un abri pour boire ?

Alors Jeanne songea à la maison Hono, une vieille chaumière isolée, bonne pour tous les crimes, inhabitée maintenant. Une vieille chaumière à un mille de Saint-Michel et de la route, dans un petit pré enclos de murs.

— On pourra entrer par la fenêtre, ajouta Jeanne : nous trouverons une table et des chaises.

Ils furent bientôt installés. Quelqu’un tira des chandelles de sa poche et les planta sur la table ; on décapita les bouteilles.

Il y avait là Le Durduff, noir comme un boucanier, un matelot que Rose avait connu à l’hôpital de Brest et qui traînait maintenant dans l’île, sans but avouable, sans qu’on connût ce qu’il y était venu faire ni de quel pays il était. Il avait assis Barba sur ses genoux, tandis qu’un trompette de l’armée coloniale et le Martelot, un long-courrier, s’attaquaient à Jeanne et à Rose.

Mais les filles, plus sensibles au décor que les étrangers, évoquèrent le souvenir de la défunte Hono et les bruits qui couraient sur la maison de la vieille. Aussi, quand leurs cavaliers s’essayaient à les violenter, elles répondaient par des tapes vigoureuses car elles étaient de taille, toutes les trois, contre ces hommes, et ce qui les secouait plus que l’amour, c’étaient les frissons que provoquait leur présence en ces lieux, à cette heure avancée de la nuit.

Et, justement, Barba parla, et elle conta l’aventure de la dame de Men ar Froud.


— Men ar Froud, je dis cela pour ces trois plougs qui ne connaissent rien, est une roche isolée au large de Porz Gwen, entre la pointe de Pen ar Roc’h et la pointe de Veilgoz, un caillou presque impossible à aborder à cause des courants qui sont là plus vites qu’en aucun endroit du Fromveur, aussi rapides qu’un cheval au galop. Jamais pêcheur n’y met les pieds pour tendre ses lignes, parce qu’on a toujours affirmé que quand on touche Men ar Froud, on n’en revient pas ou c’est malheur. Et quelques-uns prétendent qu’en rangeant l’écueil et en le regardant d’une certaine façon à certaines heures, on pouvait autrefois y voir une femme qui ne s’y montre plus aujourd’hui.

— Kerbézéa l’a vue, interrompit Jeanne.

— Kerbézéa est mort.

— Et Lan Jourdren et Le Gallouet…

— Jean Antoine Mit, souffla Rose.

— Ceux-là aussi sont morts.

— Or, voici trois ans, reprit Barba, Ilono le « Pirate » et Pierre Coadou de Pennorz passèrent vers six heures du soir devant Men ar Froud, chacun pilotant leur barque qui se suivaient à une centaine de brasses dans le courant, Hono en premier, Coadou ensuite. Ils regardèrent Men ar Froud, et aperçurent, l’un et l’autre, la dame qui faisait des signes.

— Tu as vu ? cria Hono.

Coadou ne répondit pas. Mais il était blanc comme un suaire. Le courant les avait entraînés loin du rocher.

— Tu as vu ? cria encore Hono.

— Bien sûr, fit enfin Coadou. Elle a les seins mangés aux crabes comme les noyées, mais elle est bien vivante et ses yeux pleurent. « Parce que, expliqua Barba, c’est toujours aux seins que les poissons crochent sur les femmes, aux seins et puis au ventre après. »

Et elle dit comment Hono qui « n’avait jamais connu la peur », tira des bordées sur Bannec et revint à Pen ar Roc’h à la rame, tandis que Coadou le suivait toujours à cent brasses, s’efforçant de le retenir ; et comment, à la nuit tombante, au milieu des effrayants remous du fleuve marin, Hono, emporté par le courant, fendit l’espace et se laissa, au risque de briser son canot, jeter sur le Men ar Froud où il aborda.

Là, il chargea sans résistance sur ses épaules la femme qu’il avait enveloppée dans une voile, pour l’amener jusqu’à la maison qu’habitait sa mère, et qui était cette maison même où ils étaient ce soir précisément.

Chacune savait l’histoire. Et Barba se fût-elle tue que Jeanne Poulbrac ou Rose Iliou eussent pu continuer à sa place. Mais, bien qu’elles en connussent toutes les particularités, chaque phrase les émotionnait comme si elles avaient écouté la chose pour la première fois.

Alors, Barba, montrant à quelques mètres, dans le fond de la pièce, un lit-clos, dit que c’était sur ce lit et non pas sur un autre, qu’Hono avait étendu celle qu’il venait d’arracher à la mer.

Et pas une n’ignorait que la vieille Hono se mit à pousser des cris en entendant son fils causer avec la prétendue morte. Au lendemain, très intriguée, profitant de l’absence du pirate, elle hasarda sa main dans l’ombre du lit-clos mais elle toucha seulement un corps glacé, tandis qu’au ruissellement lumineux de pierreries splendides, elle reconnut une main que recouvraient sur chaque doigt des bagues d’or.

Le curé, aussitôt prévenu par la vieille, arriva avec quatre hommes et une bière pour emporter le cadavre. Le corps de la morte avait la fermeté d’un bloc de granit. Elle était si lourde qu’ils ne purent même pas la bouger. L’incommodité d’assurer une prise correcte dans la cage étroite du lit rendait l’enlèvement difficile. Il eût fallu pouvoir passer par derrière : les panneaux en défendaient l’accès. Ils promirent qu’ils reviendraient au soir, avec un palan. Mais quand ils s’étaient approchés du lit, une main très fine et délicate, et pâle, vite comme un éclair, la main chargée de bagues, avait tiré le rideau et tous, le prêtre compris, s’étaient éloignés en tremblant.

Hono rentrait chaque soir de la mer, la tête en feu, les bras couverts de plaies ; et, verrouillant les portes, au désespoir de la vieille affolée, il célébrait ses noces avec la dame, riant et chantant jusqu’au jour.

À force de l’embrasser, il avait usé ses lèvres contre ses lèvres à elle et sa bouche ne formait plus qu’un trou noir de sang.

Et Barba dit comment la vieille avait été chassée de chez elle par la volonté de l’intruse et la fin tragique d’Hono, qui, tous les soirs, avait ramené dans sa maison ces rochers a formes humaines qui peuplent les grèves et qu’il avait dressés comme des gardes, comme une allée de spectres dans l’enclos où on peut les voir encore..

Jusqu’au jour où, malgré sa force herculéenne, en franchissant le seuil de la maison de Rulan, ses reins fléchirent sous une de ces masses gigantesques. Hono tituba, se raidit, chancela encore ; les muscles tendus à l’excès se rompirent, l’homme s’effondra et fut écrasé sous la roche.

Depuis, plusieurs personnes avaient tenté d’habiter Rulan. Harit Canaber, qui s’y installa, dut en repartir le lendemain, affirmant, comme les autres, que la chaumière était hantée. On prétend, en effet, que la dame de Men ar Froud l’occupe — et qu’il ne faut qu’un mot, mais un mot atroce, prononcé minuit passé, un mot qu’on ne peut pas dire en français, pour la faire apparaître.

— C’est toujours dans ce coin qu’on la voit, ajouta Barba, en faisant un pas en avant.

Un frisson s’empara des îliennes, car Jeanne et Rose pensaient que Barba était assez saoule et assez païenne pour dire le mot. Et chacun malgré soi, même les hommes, tous s’étaient retournés du côté désigné. Alors se produisit un fait inouï. La lumière vacilla tout à coup et Rose poussa un cri terrifié : un bruit, un craquement avaient été perçus. Les hommes s’étaient dressés ; une horreur avait gagné leurs fronts sanguins et les glaçait d’effroi, dans l’attente de quelque chose de surnaturel.

Le bruit se répéta encore.

Barba, pourtant, se dirigea vers le fond de la pièce, comme inconsciente, la bouche déjà entrouverte.

— Barba !… tais-toi !… cria Jeanne Poulbrac.

Et, par la fenêtre béante, elle sauta et s’enfuit dans la nuit. Rose Iliou la suivit aussitôt.

Les trois hommes n’avaient pas bougé. Ils se regardèrent, un peu remis de leur trouble et aperçurent Barba toujours là. Alors, Le Durduff, décontenancé, furieux d’avoir vu les femmes lui échapper, se ressaisit soudain et, levant le poing sur l’îlienne :

— Ah !… Je lui ferai la peau, à cette bavarde !

Et il s’avança d’un pas.

Mais, à ce moment précis, il s’affaissa sur le sol, à demi paralysé d’angoisse, car le rideau du lit avait bougé et, lui aussi, affirma-t-il plus tard, il avait vu la main d’or.


Au petit jour, Herment de belle humeur et sans aucune inquiétude, constata que Barba manquait à ses côtés.

Et pour la curiosité de voir si la tempête qui menaçait, la veille, avait décidément tourné, et pour la joie d’assister à l’aurore toujours admirable d’un matin d’hiver, il s’habilla sommairement et sortit.

— Elle est partie, songeait-il avec un dépit amusé, partie hier soir… Et elle allait chercher la Complainte du Drummond Castle, « qui se chante sur l’air des Morts ».

Et il marcha dans l’aube naissante.

Et justement, ses pas le conduisirent vers la petite vallée de Stanc Meur. Trois formes s’agitaient dans le lointain vaporeux, au bord du ruisseau. Et il reconnut trois femmes demi nues, — dont Barba, trois femmes qui se lavaient dans la fontaine de Toul Aouros — qui guérit de l’Effroi.



VIII


RETOUR AU PASSÉ


La mission, depuis si longtemps attendue par les âmes pieuses, venait de prendre fin. Pendant deux semaines, seize prêtres s’étaient répandus à travers l’île : ils avaient prêché, catéchisé, converti, comme aux temps lointains où Pol Aurélien posa pour la première fois sa crosse sur les rochers d’Ouessant.

Cette agitation religieuse avait été un grand succès. Les femmes ne sont jamais rebelles à une diversion. Les exercices dévots les avaient rapprochées de leur enfance candide. Tous les travaux avaient été interrompus : levées dès quatre heures du matin, pour la messe, elles s’étaient rendues cinq fois par jour à l’église et avaient passé le reste de leur temps en méditations et en causeries graves, interrompues par l’égrènement des rosaires.

Toutes, elles avaient suivi la retraite, même Salomé Thorinn, même Jeanne Poulbrac et Rose Iliou, même celles qui, notoirement, depuis des années, avaient délaissé la Sainte Table. Et celles qui étaient mariées y avaient entraîné leur mari, les maîtresses y avaient conduit leurs amants. Quelques-unes, plus logiques, avaient rompu avec une union illégitime. Et l’on put dire que ces temps furent vraiment une calamité pour les hommes.

Et maintenant que tout était fini, elles demeuraient encore dans une sorte de torpeur séraphique, parlant bas, excluant les pensées légères, les yeux rivés au ciel et songeant à la mort. Elles étaient inlassables, dans les veillées qui reprirent édifiantes et bénies de Dieu comme aux temps disparus, à répéter les histoires étranges et fabuleuses qu’on leur avait servies, où un signe de croix chassait les fantômes nocturnes, aussi bien qu’un voluptueux désir d’amour. Un propos libre les scandalisait. Et quand l’oubli commença de ternir cette blancheur liliale, les plus sanguines cachèrent dans le mensonge leurs premières fautes, comme, en se livrant à l’homme, elles cachèrent leur visage entre leurs deux mains.

Barba fut, plus que toute autre, touchée par la grâce. Herment était absent : elle n’avait pas l’occasion de faillir. Herment était parti, appelé par des affaires sur le continent, à la veille de cet événement local, et elle en était intimement satisfaite, par scrupule religieux et par horreur de la lutte, car elle haïssait naturellement tout conflit entre ses appétits et sa foi. Et l’absence d’Herment devait être si courte qu’elle n’avait pas songé, seulement pour une nuit, à lui trouver un remplaçant.

Et quand Herment revint, il se trouva quelqu’un pour lui dire, un peu narquois :

— Vous tombez mal : toute l’île est convertie. Ainsi donc, plus d’amour. Mais, sans cœur, si vous aviez vu votre touchante idole défiler contrite aux processions, tenant un cierge en main et chantant des cantiques, un ruban bleu flottant sur la poitrine, vous auriez été ramené au bien, vous aussi — et vous ne déploreriez pas tant de vertu qui s’abat inopinément sur l’île.

Herment sourit. Il se doutait. Des matelots de l’Audacieux lui en avaient touché deux mots à Brest.

— Eh bien ! fit-il, j’assurerai mes quartiers ailleurs. Et il alla retenir une chambre à Lan Pol, satisfait, après tout, d’avoir plus d’indépendance, et aussi parce qu’il aspirait à un peu de repos.

Mais le soir, à l’hôtel, le dîner lui apparut mélancolique et froid. Alors, malgré sa résolution, il hasarda ses pas jusqu’à Nérodynn, vers la maison de la néophyte.

Elle l’accueillit fort gracieusement. Et comme elle s’était enquise de son domicile :

— Vous avez raison, lui dit-elle, vous n’auriez pas pu venir chez moi, tout suite après la mission.

Sainte fille, elle ne le tutoyait même plus !

Il s’assit un instant, et quand il s’en alla, elle le raccompagna jusqu’à Lan Pol. Même, ils dépassèrent le bourg et poursuivirent jusqu’à la grève de Loqueltas. Barba était intarissable sur la retraite. Elle disait ses émotions, discutait le mérite des prédicateurs, expliquait ses préférences. L’un d’eux n’avait parlé que du ciel et sa voix était harmonieuse et lointaine comme s’il avait eu un pied dans une nuée peuplée de séraphins porteurs de lyres. Et, à chaque parole qui tombait de sa bouche, des promesses d’un éternel bonheur pleuvaient sur l’assistance qui, alors, rêvait d’un Dieu plein de mansuétude et vêtu de blanc, assis dans un triangle, caressant sa barbe frisée au petit fer. Ce missionnaire très aimé était blond et doux comme une fillette.

Mais la plupart avaient un parler austère et terrible ; leurs voix, accompagnées d’un cliquetis de chaînes et des clameurs épouvantables des damnés, faisaient encore trembler. Ceux-là avaient vu les pieds fourchus du diable, les cornes de Satan, la main de feu de Lucifer : ils exigeaient des offrandes et des sacrifices. Ils parlaient de la vanité du monde mais ils étaient luisants et gras et c’était pour cela qu’ils criaient si fort.

— J’aurais voulu que la mission durât toujours, disait Barba. Elle s’émerveillait de tout, et même d’un vagabond couvert de loques lamentables qui avait débarqué dans le pays à la suite des prêtres, comme un accessoire pathétique de la mise en scène, et qui s’en était allé avec eux, traînant un coffre plein d’aumônes : un de ces hommes admirables qui tendent la main et ne vivent que pour la prière, un de ces bons pauvres, tels qu’on en voit seulement dans les livres pieux car la mendicité est inconnue dans l’île. Il se tenait sans cesse à la porte de l’église, couvert de plaies factices, pleurant et disant des chapelets, édifiant les masses, et tout le monde lui donnait.

Et ce qui la réjouissait surtout, c’était un retour imprévu aux pratiques d’autrefois : avec le soir, sa maison s’emplissait comme une ruche. De chaque village, en effet, on venait volontiers l’entendre. Car tout bruit trouvait créance chez elle, toute rumeur une amplification. Les plus naïves comme les plus pieuses savaient pouvoir rencontrer sur ses lèvres et dans son cœur un écho de leurs superstitions ; comme elle n’était pas sans défaut, les pécheresses ne la redoutaient point. La pratique du bien et du mal avait élargi sa vision ; pour le ciel comme pour l’enfer, on sollicitait ses conseils : auprès de toutes, la bonne fille passait pour avertie.

Elle était informée du passé comme du présent, qu’elle savait dramatiser et orner de couleurs fantaisistes. La calomnie n’était pas son fait : parler était sa raison d’être ; s’il lui arrivait de nuire, c’était sans intention. Elle était comme cela, ni meilleure, ni pire, ni plus sotte que les autres, avec des respects, des croyances, des exagérations, des irrévérences et des vices.

Et elle causait…

Elle causait. Le phare éclairait ces fervents entretiens ; le froid gagnait Herment sans pardessus ; sans y penser, il avait reconduit Barba jusqu’à Nérodynn, insensiblement. Et, en vérité, lui aussi se croyait consacré désormais à ces temps idylliques où l’on embrassait une femme comme une fleur.

— Bonsoir, Barba, lui dit-il chastement.

— Bonsoir, fit-elle.

Il s’en allait. Mais elle se retourna :

— Pssst !

Il revint quelques pas en arrière :

— Mais la mission ?… demanda-t-il.

Alors elle lui mit la main sur la bouche, et, le tirant par le bras :

— Suis-moi, murmura-t-elle : la nuit, je dors mal toute seule.




A TRIELEN








A TRIELEN


— Vous ne savez point, dit Mme Coatanéa, ce que c’est que la vie des îles. Bastien, notre voisin de l’île Keller, ne peut en donner qu’une faible idée. En effet, malgré que l’endroit demeure impropre à toute culture et que le plus clair de ses occupations soit d’abattre les oiseaux de mer et les lapins qui pullulent sur son rocher, il y est heureux, en somme, autant qu’un châtelain dans ses domaines.

Pourtant, malgré l’étroitesse du canal qui sépare Keller de la pointe de Kerdancon, pour peu que la mer soit agitée, chose fréquente, ici, même par le temps calme, inutile de penser à aborder Ouessant avec son canot. Car le courant est terriblement fort, qu’il s’engouffre dans la baie de Béninou ou qu’il se précipite vers Pern. C’est ainsi que se noyèrent, voici deux mois, Henriette Coffec et Marthe Ivilinn... Bastien reste à certains moments, même pendant la belle saison, bloqué deux semaines, parfois plus longtemps encore, sans communication possible avec nous. Pensez donc ce que cela peut être avec de la houle et par les rafales d’hiver.

Mais, dans l’archipel d’Ouessant et sur la côte continentale en bordure du chenal du Four, il y a de ces groupes d’îlots, des cailloux, bien plutôt, que vous supposeriez seulement peuplés par des oiseaux aquatiques, et où vivent, d’un bout de l’année à l’autre, ou par intermittences, comme à Bannec, comme à Balanec, comme à Lédénès, des pêcheurs ou des goémonniers ou, encore, quelques solitaires blottis sous des huttes primitives, et qui représentent, au ras de l’écume des flots, parmi le souffle chagrin du vent de mer, la vie humaine.

— Monsieur Leroux, continua-t-elle, et vous aussi, Yan — vous avez connu Stéphan-le-Noyé, de Pennarcréac’h, qui vécut trois ans à l’île Lytiry, fou de douleur parce que sa femme, Yvonne Stanquigou, était partie, au lendemain de ses noces, avec le capitaine du voilier Bonne-Emma, relàché à Porz Pol pour avaries. On crut que Stéphan s’était jeté à l’eau, d’où son surnom. Deux ans après, des « Douarnenez » qui avaient poussé leur barque jusqu’à Lytiry le retrouvèrent. Il avait vécu de coquilles, de vers de vase et de poisson. De temps en temps, un « Perros » lui jetait une miche de pain, par miséricorde.

Et allez voir les deux familles qui habitent Quéménès, et le sauvage de l’île Ségal, et les colons de Béniguet, et Croleven, qui passa cinq ans a Bannec... Ceux-là, ils pourraient vous dire ce que c’est que la vie des îles, plus perdue que celle des phares isolés en mer, que des bateaux pourvoyeurs, au moins, visitent à des époques fixes.

Les épisodes les plus dramatiques se rattachent souvent à ces existences. Mais jamais je n’ai connu d’aventure plus pitoyable que celle de Virginie Kergrésan, la fille d’un ancien gardien-chef du sémaphore du Créac’h, Virginie, qui épousa un cultivateur des environs de Plouguerneau, et vécut avec son mari et ses enfants huit ans à Trielen.


Quand vous venez du Conquet à Ouessant, passé Béniguet, vous laissez sur la gauche, en entrant dans le chenal de la Helle, et derrière les Pourceaux, un groupe d’îlots que, par temps chaud, on distingue mal dans les buées de la mer qui fume : les îles Morgol et Lytiry, ensuite Lédénès de Quéménès, et Quéménès, jaune et blonde comme une galette de sable qu’une vague semble devoir toujours submerger ; enfin, plus à l’Ouest, Trielen, large de trois cents mètres à peu près, toute en longueur, Trielen, entourée à marée haute de lames écumeuses qui courent sur un banc de roc, presque à fleur d’eau, et qui s’étend, par Vas Jabet, Pen ven Bras, la Roche Baptême et Pen ven Bihan jusqu’à Molène.

Aux plus basses marées d’équinoxe, cette chaussée n’est qu’un vaste champ d’algues recherchées avec activité et qu’on entasse à Trielen. Et ces herbes marines sont, avec une pauvre culture, la seule raison d’habiter cet îlot et le pourquoi de cette petite ferme, surtout visible du côté des Pierres Noires, en rangeant les Serroux, et que vint habiter Virginie Kergrésan.

Elle n’avait jamais quitté Ouessant avant son mariage. Pour qui connaît l’isolement de certaines femmes éloignées du bourg, habiter Trielen ne saurait apparaître comme ayant dû effrayer Virginie. La mer et la solitude, c’était son lot : elle ne comptait dans sa famille que des marins, des pilotes et des gardiens de phare.

Kergrésan, lui, était un terrien, mais il avait servi dans la flotte. Et, venu à Ouessant, il s’était épris d’amour pour Virginie et l’avait épousée avec l’idée de la ramener un jour sur le continent. Travailleur, il pensait pouvoir mieux employer ses bras sur « la grande terre » qu’à Ouessant. Or, Virginie répugnait à quitter le pays. Elle n’aurait su vivre sans la mer. Alors, ayant appris que la ferme de Trielen était à louer, les jeunes époux partirent pleins d’espoir vers l’îlot, dans la barque d’un pilote.

Virginie était une grande rousse, tout os et muscles, bâtie comme un gabier dont elle avait un peu la démarche chaloupante. Tout de même, à cause de sa belle santé et de ses yeux verts, elle ne manquait pas d’agrément, paraît-il. Courageusement, ils se mirent à la tâche, arrachant, traînant, empilant les goémons dont ils fécondèrent leur sol ingrat ; puis, la saison venue, ils entassèrent leur récolte humide, pour la vente.

Aux instants de répit, ils montaient dans leur canot et prenaient du poisson.

Leur ferme se dressait devant une aire ensablée où pourrissaient, et puis séchaient les varechs en meules vertes, rousses et noires.

Une odeur fétide s’en dégageait. Des rivières couleur de purin s’étaient formées, retournant l’eau des mers vers la grève. Les longues tiges d’algues des grands fonds, mises à part, pour faire le feu, semblaient des serpents qui s’étiolaient parmi la désolation de l’îlot rocailleux. Des brindilles éparses de varech séchaient, racornissaient, s’allégeaient. Alors le vent les promenait de pierre en pierre, avec un bruit sec ; et ces crissements métalliques étaient la seule chanson des plantes qui, la nuit, berçait leur sommeil.

Un enfant leur vint, tout de suite, et puis un autre. Ils amenèrent le premier à Lan Pol pour le baptême, fête de famille. Le second fut conduit à Molène qui était plus près. Dans les premiers temps, ils revenaient parfois à Ouessant ou, encore, ils poussaient jusqu’au continent. Mais ces voyages étaient longs et compliqués. Ils y renoncèrent. Très vite, ils s’étaient faits à leur réclusion, au point de passer quelquefois un an sans revoir la terre. Pour le baptême de leur troisième bébé, Kergrésan, profitant d’une occasion, alla seul au Conquet, portant son petit sous le bras et revenant le soir même.

Après, on confia les suivants à des marins de Molène, pour ne pas abandonner la maison.

Six enfants naquirent. Amaigrie, avec son ossature plus saillante encore, presque virile, Virginie avait perdu toute coquetterie. Le labeur avait courbé sa taille ; ses traits, à force de ne plus sourire, avaient pris une expression dure et sévère dont ses cheveux en broussaille accentuaient encore la sauvagerie. Elle peinait du matin au soir, aux côtés de Kergrésan, partageant les mêmes travaux, avec, en plus, les soins du ménage, les galettes de pain à cuire, les habits des enfants à tailler et à coudre, presque muette, repliée sur elle-même, dans une tendresse farouche pour ces six petits êtres éclos au milieu des brisants, parmi les vagues, comme une nichée d’animaux.

Elle n’en avait perdu aucun. Car ils étaient tous beaux et forts et l’on ne savait pas ce que c’était que la maladie.

Parfois, des barques d’Ouessant ou de la côte apportaient des nouvelles du monde. C’était au moment des coupes de goémon. On restait ensuite deux ou trois mois sans voir d’étrangers aborder. Et quand ils arrivaient, on les écoutait à peine, indifférent. Car, en vérité, rien n’aurait su exister en dehors de la récolte et de la vente des varechs et de la bonne tournure que prenaient les pommes de terre et les choux, à côté, dans les quelques sillons de terre cultivable. Et les seules choses dignes d’attention, pour eux, c’était l’état du ciel et de la mer, le seul imprévu possible, le passage des petits bateaux ou des torpilleurs qui se hasardaient parfois à l’entour des cailloux voisins, comme pour s’amuser à noyer Trielen sous leur fumée noire.

Les jours sont monotones à l’excès dans un monde aussi restreint. La nuit, seule, semble devoir arracher Trielen à sa solitude. Avec elle, en effet, surgissent les lueurs des phares environnants, le Four, Saint-Mathieu, les Pierres Noires, le Créac’h, le Stiff, d’autres encore. C’est comme une main tendue à travers l’espace, une visite à des oubliés. Leurs éclats fouillent, pénètrent l’île avec une régularité de pendule, quelque chose d’automatique et d’inexorable et qui rappelle que, là-bas, il y a des hommes, de la vie, de la pensée — mais bientôt, on n’y fait plus attention.

Un soir d’été, par un temps tiède et pourri qui précédait la venue d’un de ces longs orages persistants de la saison chaude, Kergrésan se mit au lit sans avoir dîné. La veille, il s’était déjà plaint d’une grande lassitude. Une semaine avant, une barque de Plougonvelin, montée par quatre hommes, était venue chercher du goémon et faire de la soude. Ils étaient restés trois jours et repartis et le mari de Virginie, qui les avait aidés dans leurs travaux, pensa qu’il s’était trop employé ou qu’il avait pris froid.

Il était dur au mal et ne se plaignait pas, sauf de douleurs dans le ventre provoquées par une diarrhée opiniâtre. Il avait dû manger quelque chose de malsain. La chose parut d’autant plus plausible à Virginie que le petit Yves, l’avant-dernier des garçons, souffrait de la même indisposition. Virginie l’avait couché pour le calmer.

Kergrésan, lui, était obligé de se lever toutes les dix minutes. Son état s’aggrava pendant la nuit. Et une fois qu’il s’était assis, pour reprendre haleine, face à la mer, près de la crèche au cochon, il ne put se relever. Il appela sa femme d’une voix faible. En voyant son mari comme paralysé, incapable de faire un mouvement, une grande frayeur saisit Virginie car elle sentit qu’il était la proie d’un mal qu’elle ne pourrait conjurer. Raidissant ses muscles, elle soutint Kergrésan jusqu’à la maison et le hissa sur son lit, presque inconscient. Un peu plus loin, Yves poussait des cris, apeurant ses frères et sœurs.

Un autre jour et une autre nuit passèrent ainsi, au milieu des transes et des plaintes. Quand l’aube parut, Kergrésan avait encore empiré. Il était pris de crampes et ses membres se fléchissaient brusquement, lui arrachant des exclamations de douleur. Il demandait à boire, sans cesse, et, dans son délire, allait jusqu’à réclamer de la glace. En deux jours, sa figure s’était considérablement amaigrie ; Virginie avait peine à reconnaître son mari : son nez s’était effilé, pincé, ses yeux, cerclés de noir, s’étaient excavés. Sa peau, sèche, semblait durcie et quand Virginie, anxieuse, lui prenait la main, elle trouvait cette main froide comme celle d’un noyé. Mais ce qui l’épouvanta surtout, ce fut la voix du malade qui était devenue semblable à celle d’un vieillard, grêle et faible, cassée.

Alors, il lui annonça qu’il allait mourir.

Virginie n’avait jamais pensé à la mort. Et maintenant, dans cette île où elle était emprisonnée, sans un médecin, sans médicaments, sans personne pour la réconforter, sans prêtres, la mort se présentait.

Elle sortit de sa maison et courut à la grève. Mais aucune barque n’était en vue. Le ciel, pourtant, s’était assombri, la côte en paraissait très proche. On voyait le phare tout blanc de la pointe Saint-Mathieu, et le Conquet, et Quéménès et Molène, si distinctement qu’un instant elle se mit à crier, dans l’espoir qu’on entendrait son appel.

Kergrésan, épuisé, demeurait anéanti, les membres étendus, immobile. Ses yeux avaient rougi, ses pupilles s’étaient démesurément dilatées ; elles brillaient au milieu de l’œil enfoncé dans l’orbite et les paupières ne bougeaient plus, ce qui donnait à son regard une terrible fixité. Sa respiration était si pénible qu’il paraissait étouffer et il avait des expirations si brusques que sa face en semblait déchirée.

Sa diarrhée, pourtant était passée. Mais, quand elle l’interrogea, à la fin de la journée, ce fut à peine si elle entendit sa réponse.

Virginie, pour réchauffer Yves, essaya de le frictionner. Il grelottait et se plaignait, lui aussi, d’une soif ardente.

Quand vint la troisième nuit, Yannic et Françoise furent, à leur tour, prises de coliques. Ce fut alors que Kergrésan mourut, sans une plainte : Virginie s’en aperçut seulement après que le petit Yves eût agonisé dans ses bras.

Au lendemain, avec le jour, le cadavre de son mari l’épouvanta. À travers la peau noirâtre et desséchée apparaissaient des saillies cartilagineuses ; ses lèvres violettes s’étaient encore amincies. Elles découvraient maintenant les dents dans un abominable rictus. Pourtant elle voulut entreprendre la toilette du mort. Le temps orageux et lourd s’était accentué, le cadavre commençait à sentir.

La vigueur ne lui manquait pas d’ordinaire. Mais trois nuits de veille et la douleur l’avaient épuisée et, sur la couche voisine, un autre petit défunt attendait ses soins. Lorsqu’elle porta la main sur son mari, une sueur froide l’envahit toute, avec une terreur inexplicable, seulement au toucher de cette peau visqueuse qui n’avait plus rien de l’homme... Quelque chose de la peau froide et satinée d’un batracien. Alors, par crainte de devenir folle, elle n’osa poursuivre sa tâche.

Yannic et Françoise se tordaient de douleur. C’était le même mal foudroyant qui avait déjà terrassé deux êtres chers. Pendant trente heures, la fièvre aux yeux, la tête en feu, ne songeant plus à manger, soutenue seulement par quelques verres d’eau, elle soigna les deux fillettes.

Mais comme elle était sortie pour voir si quelque bateau n’apparaissait pas à l’horizon, elle découvrit Michel, le dernier de ses enfants, étendu sur le sable, un bras replié sous la tête. Sa figure, comme celle d’Yves et de Kergrésan, était presque bleue. Il ne donnait plus signe de vie.


Le temps, qui depuis longtemps menaçait, creva tout à coup. Des rafales passèrent sur l’île.

Alors, Virginie compta sur ses doigts et vit que son mari s’était éteint depuis quatre jours. Elle prit une bêche et alla creuser un trou dans la terre si sèche et si pauvre que ce n’était à vrai dire que du sable, sur le versant Sud-Ouest, face aux Pierres Noires. Elle traîna Kergrésan jusqu’à la fosse et l’ensevelit. Ensuite, elle creusa une autre fosse dans laquelle Yves fut déposé ; et une autre encore, pour Michel. Et puis, ce fut au tour de Léontine et de Jean-Marie, qui périrent en quelques heures. Et elle eut à creuser sept trous, sept en tout, car au bout d’une semaine, plus rien ne restait de cette famille dont elle avait été l’âme, et aucune voile, par le terrible ouragan qui s’était déchaîné, ne s’était risquée à portée de ses signaux désespérés.


Une fois seulement, au crépuscule, alors qu’elle s’était accroupie, hâve et décharnée, auprès de ses tombes, elle crut voir, dans un semblant d’accalmie, une embarcation aux voiles déchirées et qui passa, venant de l’île Morgol et contournant la Vieille Noire, à portée de la voix. Mais la vitesse de cette barque la terrorisa, et quand elle supplia qu’on l’arrachât à cette désolation, la barque disparut dans un remous.

Et puis, le vent se leva à nouveau, plus violent de minute en minute, balayant Trielen, promenant des tourbillons de sable qui lui fouettaient la face et aveuglaient ses yeux.

Pourtant elle ne savait se résigner à réintégrer sa maison, même avec la nuit. Elle restait accroupie sur le sol, près des siens, l’œil hagard tendu vers le large. Et, s’étant retournée, dans un éclair du feu du Créac’h, elle se rendit compte que le souffle du Sud avait peu à peu découvert les cadavres. Des têtes, des poings, des pieds apparaissaient, noirs.

Elle approcha. Car elle eut en cet instant le pressentiment qu’elle s’éveillait d’un long cauchemar ou qu’elle était folle, mais qu’ils n’étaient point morts. Et, dans cette enquête passionnée, elle vit que les petites mains d’Yannic et d’Yves, qui gisaient côte à côte, semblaient bouger... des gestes spontanés, limités aux doigts qui grattaient le sable, doucement, comme pour s’en débarrasser dans les mouvements inconscients du sommeil. Et puis l’immobilité les reprenait.

Soudain, un bras de Jean-Marie se replia.

Les yeux démesurément ouverts, elle avança encore, en rampant, elle avança vers Kergrésan, qui, maintenant, retenait toute son attention : le tronc de son mari, à demi enterré, s’était courbé, le ventre en avant, tendu comme un arc. Ses épaules touchaient toujours la terre, ainsi qu’elle l’avait placé, mais de légers soubresauts l’agitaient ; son nez pointu sortait du sable. Elle voulut crier, la frayeur étrangla sa voix : le cadavre, d’un mouvement brusque, venait de se retourner et s’était placé sur le côté.

Alors, Virginie se sauva en hurlant. Et, de ses forces décuplées par la terreur, elle parvint à mettre à flot le mauvais canot dont Kergrésan se servait pour la pêche. Elle prit les avirons, et, au hasard, car elle était incapable de raisonner sa route, elle s’écarta vers le chenal, favorisée par l’ébe, et se confiant aux eaux.

Elle dut longer les Chrétiens et le rocher du Bœuf, qu’on connaît ici sous le nom de Roc’h Egen, et Clossen Bras. On prétend qu’un schooner à la cape, désemparé par la furie des lames, aperçut cette barque dans la nuit, près de Les Las, avant qu’elle n’entrât dans la Helle. On supposa que ce canot était celui d’un navire en perdition, et, qu’abandonné, il voguait à la dérive.

Dans sa fuite irraisonnée, Virginie avait pensé, sans doute, aller à Ouessant. Le courant du Four l’entraîna vers le large.


Deux jours après, au matin, le temps qui s’était un peu calmé permit à des pêcheurs de la cote de partir à la recherche des épaves que charriait la mer. Une barque de Lanildut, montée par trois hommes, recueillit l’embarcation errante et lui passa une amarre. Au fond du canot, Virginie était étendue sans mouvement.

Quand les marins atteignirent le Conquet où ils avaient affaire, ils y ramenaient la malheureuse îlienne. Des personnes charitables l’habillèrent et lui donnèrent à manger.

Alors Virginie prit à pied le chemin de Plouguerneau, qu’habitait la famille de son mari. Et ce fut dans la voiture d’un marchand de poisson, qui l’avait recueillie sur la route, qu’elle arriva à Saint-Renan.

Elle entra, vers les sept heures du soir, dans l’hôtellerie de mes parents, chez lesquels j’étais encore à l’époque. Je me souviens que ma mère me cria de me sauver. Des voyageurs, lorsqu’elle apparut, firent le signe de croix, tant sa vue était impressionnante. Elle marchait d’un pas saccadé, comme pour fuir, pour fuir plus loin, n’importe où, comme pour s’échapper à soi-même. Elle était à moitié démente. Pourtant, elle se rappelait tout. Elle n’interrompait ses pleurs que pour parler. Et c’est ainsi qu’elle nous dit, à travers ses sanglots, cette histoire vraie, dont beaucoup de personnes qui se rappellent l’épidémie de choléra qui ravagea nos côtes, voici tantôt seize ans, pourraient vous affirmer l’authenticité — et que je voudrais n’avoir jamais entendue.




JALOUSIE








JALOUSIE


— Pourquoi n’êtes-vous pas venu chez moi mercredi ? lui demanda Mme Caïn. Nous vous avons attendu jusqu’à cinq heures du soir.

Le Lamber ne répondit pas.

Huit jours avant, un peu surexcité par l’alcool qu’il avait absorbé pour secouer le spleen d’une longue et fastidieuse, d’une décourageante après-midi de pluie, il avait esquissé chez Mme Hono un flirt avec « Cocotte » et, inconsidérément, amusé par sa canaillerie naïve, il avait accepté un rendez-vous pour le lendemain.

Quand il était arrivé au débit à l’heure fixée, Mme Hono lui avait dit que Cocotte, indisposée, n’avait pu venir à sa rencontre. Mais qu’elle lui saurait gré d’une visite, ce jour même, chez Mme Caïn, son amie.

Le Lamber n’y était pas allé, heureux de ce contretemps qui lui permettait de s’abstenir sans manquer à sa parole. Il n’y était pas allé parce qu’il aimait Françoise Créac’h et il supposait que ces avances de Cocotte et cette invitation de Mme Caïn étaient pour jouer un mauvais tour à Françoise. Car ces deux bonnes âmes, la « mère » Caïn et Caroline Lescot, dite Coco ou Cocotte, auraient été trop contentes de désorganiser leur liaison. On affirmait qu’ils avaient le bonheur insolent, lui, Le Lamber et Françoise, et leur affection, vieille de deux ans, étonnait les versatiles indigènes et provoquait l’envie.

Et même, pour couper court à tous les cancans, il avait exposé la chose à Françoise, par moquerie et sur un ton badin. Mais tout s’ébruitait dans l’île. Et Françoise qui n’avait pas bronché était déjà au courant. Alors, satisfaite de la fidélité de son ami, elle dit à Le Lamber qu’elle n’ignorait pas que Cocotte et la Caïn l’avaient attendu tout le jour ; elle savait aussi qu’elles avaient acheté des gâteaux et un litre de rhum pour se régaler en commun — et pour lui faire honneur.

Et une fois de plus, Le Lamber s’était félicité d’être resté tranquille.

— Je croyais que vous ne vouliez pas me reconnaître, tout à l’heure, en passant devant chez Tombola, reprit Mme Caïn. Pourquoi n’êtes-vous pas venu l’autre jour ? demanda-t-elle de nouveau.

Elle disait ces mots, souriante, un peu rouge, car son teint était naturellement vif, et elle regardait Le Lamber dans les yeux, avec insistance. Mme Caïn parlait un français très pur, sans accent ; elle était désirable encore, certes ! Mais elle était trop chargée de dentelles et de soieries, malgré qu’elle s’appuyât, sans souci de maculer sa robe, contre une bouée couverte de rouille dont les Ponts et Chaussées encombraient l’étroite jetée de Porz Pol.

Et Le Lamber, dont l’esprit s’égarait volontiers en des déductions précises, réfléchit que cette indifférence, chez une femme d’une propreté aussi méticuleuse, trahissait une idée fixe, une fièvre momentanée qui bouleversait ses habitudes.

À quelques pas, des coloniaux en bourgeron blanc déchargeaient, sous la surveillance d’un caporal, la provision mensuelle de charbon qu’avait apportée un sloop.

— J’ai supposé que vous nous dédaigniez, fit encore l’îlienne.

Mme Caïn comptait, avec Cocotte, parmi les deux ou trois douzaines de femmes dont l’inconduite était notoire. Mais elle agissait par plaisir et ses écarts étaient sans vénalité. On lui attribuait même une passion particulière pour l’homme, une science du baiser dont l’adresse assez raffinée était au-dessus des communs penchants des îliennes.

Et Le Lamber, qui en savait plus long sur la dame qu’elle ne l’imaginait, sans doute, lui répondit, par curiosité pure :

— J’irai demain chez vous.


Il pensait que c’était par curiosité pure.

Mais au fond, il éprouvait un étrange et passager attrait pour Aline, la cadette de Mme Caïn, une fille de seize ans, menue et de grâce indolente, dont les yeux jetaient seuls quelque vivacité sur une figure sans couleur et sans vie. Pour Aline, à laquelle il n’avait jamais parlé, et qui ne lui avait jamais accordé un regard, Aline, petit être méditatif et dédaigneux, tout de noir vêtu, qu’il avait vu la veille encore, se glisser comme une ombre dans l’ombre de l’église.

Et il se demandait par qui il était si recherché. Si Mme Caïn avait des ambitions pour sa fille : lui trouver un amant — elle n’en était pas à son coup d’essai — ou si c’était seulement pour son propre bénéfice qu’elle se mettait en frais ? Car il savait trop que Cocotte ne comptait pas dans la partie — et qu’elle avait été bonne, tout juste, pour l’amorçage, et qu’elle serait larguée au premier signal.

Et cette ingrate conclusion réjouissait Le Lamber.

Cocotte, la Ouessantine honteuse qui avait quitté son costume natal, était impopulaire. Elle avait laissé pousser ses cheveux teints en blond ardent et tirait gloire de trois fausses dents qu’un amant lui avait fait poser à Toulon. Sa main, point laide, s’alourdissait d’or, anneaux et chevalières d’hommes qui disaient ses complaisances. Et elle touchait une mensualité, régulièrement, sur la solde d’un lieutenant sénégalais. L’argot des popotes d’officiers avait fleuri ses lèvres sans élargir ses idées. Et maintenant, déconsidérée par quelques lâchages, revenue à Ouessant par raison, vexée d’y être et se croyant amoindrie par son entourage, elle végétait, d’aventure en aventure, dans le mépris de ses amies d’autrefois qui ne voyaient plus en elle qu’une mouliguen sans chic et sans crédit.

Et, justement, il retrouva Cocotte à Kerlan. Elle était arrivée tôt dans la maison Caïn, bien coiffée, avec ruban dans les cheveux, jupe de soie ; et un précieux corsage de mousseline blanche aux ajourés compliqués de dentelles lui donnait l’air d’avoir pensé, en tenue de cérémonie, présider à une réception de haut style.

Quand Le Lamber cogna à la porte, ce fut Cocotte qui se précipita pour lui ouvrir. Elle lui serra la main énergiquement et, malgré l’obscurité, Le Lamber vit bien qu’elle n’avait pas oublié les caresses aventurées d’un soir.

« Et voilà, précisément, ce qu’elle devra rayer de ses papiers », pensa Le Lamber en se jouant. Alors, il pénétra dans le logis.

Mme veuve Caïn et sa fille étaient assises de chaque côté d’une fenêtre où s’adossait la table, sous la lueur d’une lampe qu’attiédissait un abat-jour mauve. Dans la cheminée, un petit feu de mottes entretenait la chaleur d’une énorme marmite. La pièce était grande et spacieuse, fleurant le pitchpin goudronné, toute en meubles et panneaux de bois clair ou peint, ruisselants de propreté. Le Lamber entrait là pour la première fois. C’était, en somme, l’intérieur d’une chaumière cossue, à la mode d’Ouessant, mais cette femme vicieuse avait le génie de l’ordre et du confort.

La mère et la fille le reçurent avec un certain décorum. Pourtant, on s’apprivoisa vite. Aline avait tendu sa main, gravement. Et, pendant que sa mère et Cocotte parlaient, elle écoutait, sans rien dire, comme avec un peu d’indifférence.

« Elle veut continuer de m’ignorer », songea d’abord Le Lamber. Mais, à trois reprises, il surprit le regard d’Aline plongé sur lui. — Et chaque fois que leurs yeux se croisèrent, elle baissa les siens pour les réfugier dans l’ombre.

Mme Caïn et Cocotte servaient le thé et menaient la conversation. Or, la blonde Cocotte, visiblement, était débordée. Quelques épisodes peu avantageux pour sa gloire déchaînèrent le rire, habilement décochés par la maîtresse des lieux, et Cocotte, désormais réduite à se défendre, cessa les agaceries qu’elle n’avait point ménagées au seul invité mâle de cette réunion, et l’on sentit que la partie était perdue pour elle.

Le Lamber, rompu aux coutumes locales, se demandait comment allait finir la soirée. Cocotte, elle, se sauverait en courant. Mais on le retiendrait davantage, il en avait la conviction. Et alors, vers les minuit, quelques considérations seraient hasardées sur la situation lointaine de Kerlan, relativement au bourg. Mais, s’il cédait aux sollicitations, quelle conduite à tenir ? — Aline ou sa mère ?... Les deux à la fois, peut-être ?... Quand Cocotte s’esquiva, prétextant une affaire importante, il n’avait pas encore éclairci le problème.

Une chose avait troublé ses conjectures. C’était l’attitude distante et réservée d’Aline — un peu triste. Et le mystère de ce regard de langueur qui s’attachait à lui, chaque fois qu’il détournait les yeux pour parler à sa mère. Le Lamber pensa que dans cette petite tête énigmatique et réfléchie, il y avait peut-être de la honte, silencieuse, et le désespoir de ne pas mener sa vie librement. — Était-ce cela ? Mais, alors... toute la passion dont ses yeux étaient chargés ?

La soirée s’avançait. Le Lamber annonça qu’il allait prendre congé.

— Restez, lui murmura Mme Caïn, pendant qu’Aline s’était retirée pour aller puiser de l’eau. Mais il n’écoutait pas la dame. Instinctivement, il avait suivi des yeux cette petite poupée calme, au buste droit, au front pensif, qui avait l’air de regarder très loin, au-devant d’elle-même.

Aline s’était enfoncée dans la nuit et le vent venait de s’engouffrer par la porte avec une odeur saline et une plainte.

— Restez ! dit encore la veuve, et, se penchant vers lui, elle l’embrassa brusquement sur la bouche, de ses lèvres minces.

Mais il partit.


— A quoi penses-tu ? demanda-t-il, plusieurs jours après à Françoise.

Cependant, Françoise ne répondit pas.

Elle considérait la mer en souriant, debout, sur le seuil de sa porte. Elle souriait comme si elle avait trouvé dans les vagues lourdes et monotones quelques motifs de particulière gaîté.

Or, il parut à Le Lamber que cette gaîté était forcée.

Le soleil avait rougi tout le jour les pâturages de l’île et Le Lamber, oisif, avait prolongé tard son repos de l’après déjeuner. Éveillé, il avait trouvé Françoise au travail. Pieds nus, bras nus, tête nue, et vêtue seulement de sa chemise et de sa jupe, elle venait de passer de l’orge au tamis. Deux sacs, emplis jusqu’au bord et un tas de poussière attestaient son activité. Maintenant, elle respirait un peu, redressant son corps las d’être resté longtemps courbé, et elle semblait fière de sa tâche.

Le Lamber s’était assis sur une herbe pauvre, dans l’ombre légère du muretin et il bourrait sa pipe d’après la sieste.

— Dis-moi donc, réfléchit enfin Françoise, le champagne est bon, chez Mme Caïn ?

— Pourquoi cela ?

— Je sais que tu y es allé.

— J’ai accepté son invitation, c’est vrai, reconnut Le Lamber. Et après ?

— Et après ?… Après, c’est tout, dit Françoise, avec belle humeur et elle examina encore la mer en souriant, comme si elle y découvrait un prodigieux intérêt.

Le Lamber tirait sur sa pipe avec un flegme tout à fait étonnant. Lorsqu’il n’en obtint plus aucune fumée, il la secoua sur un bloc de granit pour en faire tomber les cendres. Et, sans perdre un instant, il l’emplit à nouveau de tabac. Françoise souriait toujours à la mer.

— Oh ! Tu es libre, entièrement libre !… reprit-elle. Et c’est ce qu’il y a de délicieux, en vérité, dans notre amour, d’être libres et indépendants comme nous le sommes.

« Et souvent, je pense : « C’est drôle, demain, peut-être que nous ne nous connaîtrons plus, toi et moi... » Et, aujourd’hui je ne t’en aime que mieux. Pourquoi ? Voilà, qui dira jamais pourquoi ?

— Tu es sotte ! fit Le Lamber, en venant à elle. Et il l’enleva dans ses bras, tendrement, et il la fit sauter en l’air, deux ou trois fois, et il la berça comme on berce un enfant.

Françoise était grande et lourde, mais elle semblait une plume dans les bras puissants du jeune homme. Son cou libre s’appuyait sur l’épaule de Le Lamber, mollement et la tête, qui s’abandonnait, retombait, faisant jaillir la gorge ; ses cheveux châtains se répandaient en cascade.

D’habitude, quand il la prenait ainsi, elle riait, fière de la force du chéri de son cœur. Mais cette fois, elle attachait seulement sur lui un long regard sérieux. Si Le Lamber avait vu ce regard, il aurait dû se méfier. Mais il ne le vit même pas. Et l’eût-il vu, qu’il n’y eût pas attaché d’importance, car il aimait Françoise de toute la vigueur de son sang.

Et, à ce moment même, il pensait que personne au monde ne valait son amie.


Mais, quand il rencontra Aline, Caïn, trois jours après, dans la venelle solitaire qui grimpe au haut du bourg, par un soir de lune timide, l’occasion était tout à fait favorable pour oublier Françoise.

La jeune fille allait de son pas menu et ouaté, mystérieux. Toute droite, les épaules jetées en arrière, le front haut comme dans la fierté de son énigme impassible. Ils s’étaient heurtés nez à nez. Et bien qu’ils n’eussent pas échangé quatre mots de leur vie, ils s’étaient arrêtés comme s’ils s’étaient attendus.

Tout de suite, il s’approcha d’Aline plus près encore. Si près que le souffle froid d’Aline éventait curieusement la chair allumée de ses joues. Mais il ne commit pas la faute capitale. Il l’embrassa seulement avec discrétion, comme une idole, comme une de ces poupées infiniment fragiles et curieuses qu’il avait vues, sous des jours irréels, dans des pagodes d’Extrême-Orient.

La petite recula soudain. Dans l’ombre et le silence, Salomé Thorinn passait. Elle passait et elle les avait reconnus. Elle s’était éloignée en sifflant.

— Prenez garde à ma mère, dit Aline. Elle m’en veut à mort à cause de vous.

— À mort ?...

— Chut ! fit Aline.

— ...

Une cloche tinta.

Ils se séparèrent en posant tous les deux un doigt sur leurs lèvres.


Le lendemain, dans l’après—midi, un des gosses de la grande Angèle vint en courant jusqu’à la maison de Le Lamber. Il lui apportait une lettre. Le Lamber fit sauter l’enveloppe.

« Ce ne sera plus la peine que vous veniez à Kernas, maintenant. — Aline Caïn vous suffira.

Françoise C. »

Un tremblement nerveux secoua Le Lamber. Un coup de massue ne l’eût pas affecté davantage.

Il prit son chapeau et sortit au hasard, marchant à grandes enjambées, comme un fou. Et puis il se calma peu à peu. Et alors, il fut seulement triste — mais triste, triste... Pas une minute, il ne songea à aller supplier Françoise. Elle était la plus désintéressée mais la plus volontaire des îliennes. Il savait qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision.

Non, il ne devait pas retourner à Kernas. Et il porta ses pas, sans y songer, vers Kergadou. Plus tard, quand il reprit le chemin de Lan Pol, Le Lamber aperçut Mme Caïn.

— Lisez ceci, ma vieille, dit-il simplement, en lui tendant le papier.

Mme Caïn mordit ses lèvres et blêmit sous l’insulte.

— Je savais qu’Aline vous aimait, répliqua-t-elle. Voilà maintenant la preuve que vous l’aimez aussi.

Et quand elle rentra chez elle, la veuve planta un couteau dans le dos de sa fille.


Pourtant, Aline ne mourut pas. Elle fut soignée deux mois chez les sœurs. Personne ne lui ayant jamais demandé rien sur sa blessure, elle n’en fournit aucune explication, étant une fille très réservée.

On pensa seulement dans l’île que c’était encore un coup des coloniaux. Mais, comme Mme Caïn n’avait déposé aucune plainte, nul ne s’en occupa.




UN SOUVENIR DU « VESPER »








UN SOUVENIR DU « VESPER »


Il y a quelque témérité, dit Le Gall, un ancien fourrier de la marine,à Siegfried Bluhm, le nouveau voyageur d’une maison allemande, qui achevait sa première tournée commerciale dans l’archipel d’Ouessant, il y a quelque témérité à parler encore du Vesper, parce que ce sujet est rebattu et archi-usé.

Néanmoins je comprends votre insistance à questionner.

Le naufrage de ce cargo et l’heureuse fortune d’une de ses chaloupes, après avoir erré en perdition toute une nuit parmi les récifs et les courants de la Jument, la curée des épaves et la répression à laquelle divers incidents un peu vifs donnèrent lieu, en voilà assez pour exciter l’intérêt.

Moi-même, je me suis laissé prendre à cette curiosité. C’était au temps où je n’étais pas encore établi au Stiff et où je visitais régulièrement les îles, comme vous avez entrepris de le faire, pour nous inonder de votre sale camelote prussienne.

Tout de suite, j’ai éprouvé qu’il était difficile pour un étranger d’arriver à une vue précise sur ces faits car les habitants ne sont guère prodigues en détails. Plus tard, lorsqu’un long séjour et mon mariage avec une îlienne eurent enfin appris aux habitants à me considérer comme un des leurs, je me suis plus aisément enquis des circonstances de ce naufrage que les Ouessantins évoquent rarement. Les navires qui se mettent au plein sont trop fréquents par ici.

Une chose surtout frappa mon esprit : les contradictions de ce qui se rattache au sauvetage par une femme de cette embarcation dans laquelle quatorze hommes avaient pris place. J’ai essayé de reconstituer les faits. Et je ne le regrette pas. Cela m’a permis d’examiner de près une « héroïne ». Le coup-d’œil en vaut la peine. Et notre gloire locale ne manque pas de caractère.

— Tenez, reprit Le Gall, en s’arrêtant, voici précisément la maison qu’elle habite. Charmant petit cottage, en vérité, propre à souhait, blanchi à la chaux, suant l’aisance avec son toit d’ardoises, sa courette sur le devant, sa crèche à l’arrière, poulailler garni, tout à l’entour quelques sillons de terre — et,à profusion, la vue sur la mer.

Au-dessus de la porte, vous pouvez lire, inscrit en capitales sur le mortier : Rose Héré. C’est bien cela. Un nom célèbre.

La porte est close et je n’aperçois pas la dame à sa fenêtre. Elle doit courir après ses moutons.


Mais, que je vous rappelle en quelques mots les événements comme ils furent relatés par la presse.

Dans la nuit du 2 novembre 1903, le vapeur français Vesper, allant de Marseille au Havre avec un chargement de vin, fut enveloppé par un intense brouillard, au moment où il tentait de reconnaître Ouessant.

Les feux du Créac’h demeurant invisibles, le Vesper se jeta sur les rochers extrêmes de la pointe de Pern. La situation du bateau était désespérée. L’équipage mit les deux chaloupes à la mer. Une de ces embarcations, drossée par le courant, allait infailliblement se perdre sur les récifs, quand une jeune fille qui l’avait aperçue du rivage, se jeta tout habillée à l’eau et nagea vers la chaloupe. Embarquée, elle la pilota à travers les écueils et l’amena, avec les quatorze hommes qui la montaient, jusqu’à la cale de Pen ar Roc’h.

Tel quel, le récit, n’est pas tout à fait exact.

Des objections, en nombre, se présentent à l’esprit, dont la pire est que Rose ne sait pas nager — Et puis, l’équipage d’une chaloupe est-il vraiment en danger, quand on peut, de terre, atteindre cette embarcation ?.. On comprend mal, en outre, qu’un de ses passagers n’ait pas réussi à aller jusqu’à la côte, puisqu’une femme, alourdie par ses vêtements, sut, elle, parvenir jusqu’à la chaloupe.

Entendons-nous. Rien de ceci n’est pour amoindrir son courage. La spontanéité du geste de Rose fut magnifique. Mais on en a, nous semble-t-il, à nous, Ouessantins, exagéré les effets. Les « Parisiens » ont consacré Rose « héroïne ». Ils ont sagement agi. C’est en pleine légende que se taillent les images d’Épinal. Et il leur faut des images, des légendes et des héroïnes. — Ici, voyez-vous, nous sommes trop près pour reconnaître la mer dans un chromo. De même, nous avons peine à suivre la légende fabriquée sur Rose par des gens étrangers au pays, sans aucune connaissance des lieux.

C’est pourquoi, je me suis demandé si, en marge de la fable grossie démesurément et avec assez de maladresse, on ne saurait rétablir la vérité, plus satisfaisante, dépouillée de contradictions, et dans laquelle se retrouverait, quand même, une héroïne plus simple, plus humaine, plus admirable à nos yeux, dans son audace irraisonnée, parce qu’aucun doute encombrant ne viendrait gêner notre sympathie.

Pour atteindre à ce résultat, j’ai pensé que le meilleur était de questionner Rose et de me faire expliquer les faits dans l’ordre, en parcourant avec elle les endroits mêmes où ils se déroulèrent.

Quand j’allai la voir, Rose Héré s’apprêtait à sortir pour mener sa vache dans un pré de Nérodynn.

Elle était sur sa porte et avait surveillé ma venue, de très loin, avec cette physionomie courroucée, cet air dur et méfiant qu’on lit au froncement de ses sourcils clairs, et qu’elle a presque constamment, parce qu’elle dit qu’il y a « beaucoup de mauvais monde, partout ».

Cependant, lorsqu’elle connut que je désirais la questionner « pour le Vesper », ses traits se détendirent et, presque poliment, elle m’invita à entrer chez elle.

Je ne lui avais, jusque-là, jamais adressé la parole. C’est pourquoi je lui demandai :

— Vous me connaissez, Rose ?

— Oui, oui ! Je vous ai vu souvent devant ma maison. C’est Le Gall du Stiff, qu’on vous appelle, mais vous êtes un étranger.

Et tout de suite, elle voulut savoir en quoi le Vesper pouvait bien m’intéresser.

Je lui répondis qu’un de mes amis souhaitait de posséder un récit complet de son bel acte d’héroïsme pour le faire paraître dans une publication. Sa figure s’éclaira tout à fait. Mais, soudain coléreuse, Rose Héré s’élança sur deux poules qui avaient envahi la salle où nous étions. Les intruses se sauvèrent avec vacarme.

— Vous avez encore une poule noire sous la table, ici, lui dis-je.

— Celle-là, elle peut rester, fit-elle. C’est « mon poule ».

— Les autres ne sont donc pas à vous ?

— Si. Elles sont à moi. Mais celle-là, c’est mon poule !

Alors, revenant au Vesper, Rose ajouta que beaucoup de gens avaient déjà écrit sur elle dans les journaux. Et elle se leva pour fouiller dans une armoire.

La maison qu’elle habite est neuve. Le terrain et la construction furent payés avec une petite partie de l’argent que Rose reçut en récompense de son sauvetage.

Pendant qu’elle se haussait vers les rayons supérieurs de son meuble, j’examinais cette pièce blanche et propre, tout en longueur, aux murs revêtus de boiseries claires qu’agrémentent, dans leurs cadres, des photographies, des diplômes, des objets de piété, des plats, des assiettes violemment coloriés, des verres roses et bleus alignés sur des étagères, le luxe coutumier des habitations de marins. Deux tables, auxquelles sont fixés des bancs, en bordure des lits-clos, partent de chaque fenêtre opposée, l’une à l’Est, l’autre au couchant, et s’étendent jusqu’au milieu de la salle.

Enfin, elle revint à moi, chargée de rouleaux, d’enveloppes, de brochures et de petites boîtes de maroquin, tout cela, amassé en vrac dans sa jupe, comme une récolte.

— Voilà, fit-elle, en vidant le lot sur la table : débrouillez-vous avec. Cependant, elle voulut bien m’indiquer :

— Ici, le plus beau.

Et elle déroula un long parchemin où je lus :

« Médaille de sauvetage de première classe. » Au-dessous, son nom était écrit en belle ronde : « À Mademoiselle Rose Héré, servante domiciliée à Ouessant, pour le courage extraordinaire dont elle a fait preuve, le 2 novembre 1903, en se jetant à la mer sans savoir nager et en rejoignant et en pilotant jusqu’à la cale de Pen ar Roc’h une embarcation montée par quatorze naufragés du vapeur français Vesper, errant à travers les récifs de la côte sud d’Ouessant. »

Je vis aussi d’autres diplômes : Prix Henri Durand, médaille de bronze, 1.000 francs. — Prix Jean Dufour et médaille d’or de la comtesse Foucher de Saint-Faron, décernés par la Société centrale de Sauvetage des Naufragés. — Médaille d’or décernée par la Société Parisienne de Sauvetage. — Diplôme d’honneur de la Société des Sauveteurs de la Seine. — Médaille d’honneur en bronze de la Société Nationale d’Encouragement au Bien. — Médaille d’or de la Société The Honour. — Médaille de vermeil de la Société des Hospitaliers Sauveteurs de Brest. — Médaille de vermeil de la Société Nationale de Sauvetage.

Et il y en avait d’autres et d’autres encore. Et elle dépliait, déroulait tout cela, pestant contre l’humidité, les mouches et les araignées, essuyant les parchemins du revers de sa manche, grattant de son ongle la cire rouge d’un sceau, soufflant à pleins poumons sur la poussière.

Et puis, c’étaient des photographies de présidents de sociétés, avec dédicaces, et des lettres de félicitations dont beaucoup provenaient de l’étranger. Et elle me les montrait, tour à tour, de son air à la fois farouche et satisfait, demandant à connaître le contenu de chaque papier, faisant sonner les médailles qu’elle extrayait de leurs étuis verdis de moisissure, sans respect pour le papier, le parchemin, le bronze, l’argent et l’or, considérant un peu tout cela comme une manne qui lui serait tombée du ciel dans les bras, sans effort, au lendemain d’un beau rêve.

Nous sortîmes. Rose ferma soigneusement la porte derrière elle et nous prîmes le chemin du Corce. Après qu’on eût longé la plage, on grimpa vers Toul al lan. De temps en temps, d’un cri rauque, Rose activait sa vache qu’elle abandonna enfin dans un champ.

C’est en 1906 que je lui fis cette visite. Rose avait alors quarante-trois ans. Jamais, m’expliqua-t-elle, elle n’eut le temps d’aller à l’école, « obligée pour gagner son pain ». C’est ce qui explique l’incorrection de son langage, en contraste avec le français très pur que parlent ici les îliennes. Elle est née à Toul al lan, d’une famille de sept enfants, trois frères et quatre sœurs. Sa mère vit encore. Son père, un marin-pêcheur, s’est noyé dans la baie de Postoun, à la pointe de Feunteim Velen. Rose a aussi perdu un frère, ancien quartier-maître, tombé à la mer, alors qu’il était matelot sur un bateau pilote. Ses deux autres frères naviguent et toutes ses sœurs habitent l’île.

Très jeune, Rose s’engagea comme bonne chez un pilote de Lan Pol. Elle resta pendant vingt-trois ans à son service. De là, elle fut employée neuf années dans une autre maison. Ces détails expliquent une situation précaire. À Ouessant, en effet, la domesticité est tout à fait anormale.

Elle avait quitté sa dernière place et vivait à Toul al lan chez sa mère, quand survint le naufrage du Vesper.

Rose me donnait tous ces détails d’une voix sèche. Elle se hâtait, courbée en deux, courant parfois, sa figure maigre et osseuse creusée dans une rudesse violente. Son bonnet de velours, jadis noir, avait jauni et verdi sous les pluies ; la filasse de ses cheveux, mi-blonds, mi-roux, très courts, s’en échappait, voltigeant sur son front, sur son cou hâlé, sur ses joues. De temps en temps, elle en happait une mèche avec sa bouche et la mordillait. Elle était négligée, presque sale, mise comme une pauvresse, malgré qu’elle fût maintenant une des plus riches du pays. Son châle de coton à fleurs s’en allait par lambeaux, le bas de sa jupe s’effritait en dentelle. Et tout, et la sauvagerie de ses traits, l’agitation de ses yeux, son parler saccadé et jusqu’à sa démarche sautillante et rapide, lui donnait cet air particulier qui la fait comparer par les îliennes à une sorcière.

J’ai sondé plusieurs fois son regard quand il se fixait. Je ne l’ai pas fait sans émotion. Car, enfin, elle est grande, cette femme pleine de témérité. J’ai plongé mes yeux dans ses yeux d’un bleu très clair, très clair, presque gris. Et je ne suis pas sûr de n’y avoir point retrouvé l’expression d’une bonté farouche, qui s’ignore, incapable de jugement comme de réflexion, peut-être cette générosité instinctive qui commande d’obéir aux actes extrêmes dictés par le cœur.

Positivement, la vitesse de sa course m’essoufflait.

Enfin, nous passâmes Kerandron pour gagner Porz Goret. C’est là le Sud de l’île, un des bouts du vaste croissant formé par la baie de Lan Pol. La falaise, ici, n’est pas gigantesque et impressionnante comme au Stiff ni comme à Porz Allemgen. Elle n’a point non plus l’âpre beauté de la pointe de Pern. Ce sont des amas de roches presque entières recouvertes à marée haute, prolongées par des centaines de cailloux dispersés en tous sens et dont la crête se couvre d’écume. Des petites anses de sable, recueillant les eaux abritées de la baie, ajoutent par beau temps de la douceur à ces lieux. Mais que le regard se perde un peu au large, vers Leurvas, la bouée Bridy et la Jument, alors, l’Océan houleux, sans cesse en lutte contre le courant, marque bien qu’il ne tient qu’à lui de changer en effroi la quiétude où l’on s’était reposé.

C’est parmi ces récifs que vint s’égarer la chaloupe du Vesper. De sa main tendue, l’îlienne me désigne l’endroit.

Cette nuit du naufrage, un hasard lui avait fait quitter sa maison bien avant l’apparition du jour.

Rose s’était réveillée vers quatre heures du matin et, habillée en hâte, elle était sortie pour se rendre au travail, croyant qu’il était beaucoup plus tard, six ou sept heures. Une fois dehors, par la nuit noire, elle ne voulut plus rentrer. Elle se dirigea du côté du Runiou pour examiner, dès qu’elle y verrait clair, la grève de Postoun où elle comptait ramasser du goémon. Il faisait beaucoup de brume, pas de vent, et la sirène cornait sans interruption. Elle marcha longtemps le long de la grève et puis elle s’arrêta, dans l’attente d’une éclaircie.

C’est à ce moment qu’elle perçut des cris, très faibles et qui venaient de la mer. Rose sursauta. Des appels ?.. Des plaintes ?.. Non. Bien plutôt quelque chose d’irréel et d’imprécis, dont on ne pouvait situer le point d’origine... Des voix, des sons déformés par la distance, tamisés par l’opacité de l’air, et qui glissaient sur la nappe immobile des eaux. — Y avait-il seulement rien d’humain dans ces voix ? L’obscurité et le brouillard empêchaient de distinguer quoi que ce fût.

Vivement, à coups de talon, Rose frappa le sol pour en détacher des pierres dont elle emplit ses poches.

— Je croyais que c’était le diable, me dit-elle.

« Bon ! je pensai : si le diable vient ici, qu’est-ce qu’il aura avec moi ! »

Et elle s’approcha plus près encore des eaux, anxieuse, raidissant ses nerfs, écarquillant les yeux.

Le souffle tiède de la brise nocturne caressait ses joues mouillées par la buée. Il y eut de grands silences que troublait seule, de deux en deux minutes, la lugubre sirène de Pern, dont l’écho, parfois, redisait la plainte, comme un râle, à travers les espaces invisibles. Toute la vapeur d’eau en suspens en semblait agitée. Maintenant on n’entendait plus rien. Elle avait rêvé, sans doute. Et puis, dans la monotonie familière des clapotis, les voix se dénoncèrent encore, plus immédiates cette fois. Rose crispa ses doigts sur une pierre, le bras tendu, prêt à frapper :

— Ohé ! cria-t-elle pourtant.

— Oh ! Oh ! répondit-on. — Oh !.. ce fut tout.

Elle lança des cris au ciel, longtemps, rageuse d’avoir été déçue. Et elle allait de droite à gauche, aux écoutes.

Enfin, à son intense surprise, dans une apparition soudaine, une barque se révéla à une centaine de mètres du rivage.

« En voyant le bateau, je demandai — : « Qui vous êtes ? »

— Naufragés du Vesper, qu’ils firent.

« Quand j’entendis qu’ils parlaient le français, j’ai vu qu’il y avait du bon. »

Elle s’efforça de les dissuader de tenter d’approcher davantage de la côte, les engageant à contourner la pointe. Mais ils ne comprenaient pas et avançaient toujours, au risque de crever leur embarcation. Alors, elle descendit sur la grève et dirigea un instant leur route, indiquant les passes entre les récifs. Pour cela, Rose devait escalader des rochers couverts de goémon, passer de l’un à l’autre et crier des ordres qui n’étaient pas toujours compris. Elle s’aperçut que bientôt les hommes du Vesper ne l’entendraient plus et qu’ils allaient à nouveau risquer de se perdre, et de se laisser entraîner par le courant sur quelque récif, avant d’avoir pu atteindre un point d’abordage. Elle décida d’embarquer dans la chaloupe qu’elle pourrait ainsi piloter plus aisément. Et elle entra dans l’eau, marchant vers le large.

Elle allait perdre pied, quand on lui lança un bout qu’elle s’efforça d’attraper. Au huitième essai, elle réussit à s’en saisir ; les naufragés lui conseillèrent « d’attacher un rocher et de marcher sur le filin pour arriver au canot ».

Rose amarra la corde à une roche aigül et se remit à l’eau. C’était un peu au-dessous de la pyramide du Runiou. Elle avança, se soutenant des mains, insensible au froid ; ses jupes flottèrent un instant, comme une cloche, s’enfoncèrent, et, soudain, perdant pied dans un trou, elle disparut. Pourtant, elle ne lâcha pas prise ; à la force des poignets, elle remonta à la surface, progressant de quelques mètres vers la barque, disparut, avança encore. La chaloupe était à une soixantaine de brasses. Ce trajet fut long et infiniment pénible.

— Enfin, dit-elle, ils m’ont crochée avec la gaffe et amenée avec eux.

« C’était une grande chaloupe blanche et noire. Elle faisait eau ; trois hommes pompaient sans arrêter. Il y avait cinq malades à bord, et une figure noire (un nègre), en tout, quatorze hommes. Le second parlait bien le français. Il avait ramassé tous les papiers du vapeur avec lui.

« Une fois embarquée, ils ont voulu savoir qui j’étais et ce que je faisais.

— Vous n’avez pas peur sur la mer ? qu’ils demandaient.

— Non, je n’ai pas peur, jamais.

— Oh ! alors, vous êtes bonne avec nous. Et ils se mirent à rigoler et à dire des blagues parce que j’étais une femme. »

On assit Rose à l’arrière, près de l’homme qui tenait la barre. De là, elle dirigea aisément la marche du bateau. Ils partirent donc du Runiou, longèrent la Pouldru, la Rusquel, Porz Aaz, Poulivarn et se dirigèrent sur Porz Allemgen. S’écartant de la côte, ils mirent un instant le nez dans le Fromveur et, prenant le chenal entre Men Gren et Roc’h Melen, laissèrent Roc’h Niel sur leur gauche, doublant ainsi la pointe de Pen ar Roc’h.

« La moitié des hommes, continua Rose, n’étaient pas habillés, tant ils s’étaient dépêchés pour quitter le vapeur. Ils me dirent que le Vesper était plein de barriques de vin qui seraient perdues. Ils se croyaient à une dizaine de milles, au large, quand le vapeur s’est enfoncé ; ça les étonnait beaucoup que nous n’ayons pas entendu dans l’île le sifflet de la machine. Nous dormions...

« Ils avaient mis deux embarcations à l’eau et se demandaient ce qu’était devenue l’autre chaloupe, montée par le capitaine et par vingt et un hommes. »

Quand Rose eut amené son monde à Pen ar Roc’h, elle rentra chez elle. Des habitants conduisirent les naufragés chez le syndic. Ils apprirent là que l’autre embarcation, qui avait erré toute la nuit près d’Yorkas, avait été secourue, au lever du jour, par le canot de sauvetage de Porz Pol.

« Tous les matelots, ajouta Rose, vinrent me dire bonjour avant de partir de l’île. Mais je ne sortais plus parce que je ne pouvais pas marcher... Mon sabot que j’avais perdu, donc ! expliquait-elle, coléreuse à ce souvenir « et puis, ma jambe était toute « dilustrée »... Après, j’ai été enrhumée pendant huit mois. »

C’est alors que vinrent les honneurs. Rose reçut des récompenses qui s’élevèrent a près de dix mille francs. Mais, ce qui l’enchanta surtout, ce fut son voyage à Paris, aux frais d’une société de sauvetage. Elle était descendue chez un membre de ladite société, « un vrai bon garçon ». « Là-bas, à Paris, ajoutait-elle, tout le monde fut content de me voir. »

Nous parcourûmes ensemble, en longeant la côte, tout le chemin qu’avait accompli la chaloupe. De sa voix sèche, elle indiquait tour à tour les noms des grèves et des rochers. Chaque détail, chaque repli de la côte lui est familier. Une fois à Pen ar Roc’h : « Voilà, c’est fini », dit-elle avec simplicité. Et je la raccompagnai chez elle. Là, elle me montra fièrement une carte postale. Elle représentait une femme vêtue en Ouessantine, la poitrine ornée d’une médaille. Au-dessous se détachaient ces mots : Rose Héré, l’héroïne du Vesper.

— Vous ? ça ! Rose, fis-je avec surprise, en voyant cette grosse face ronde et sans caractère.

— Non. C’est une qui n’est pas du pays. Le « peintre » n’avait pas mon portrait. Peu importe. Le nom y est, n’est-ce pas ?

— Oui, votre nom y est bien.

— Alors, tout est bon.

— Rose, voulus-je savoir en la quittant, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée ?

— Hein ?… fit-elle, ce n’est pas bien comme ça ?  ?… Eh bien, on n’a pas besoin de se battre.

Alors, Bluhm demanda à Le Gall :

— Mais les horreurs, les actes de sauvagerie qui suivirent le pillage des épaves ?

Le Gall eut d’abord un mouvement d’impatience. Car il était naturalisé Ouessantin, et comme tel, il avait son patriotisme local. Enfin, il regarda le voyageur en face, avec un haussement d’épaules et rageusement :

— Et après tout, c’est vrai... Oui, on a pillé, on s’est saoulé, on a jeté des gendarmes à l’eau, on s’est battu contre la troupe. Que voulez-vous ? On pouvait courir d’un bout à l’autre des grèves en marchant sur les fûts, tant ils étaient nombreux... Le vin était tiré, on l’a bu.

« Et puis, quoi ?

« Moi, je trouve cela superbe et indispensable, ces noces brutales, ces ribotes tragiques après les angoisses et les tourments de la mer. Permis aux moralistes de déplorer — qu’ils y viennent donc, eux, nous offrir des plaisirs délicats et choisis !... Il me plaît que ce peuple de marins se suffise, tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, sans sentimentalisme, sans bardes montmartrois, sans la sotte poésie déplacée dont les amateurs de bretonneries l’affublent. Et quand des promeneurs en quête de sensations littéraires s’amusent à les dépeindre comme des mystiques, soyez sûr que la naïveté n’est pas du côté des îliens.

« Vous prétendez les empêcher d’attraper quelques épaves ? La mer est leur champ, ils en souffrent. Il est juste que de temps en temps elle leur apporte quelques joies imprévues. La réglementation dont font objet les épaves est une des tracasseries les plus odieuses du rat de cave. On fourre en prison des braves gens pour un morceau de bois, pour un vieux bidon de pétrole ramassés sur la grève. Et vous aussi, vous voudriez les empêcher de rapporter chez eux un boujarron de vin tiré d’une barrique à moitié vide, alors que les riches négociants des villes arrivent, le danger passé, et se font adjudicataires du tout — on sait comment !...

« Quand il s’agit de mettre à l’eau un canot de sauvetage, les avez-vous jamais vus à l’œuvre, ces amis des lois ?... Les avez-vous jamais vu recueillir sur les grèves les cadavres raidis des naufragés pour les transporter ensuite en terre, avec tant de piété ?... La gloire de notre ancienne marine française, est-ce à ces épiciers qu’on la doit ? — Et combien compteriez-vous de Rose Héré, parmi leurs filles ou leurs épouses ?... »


Aujourd’hui, l’ancienne servante est un personnage dans l’île. Mais c’est un personnage fantasque et mystérieux. Quand on s’arrête devant sa demeure, farouche, elle ferme sa porte et ses volets car la richesse l’a rendue défiante.

Elle a mené longtemps une vie recluse et solitaire.

Maintenant qu’elle voit que sa maison n’a été ni pillée ni dévalisée et qu’on n’y a pas mis le feu, elle s’est à demi civilisée.

Elle a compris et apprécié les douceurs qu’apporte un peu d’or. Et qu’il est vain de considérer un louis comme une pièce de musée. Alors, il lui arrive de s’enfermer avec trois ou quatre folles de sa connaissance et de boire une partie de la nuit. Et quand elle est seule, elle a toujours à ses côtés sa poule noire, qui mange avec elle sur la table. « Son poule » qui, au dire de Nathalie Moal, « est aussi méchante comme elle ».




UN AMATEUR DE PITTORESQUE








I



Elle lui souriait, en caressant son cheval blanc couvert de sueur, face à la grève, devant sa maison du Naoulou, voisine de Paraluc’hen, d’où le paysage, à la fois champêtre et marin, révélait les quatre coins d’Ouessant.

Et Soley, pensif, l’observait avec une tendresse amusée. Car par moments elle était farouche et brutale, et on ne pouvait pas la considérer seulement comme un joujou, tandis qu’en cet instant, elle paraissait aimante et douce.

— Curieuse petite femme, remarquait-il, et indéchiffrable...

Cependant il n’avait pas les loisirs de pénétrer l’énigme. Une préoccupation hantait son esprit, depuis des jours. C’est ce qui le rendait morose et inquiétait Juliana. Elle croyait qu’il s’ennuyait dans l’île. Elle redoutait qu’il ne se décidât à partir. Alors, tout en dételant sa bête, elle se détourna encore pour donner à l’homme étranger le réconfort de sa beauté qu’illuminait un clair regard.

Mais sans même lui répondre par un signe, il pensa :

— Comme elle est loin de soupçonner le chagrin immense que j’éprouverais si j’avais du cœur...

La veille au soir, il avait reçu de Marseille une lettre longtemps attardée aux bureaux de Brest et du Conquet ; une lettre dans laquelle une femme teinte et couverte de fards, avec une vilaine âme misérable et tourmentée, lui criait sa détresse morale et le conjurait de reprendre la vie commune. — Et il s’était promis de résister.

Une femme neurasthénique et faible, incohérente, et qu’on lui avait jetée dans les bras. Un être inquiet et artificiel dont l’inconduite avait ruiné le bonheur, et qu’un jour de dégoût tragique, il avait laissée entre les mains d’une mère détraquée et en butte aux pires influences de l’entourage de rastaquouères auquel la condamnait sa vie oisive et déréglée, elle qui portait son nom.

Alors, quand un éclair de raison l’avertit, elle supplia Soley — l’homme naïf — de pardonner ses torts et d’oublier — le supplia avec des larmes et la voix décomposée. Mais il était trop tard. Il pensait qu’on ne doit pas revenir sur le passé.

Une fois de plus, Soley avait enfoui sa lettre dans sa poche, sans même la parcourir jusqu’au bout. Et maintenant, avec un pli douloureux sur les lèvres, il se réjouissait d’être sans haine et superbement détaché — il le croyait !... Qu’importait aux vagues majestueuses qui battaient à ses pieds les rochers impassibles ?... Que lui importait, à lui ? Car il s’était sauvé vers la fougueuse indépendance qu’il avait jusque-là connue, avant le jour honni de son mariage, au long de sa vie simple de marin...

Et il se félicitait d’être venu si loin, loin des complications sentimentales, loin des civilisations hypocrites, trouver une maîtresse qui ne baiserait jamais son front brûlant en lui demandant: « À quoi penses-tu ? » une maîtresse sans artifices, sans parfums, sans gants, sans corset, sans mensonge...

Alors, comme elle l’avait rejoint, il prit la pâle et noire Julia et, l’asseyant sur ses genoux, il l’embrassa violemment. Mais, surprise, elle lui appliqua sur la nuque une tape à assommer un bœuf, en lui criant :

— Sauvage, va !

Et c’était si comique et si délicieux, ce mot, dans sa bouche, qu’il l’embrassa plus fort encore.




II



Elles étaient plusieurs, dans l’île, à s’étonner de voir Juliana aimer depuis tantôt un mois. Elle ne sortait presque plus. C’était à peine si elle apparaissait, à présent, dans ces débits où elles entrent toutes, même les plus vertueuses, pour sourire au péché mignon de quelque liqueur un peu raide et qui réchauffe, après les longs travaux sous la pluie.

Même, quand, on l’appelait de l’intérieur des cafés, en frappant aux carreaux, le verre en main, elle n’arrêtait plus son char qu’elle conduisait debout, au grand trot, pendant la traversée du bourg. On ne la voyait point davantage dans ces veillées sans hommes qui se prolongent tard dans la nuit.

Aussi, profitant d’une absence de Soley, Jeannic et Bibiane se glissèrent au Naoulou, intriguées par ce sentiment qu’elles considéraient comme une anomalie. Elles voulaient savoir le secret de tant de sagesse.

— Mais qu’es-tu devenue, Julia ?... Je croyais que tu étais morte ! fit Jeannic.

— Et moi, j’affirmais qu’elle vit toujours, reprit Bibiane, et qu’elle est heureuse. Car je savais que Julia n’a plus rien à envier, puisqu’elle aime.

— Hoppela !... je n’ai pas entendu, dit Julia.

— Ah ! ne nous conte pas d’histoires. Tu es folle de ton kouer (homme étranger). Et tu n’as pas tort. Mais ce n’est pas une raison, Julia, pour t’enterrer et lui montrer trop d’attachement. Parce qu’ainsi tu n’en obtiendras rien.

Julia se mit à siffler.

— Et n’oublie pas, reprit Jeannic, que rien n’est sot comme de se dévouer entièrement à un homme. C’est toujours se préparer du chagrin.

Alors, Julia, dans le cœur de qui personne n’avait jamais su lire, jura que son ami était, en tout, semblable aux autres hommes. Et que certainement il pourrait la tromper, comme, sans doute, il en avait déjà trompé d’autres, et comme elles, Bibiane et aussi Jeannic, avaient déjà été trompées.

Les deux bonnes âmes soupirèrent.

— Je comprendrais encore, fit Jeannic, si tu étais mariée — ou, si, vieille et laide, tu avais eu le bonheur de retenir quelqu’un. Mais tu es jeune encore, Juliana, et tu es jolie. Et beaucoup envient ton étranger ; il y en a plus d’un qui pense à toi, ici.

— Beaucoup qui t’aimeraient si tu étais moins sauvage, approuvait Bibiane. — Et voilà des chances dont il faudrait tirer parti.

« Mais toi, Juliana, qui ne t’es jamais affichée avec un homme, puisque tu t’es décidée, enfin, à choisir un ami, pourquoi tant de retenue, dès lors, et au point d’en être ridicule ?... N’oublie pas que tu seras quittée comme les autres !

Or Juliana demeurait indifférente a ces discours tendancieux. Pourquoi Bibiane, moqueuse, ajouta :

— Juliana du Naoulou est restée vierge — je le dis, parce qu’elle le dit, mais qui le croit ?... — est restée vierge longtemps. Mais un jour, enfin, lassée de sa vertu, elle s’est avisée du proverbe ouessantin : « Si tu vois un homme, dépêche-toi de le prendre : il n’y en aura pas un pour chacune... » Et elle éclata de rire : « C’est bien, on ne te l’enlèvera pas, ton kouer ! »

— C’est une sotte, disaient-elles en se gaussant, une fois sorties, tandis qu’elles rattrapaient la route.

Et Julia, qui entendit leurs sarcasmes, demeura longtemps rêveuse.




III



Par les soirs calmes d’été, quand la mer unie comme un miroir se retire des côtes sans un murmure, on aperçoit au large, dans ces parages tourmentés, des rochers à demi découverts. La vaste solitude leur prête une étrange fantasmagorie, l’éloignement les formes les plus inattendues. Quelques-uns, allongés sur les eaux, semblent, avec leurs découpures hérissées, de longues embarcations chargées de rameurs.

Il vient parfois alors, porté par le vent, un bruit de voix mystérieux et lointain, comme une conversation haletante dont on recueille seulement les accents... peut-être les paroles de l’équipage de quelqu’un de ces vaisseaux d’autrefois, fantômes errants qui échappent, le jour, aux vigies modernes dans les immensités océaniques, peut-être encore, s’oublie-t-on à penser, ces barques sont-elles montées par des hommes venus du large après quelque dramatique aventure.

Soley, assis sur la grève, guettait ce spectacle indécis. Il attendait Julia, à l’écart du bourg peu à peu noyé d’ombres où perçaient seules, maintenant, les lumières de certains débits. Des coloniaux bruyants y jouaient de l’accordéon et de la mandoline.

Elle tardait à venir :

— C’est curieux, pensait-il, que la chère enfant ne m’ait pas donné lieu, depuis mon arrivée, de soupçonner la moindre peccadille dans sa conduite. Comment quelque visiteur pressé d’amour n’a-t-il pas frappé à sa porte, imprudemment ?... Parce qu’enfin, je persiste à croire que je ne suis pas le premier !

Cette idée lui avait déjà traversé l’esprit. Un soir, notamment, qu’après s’être attardé à l’hôtel, il avait rallié le Naoulou vers dix heures, il avait trouvé porte close : Julia n’était pas là. — Découcherait-elle ? s’était-il demandé. Ou bien, comptant sur son absence, n’allait-elle pas rentrer plus tard — et point seule ? Dans l’obscurité, il s’était étendu contre une meulette de paille : position reposante et narquoise pour la voir apparaître sans défiance, suivie d’un homme. Mais au bout de quelque temps, elle était arrivée, les mains dans les poches de son tablier, en chantant. Elle s’était attardée chez une amie.

— Voilà une clef, avait-elle fait, gardez-la. Une autre fois, vous entrerez tout de suite.

Les tentations sont grandes, songeait-il, et le sexe est facile, ici. Aimable pays ! Il l’avait bien vu, maintenant qu’il passait ses jours au Naoulou, que des filles rôdaient autour de la maison pour épier les sorties de Julia. Quelques-unes, coiffées du chapeau de paille des moissonneuses, les cheveux gris de poussière, car les fléaux battaient du matin jusqu’au soir, dans les aires, s’étaient enhardies au point d’apporter du poisson ou des œufs au Naoulou, exactement pour lui parler à lui, l’homme étranger qu’une des leurs avait su retenir.

Mais ce soir, Julia ne se hâtait décidément pas. Il se sentit capable d’en éprouver un peu — oh, très peu — de mauvaise humeur. Alors pour couper court à toute sensiblerie, il s’avisa de partir sans plus attendre et de ne point aller au Naoulou,

— Je verrai bien ce qu’elle dira.


Et le lendemain, elle lui demanda sans un accent de reproche, avec tant de naturel et si peu de coquetterie piquée :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu, j’ai veillé pour vous jusqu’à minuit ?

— Pourquoi ?.. Ah ! chère petite, toi, la perle de l’île, tu me demandes pourquoi ?.. Et je ne sais même pas si tu attaches un plaisir quelconque à ma visite... vois, tu ne me tutoies seulement pas !

— Plus tard !

- Plus tard ? fit-il, pour la taquiner, quand des lieues et des lieues nous auront séparés ?... Plus tard ! Tu crois donc que je vais rester des mois dans ce pays, à roucouler avec une mignonne en sabots qui sent le goudron comme un mousse, dans l’espoir que sa voix caressante m’appelle enfin va chalounic’h? (mon petit cœur).

Alors, Julia pâlit car il avait parlé de son départ. Mais Soley ne s’en aperçut pas. Et cette crainte, elle devait la taire, car son orgueil était immense. Pourtant une colère passa dans ses yeux et elle dit :

— Je ne pourrai jamais aimer un homme comme vous. Vous riez toujours ! Et elle ajoutait tout bas : c’est dommage...

Elle ne savait pas la lutte ardente qui étreignait son cœur à lui, à certains moments, quand il pensait à la créature qu’une obstination têtue l’avait fait fuir — et quand il raidissait sa volonté contre la folie de courir la rejoindre.

Ils s’étaient tus. À la brise marine se mêlait l’odeur des javelles qui jonchaient l’île. L’Océan était si assoupi qu’on l’oubliait ; et, de toute cette campagne livrée aux occupations rustiques, s’élevait, comme une chanson douce et pleine de rythme, le bruit des centaines de fléaux que des belles gaillardes en sueur brandissaient.

L’été, les travaux des champs occupent les îliennes dès les premières heures du jour. Elles quittent les hameaux légèrement vêtues, les cheveux flottants, sans bonnet ou recouverts d’un large chapeau de jonc, pieds nus et tenant en main la faucille, la falz, l’antique instrument des Druides, dont elles se servent pour couper les gerbes de blé.

À cette heure matinale, fin de juillet, quand le ciel tout radieux s’échauffe, l’île s’étend sur l’azur placide des eaux comme un long caillou gris et blond. Une brume légère en rend indécis les contours. Et dans les criques exposées au soleil qui s’élève au-dessus du continent, vers l’Aber, des vapeurs striées montent. Les travailleuses se hâtent par petits groupes vers les champs disséminés dans l’île et dont elles ont des sillons çà et là. Souvent, ils sont entourés de ces muretins de pierre, à hauteur d’épaule, qui donnent, quand on les voit d’ensemble, un aspect si particulier au pays. Beaucoup de ces champs sont réduits au point que leur superficie, parfois, n’excède pas cinq mètres. Quelques-uns de ces lopins sont même partagés en morcellements qui appartiennent à des familles différentes.

Jusqu’à la Révolution, les indigènes dont les terrains étaient entourés de clôtures ne payaient pas de redevance : il en résultait une sorte de plus-value et c’est à cela, sans doute, qu’il faut attribuer une si grande division de la propriété.

Dans de telles conditions, la moisson est longue à faire, surtout avec les outils primitifs dont elles disposent. Chose curieuse, la faux fut un instant employée à Ouessant. À l’exception de quelques étrangers, venus de la côte et établis dans l’île, on y a complètement renoncé aujourd’hui pour reprendre la faucille.

Quand les épis ont jonché les sillons, les voitures chargées de récolte courent à travers le pays. Tous les sentiers, les haies vives en bordure des chemins se dorent de paille et dans les cours, les meules s’élèvent lentement. Car la contrée, dès lors, a retenti d’un bruit scandé et que le vent promène, adouci, monotone, irritant, le bruit des petits fléaux, qui semble tantôt s’éteindre et tantôt s’éloigner pour revenir encore, comme le pas sautillant, inlassable d’un marcheur fantastique qui résonnerait très loin, très près, à droite, à gauche, sur les routes ou dans les grèves ou dans les nuées.

Il est des cours où, sur le sol en terre bien unie, cinq à six femmes, la gorge libre sous un châle d’été entrouvert, les bras nus dans les chemises lâches, battent le blé ; et d’autres où une îlienne est seule à travailler, s’aidant quand même du rythme des fléaux environnants.

Ç’avait été le cas de Juliana qui, déjà, avait fini son labeur. Elle s’en réjouissait, car à ces moments de grosse fatigue succède une période de loisirs qui va se prolongeant jusque vers le milieu de l’automne, et dont elle profitait en tricotant aux côtés de Soley, en silence.

— J’ai reçu, dit-elle enfin, une invitation à dîner pour demain, jour de courrier, chez Paulette.

Paulette Locronan — Paulette tout court, comme on l’appelait — avait fait fortune aux pays chauds. Cocotte vieillie, qu’une prédilection bizarre avait amenée dans l’île, elle s’y était fait construire une maison. Elle y aurait donné, si elle avait été encore assez jeune, l’exemple fâcheux de l’exploitation tarifée de ses charmes. Mais l’endroit était bien mal choisi. D’abord négligée de tous, elle s’attira, enfin, par le luxe de sa table, les grâces des plus jolies îliennes ; des invités mâles, et qui payaient, formèrent le clou de ces fêtes intimes. Quand des étrangers ou des officiers voulaient s’amuser — vite — Paulette était leur providence.

— Demain soir, répéta lentement Juliana. Mais.. je n’y irai pas.

Soley ne broncha point. Fermant à demi les yeux, il l’observait.

Comment ! Oser décliner cette invite flatteuse ! pensait-il, diverti. Car Paulette, méprisée d’abord, étonnait maintenant. Elle était habillée en dame et portait de lourds bracelets. Être reçu chez elle constituait une distinction. Et Salomé Thorinn et Angèle et Jeannic étaient, avec Mme Caïn, qui amenait ses deux filles, dont elle cachait l’âge, adroitement, des habituées du lieu.

— Alors tu as refusé ?.. s’étonnait-il.

— Refusé.

— Et c’est très bien, mon joli petit corbeau, très gentil à toi, car elle a dû être forte, la tentation ?..

Il est très difficile, je m’en doute, de dire « non » à Paulette, quand on sait qu’on pourra manger chez elle du mauvais homard en boîte, beaucoup plus appréciable à vos yeux que ces langoustes fraîches que vous dédaignez, et des légumes en conserve, et des fruits, poires, pommes, prunes, choses inconnues dans l’île, et des oranges, des ananas, des confitures. Tout cela, préparé à point par un cuisinier qui rit en montrant ses dents blanches, comme une fille,un trop joli garçon amené tout exprès de Paris pour les nuits vides de la patronne — à ce qu’on dit.

— Bien sûr, approuva Julia, et pas pour autre chose.

— Mais, vois, ma chérie, ton ami est bon et généreux. Il souffre à la pensée que tu n’auras point ta part de ces agapes, que le vin coulera à flots sans que tu y goûtes, et qu’on videra sans toi le contenu mousseux de quelques bouteilles d’or. — Tu peux y aller !

C’est refusé, répéta Juliana : n’êtes-vous point là avec moi ?..

Soley s’émut de ce sacrifice :

— Tiens, fit-il avec tendresse, je t’aime. Juliana ne parut pas avoir entendu.




IV



Or, Le Bastard, un conducteur des Ponts et Chaussées, qui depuis huit ans, vivait à Ouessant où il s’était marié, venait parfois échanger quelques propos avec Soley.

Et il lui dit enfin, parce qu’il croyait avoir surpris chez l’amie de Juliana les marques d’un attachement inconsidéré et une foi candide dans la vertu des îliennes :

— Croyez- moi, si votre intrigue est autre chose qu’une fantaisie passagère, prenez garde à l’emballement : vous seriez vite désillusionné.

« Pardonnez si je vous parle ainsi. Mais vos allures, votre goût de la solitude, sont des symptômes assez révélateurs du « grand trouble d’aimer » décrit par les poètes. Vous êtes nouveau ici et tout s’offre à vous sous couleur de rêve. Le cadre et ses à-côtés ont flatté vos regards. Ne dites pas non, vous y êtes sensible : j’en ai connu plusieurs comme vous, tous amateurs de pittoresque, attirés par la splendeur des lieux, retenus par la nouveauté d’une liaison qui les sortait de leurs habitudes, et qui pensaient s’être transformés en mettant le pied dans l’île... Écartez ça... N’oubliez-pas (et il songeait sans doute à son propre ménage), qu’à la longue votre caractère affiné se révoltera contre tant de rudesse. C’est un sophisme que de vouloir oublier son éducation pour vivre selon la nature.

« Et puis, vous êtes venu trop tard pour l’idylle, dans un pays perdu. Les temps sont révolus, mon cher, de l’âge d’or de l’Ouessant d’autrefois... ouvrez les yeux : déjà des plaies nouvelles, et quelles plaies !... s’étendent sur l’ancienne terre sainte de la piraterie.

« Quelque jour, chez cet objet qui vous paraît si aimable, la bête ardente reprendra le dessus, dans une frasque énorme. Vous serez brusquement poussé dehors, par dégoût ou par force, comme Lieutard, comme Armalin, comme tant d’autres, maris aimants et appréciés, jusqu’au moment où leurs femmes les chassèrent de leurs foyers, parmi la déconsidération générale, car ils avaient trop longtemps vécu d’elles, et n’étaient plus que des mâles vieillis.

« J’ai vu Lieutard, usé et rongé de phtisie, dire adieu à ses enfants en pleurant et s’embarquer sur la Louise sous les sarcasmes des îliennes, avec en main le mouchoir des émigrants où il avait plié tout son avoir — peu de chose. Il retournait sur la grande terre où il ne comptait plus de famille, plus personne, pour y « chercher du travail », pour y mourir. Et le soir, sa femme célébra ce départ avec des coloniaux.

— Ah ! fit Soley, les conditions ne sont pas les mêmes !

— Sans doute. Vous êtes riche. Et ils se turent. Mais Soley, au bout d’un instant, ajouta en souriant :

— Vous verrez, je tiendrai bon.

Et il affirmait ainsi sa volonté, sans crainte. Parce qu’il sentait que tout ça n’était qu’un jeu pour lui. Et qu’un autre attachement, plus fort, le gardait de se laisser entraîner trop avant. Il ignorait qu’au fond de son cœur une image redoutée était sur le point de s’affaiblir, tandis qu’une autre se substituait à sa place.

La gracieuse sauvagesse ! pensait-il de cette femme qu’il n’avait jamais pu surprendre se regardant dans une glace, autrement que pour admirer l’arrangement naïf de sa triple rangée de châles aux couleurs crues, fixées par des épingles de verroterie. Une raie divisait en deux parties sa chevelure courte ; elle posait là-dessus son bonnet et sa coiffure était faite. Il fallait encore la voir, torse nu, se débarbouillant dans un seau en plein air, riant aux éclats sous la morsure de l’eau savonneuse.

Était-ce assez nature ?

Et n’est-elle point souverainement estimable, la femme capable d’apprécier l’homme sans sentimentalité, pour lui-même ? En sorte que l’être chéri ne puisse attribuer, en toute humilité, qu’à sa qualité d’homme, les faveurs qui lui sont imparties... Depuis un mois, elle n’avait manifesté son inclination que par la fidélité de son hospitalité nocturne. Si elle était peu démonstrative, c’est qu’elle ne jouait pas la comédie d’aimer. Ah ! non, pas de serments, et pas de grands mots, non plus. Un vieux dicton ne recommande-t-il pas : « Si tu aimes, n’en laisse rien paraître » ?

Parfois, pour la taquiner, il l’embrassait correctement sur les joues. Alors, elle s’irritait de l’insaveur de ce baiser. Elle ne disait rien sur le moment. Et, enfin, se sentant « volée », elle entrait en colère :

— Vous embrassez comme un ploug !

Ainsi, elle avait profité des raffinements de la civilisation. Les îliens ne savaient pas embrasser. Des étrangers voluptueux avaient introduit cet art. Elle discernait la qualité d’un baiser mais elle n’avait pas le génie de le provoquer. Il fallait qu’il vienne de lui-même. Et toute sa séduction était uniquement dans son corps sculptural et sain et dans la jeunesse inapprêtée de son esprit.

« Vous embrassez comme un ploug ! »

C’était risible et c’était délicieux, cette indignation. Et, assez curieusement, pourquoi donc, à cet instant précis où il se rappelait ce mot, pourquoi donc revinrent aussi à sa mémoire ces paroles de la douce Jeanne, leur amie, auxquelles il n’avait pas attaché d’importance, d’abord, car elle vivait, cette Jeanne, dans une région d’idéal éthéré : « — Vous avez Juliana, elle vous aime — soyez sûr qu’elle ne demanderait qu’à vous aimer encore davantage. »

Il méditait ces choses en se rendant au Naoulou, à travers l’adorable paysage de Porz Gwen, un vallon en miniature, avec des horizons grands comme la main, rocailleux et couverts d’ajoncs. Un ruisseau qui se perd dans ses prairies marécageuses entourées de muretins gris, semble renoncer à courir vers la mer. Au sommet des deux collines se profilent, très au ras du sol, les toits de plusieurs maisons ; la vague chante à quelques pas, sur les plages blondes du Corce et du Cajou.

Il méditait ces choses, simplement, et pour la première fois, une émotion singulière l’envahit, à laquelle s’associait, sans doute, la pure beauté des lieux.

— Est-ce que j’aimerais ? s’étonna-t-il.

Et il sourit victorieusement. Car il crut bien, en cet instant, avoir dépouillé le vieil homme. Depuis un mois, il portait là, sur lui, sans même les avoir regardées, ces lettres et ces souvenirs de la femme qu’il avait fuie, tant de choses qui auraient dû lui ronger la poitrine comme un cilice... Ce fardeau lui semblait bien léger.


Alors, très fier de dédaigner le passé, il arriva chez son amie, l’esprit enjoué, l’âme libre.

Juliana, un peu morose ce jour-là, surveillait, en retenant par une corde deux moutons accouplés, l’air décidément victorieux de Soley.

- Agréable fermière, dit-il, comme tu ferais le bonheur d’un homme !

« Je n’ai jamais compris pourquoi tu n’étais pas entourée de bébés roses, pourquoi un légitime époux n’était pas à tes côtés, remerciant le ciel d’avoir pu assurer l’embargo d’une aussi charmante compagne.

« Voyons, pourquoi ne te maries—tu pas ?

Or elle lui répondit avec aigreur :

— Est-ce que je ne me suffis pas à moi-même ?

— Mais tu as vingt ans !

— La belle affaire, si j’épouse un matelot ! M’embarrasser d’un mari que je verrai à peu près tous les quatre ou cinq ans, comme c’est le cas de Jeanne Le Gwen, de Barbe Le Meur, de Rose Iliou et de tant d’autres !...

— Alors prends un étranger !

— Travailler pour un homme, non pas ! Vous n’avez rien à faire ici, pas de pêche, pas de commerce, et nous, femmes, l’agriculture est notre lot. — Et puis, réfléchit-elle, se marier est devenu bien difficile... elle insista lentement, appuyant sur les mots, presque impossible pour celle qui a connu quelqu’un d’autre qu’un Ouessantin. Les gens d’ici sont trop grossiers. Bon pour celles qui n’ont jamais rien appris de l’amour...

Et Juliana avait raison. Ne sont-ce pas les filles, à Ouessant, qui de tout temps, ont dû faire les avances aux gars très puissants, mais timides et pleins de froideur indolente et qu’elles ont tant de peine à retenir, malgré leurs charmes, désarmées contre cet atavique instinct, leur unique passion, celle qui les entraîne irrésistiblement vers la mer ?

— Trop sauvages, en vérité ?

— Oui, répéta-t-elle, avec une moue dédaigneuse. Et elle crispait sa volonté pour paraître indifférente et insensible.

Il y eut un silence. Un silence qui était lourd de pensées qu’ils n’osaient point échanger et qui se rapportaient à eux-mêmes. Peut-être à leur mutuel amour inavoué.

Et n’était-ce point cela qu’il aurait fallu lire entre les lignes, la preuve de son attachement, dans cette incapacité de pouvoir supporter un autre homme après lui ?

Or Soley était-il aveugle ou indifférent ou simplement maladroit, quand il fit :

— Bast ! tout s’oublie !...

... ou bien se mentait-il à soi-même ?

Enfin, il s’aperçut que le soleil, sur la fin de sa course, allait disparaître derrière les rochers de Pern. Il entraîna Julia vers ce glorieux spectacle. Longtemps, tous deux marchèrent sans mot dire dans la direction de l’Ouest, sur un doux tapis de gazon, jusqu’a l’ancienne sirène. Et quand ils furent rendus en cet endroit extrême de l’île, parmi le désordre tragique des colosses de pierre accumulés, Soley porta la main à la poche de son veston.

Alors, dans la joie de son âme, il dit à Julia :

— Tiens, prends ces papiers et prends aussi ces photographies. Et maintenant ! détruis-les, jette, jette tout !

Elle n’eut pas même la curiosité de regarder. De sa main qui aurait déchiré trois jeux de cartes assemblés, elle réduisit les feuillets en pièces et les dissémina au gré du vent.

— Et toi, fit-il, dans un transport d’enthousiasme dont il voilait l’accent sincère sous un lyrisme affecté, tu es ma déesse sauvage, ma petite déesse noire, Juliana la brune, et je t’élève un temple d’amour parmi ces rocs où jadis les druidesses sacrées, tes ancêtres, adoraient Heussa !


Mais le soir, la déesse s’était grisée — abominablement.




V



Ce fut de la faute de Thirion, un matelot en congé, et puis d’Adèle Berthelé, et de Maryvonne Lamour, qui, très tardivement, étaient venus frapper aux volets de Juliana, si fort qu’ils faillirent réveiller les morts du Cimetière des Anglais.

La nuit était splendide : ils proposaient d’aller faire un tour à Kergoff, à l’autre bout de l’île, chez Marzin.

On se mit en route.

La maison Marzin, spacieuse et bien éclairée, s’encombrait de marchandises qui avaient débordé jusqu’à la buvette. C’étaient des fûts, des barils, des caisses de biscuit de mer, des ballots de toile à voile. Une odeur d’alcool et de goudron, mêlée à celle des épices, flattait les narines quand on arrivait du dehors. Marzin était un gaillard solide et râblé, l’œil vif, avec une barbiche en pointe et une large ceinture de flanelle rouge autour de la taille. Pêcheur de la pointe du Raz, il avait épousé une Ouessantine maigre, au grand nez, au cheveu luisant et noir, et « riche ». À eux deux, ils dirigeaient un de ces comptoirs comme il y en a trois ou quatre dans le pays et qui monopolisent tout le commerce.

Sans tarder, on se mit à prendre l’apéritif. Car Thirion, l’instigateur de cette petite fête, avait, dans l’après-midi, porté à Kergoff un superbe mulet à la cuisson duquel Mme Marzin avait mis tout son art. On s’installa : les Marzin s’étaient joints à la bande, en amis.

Or, le vin du Vesper, expressément réclamé, fut servi fumant dans les bols. C’étaient, annonça Marzin, et il ne mentait pas — les dernières bouteilles de ce vin piraté, devenu la cause de tant de drames.

Un matin — il y avait plusieurs années de cela — des centaines de barriques furent aperçues en dérive sur la mer embrumée. Les îliens allèrent en chercher quelques-unes avec leurs canots. Mais bientôt le flux les amena de lui-même au rivage et, toutes les grèves, du Créac’h à Loqueltas, et sur l’autre versant, les plages du Corce et du Cajou et toutes les criques, jusqu’à Porz Goret, en furent remplies. Le Vesper, venait de se crever sur la pointe de Pern.

Et cette aubaine ne s’était pas arrêtée là : la côte Nord-Ouest, Niou-i-zella, Yusinn et Gwalgrac’h, Cadoran, et le Stiff, Porz Ligodou et Pen ar lan avaient eu leur part de ces épaves ruisselantes, entraînées par le Fromveur très généreux, tandis que d’autres voguaient jusqu’à la grande terre, du Conquet à Portsall, où elles étaient accueillies avec des cris de joie.

Alors, ce fut une orgie somptueuse. Des plus lointains villages, on venait à la grève pour emplir de ce vin tout ce qui tombait sous la main, les brocs, les ribauds pour faire le beurre, les seaux, les bidons et les marmites : on en versa jusque dans les citernes vides. Sur place, les énormes fûts étaient défoncés à coups de sabot, parmi les rocs glissants de goémon ; des fleuves sanguinolents couraient sur les sables d’or, regagnant la mer. Les buveurs, la bouche épaisse, dansaient autour des tonneaux ; d’autres, après s’être rassasiés, se dégorgeaient pour avaler encore, abandonnant leurs travaux, leurs maisons, hommes et femmes oublieux des vaines contraintes, buvant encore le soir, à la lueur des torches, tant qu’ils pouvaient, buvant jusqu’à l’aube où toute l’île s’endormait enfin sur les plages, dans une vaste fraternité.

Le syndic avait été impuissant à retenir les pillards. La gendarmerie mit trois jours à venir. Elle battit en retraite devant l’attitude des îliens et l’on dut réquisitionner la troupe. Les soldats, baïonnette au canon, devaient empêcher l’accès des plages. Mais la nuit, les femmes se glissaient à travers le cordon des troupes, les militaires fermaient les yeux, et comme la mer apportait toujours son tribut, ils passaient aux séductrices des savons, des étoffes, des verroteries.

Même spectacle sur la côte. On citait à Plouguerneau telle famille qui resta pendant un mois plongée dans l’ivresse, ne se soutenant que de boisson. Un enfant y mourut de faim. Un mois durant, aussi, Ouessant fut noyée sous ce vin noir et fort. Marzin pouvait montrer le costume de treillis blanc qu’il portait alors et qui, teint de rouge, ne put jamais, malgré des lavages répétés, redevenir blanc.

On n’évoquait pas ces histoires, parce que tout le monde les connaissait et parce que chacun y avait été plus ou moins compromis. Mais ce soir même, en buvant ce vin, plus d’un espérait que la fête recommencerait un jour et l’on bénissait ces saladiers brûlants d’où s’exhalait un violent arôme qui, peu à peu, échauffait les têtes.

Juliana, si calme d’habitude, était la plus excitée. Elle riait maintenant aux éclats, sans motif. Puis, en défi aux objurgations de Soley, qui apprit alors qu’elle était passée dans la soirée chez Mme Naour où les boissons sont généreusement servies, elle se mit à avaler coup sur coup des pleins verres de rhum, tandis que, pour témoigner sa joie, elle dansait, bousculant tout sur son passage, les tables et les consommateurs, et poussait des cris rauques.

Soley, dans l’animation grandissante, eut le tort de vouloir la calmer. La fièvre gagnait les convives : amusés, ils taquinaient Julia. Pour affirmer sa vigueur, elle prétendit enfin lutter avec Marzin, et, déjà, homme et femme s’étaient enlacés. Un instant, Soley se sentit isolé au milieu de ces indigènes parlant une langue inconnue et qui, peut-être, le tournaient en ridicule. Une colère le prit contre cette fille indomptée qu’il n’aurait su battre. À lui aussi, le vin du Vesper communiquait un dangereux vertige. Seulement, contre qui assouvir sa mauvaise humeur ?

L’occasion se présenta bientôt. Un entrepreneur du Conquet et un sergent de la coloniale venaient d’entrer. On les avait servis dans une pièce voisine. Mais l’endroit était sans gaîté et, attirés par le bruit, ils s’étaient mêlés aux îliennes. Soley prit ombrage de leurs agaceries.

— Julia, cria-t-il, arrive donc !

Julia se retourna et avança de quelques pas. Sans doute, essayait-on de la retenir car elle ne se hâtait point.

— Julia ! appela-t-il encore.

Alors elle vint. Mais elle était suivie du sous-officier qui marcha vers Soley :

— De quel droit Monsieur prétend-il m’interdire de causer avec...

— Quel droit ?.. nargua Soley. Ah ! c’est embarrassant... sourit-il. N’importe ! Parce que je suis le plus fort.

Et dédaignant la garde, d’une détente du bras gauche, il l’envoya rouler à cinq pas.

Il avait éprouvé une joie bizarre à être brutal. Maintenant, il souhaitait de les voir se mettre à quatre ou cinq contre lui. Mais tout le monde s’était levé. Les îliens, navrés de cette affaire, discutaient en breton. Poliment, ils démontraient au colonial, affalé dans un coin, et qui essuyait sa mâchoire en sang, qu’il aurait gagné beaucoup à rester tranquille. Juliana, soumise, se plaça aux côtés de Soley.

Ils sortirent.


Une fois chez elle, Juliana s’était assise sur le banc, auprès du lit, calmée, lasse, sans dire un mot. Elle avait arraché son bonnet qu’elle avait jeté dans un coin de la pièce, au hasard. Et maintenant, elle attendait l’explosion des reproches. Elle n’eut point lieu. Soley était fâché contre elle, contre tous, contre soi-même surtout. Sotte histoire. Pourquoi s’être aventuré dans ce caboulot ? Pourquoi s’être rincé la bouche de cette vinasse ? Il se taisait. Et Juliana, voyant que, décidément, il ne gronderait pas, se remettait peu à peu à sourire, béate, comme après une douche qui l’aurait apaisée.


Une seule chose aurait pu la troubler. En rentrant, elle avait jeté un coup d’œil dans sa crèche, et profitant du clair de lune, avait compté ses poules. — Il m’en manque encore une, ce soir, avait-elle constaté.

— Volée ?..

— Elles y passeront toutes.

— Mais qui donc peut venir les enlever ?

Juliana demeurait muette, hochant la tête. Et puis :

— La grande Angèle, parbleu ! Elle doit envoyer chez moi ses gosses ou des soldats pendant que je suis absente... Quand j’ai pris cette maison qu’elle avait habitée avant moi, le jardin était plein de têtes de moutons capturés pendant la nuit, dans la lande, et qu’elle dépeçait avec les marsouins, déchirant les peaux, sacrifiant la moitié de l’animal pour faire cuire un gigot ou deux... Mais comment la chiper sur le fait ?..

La grande Angèle, son amie...

..........

— Ah ! cette île, tout de même, pensa Soley. Et il n’y avait pas une gaîté considérable dans cette exclamation.




VI



Le temps avait changé soudain et, successivement, de fortes bourrasques assaillirent l’île, série de chocs semblables à des coups de bélier, avec des trêves, des accalmies suivies d’attaques désespérées où tout semblait devoir céder ; enfin, la mer s’apaisait à nouveau dans un armistice mensonger.

Quand l’ouragan faiblissait, apparaissait la brume. Et puis, des vents s’établissaient Nord-Est, dressant contre les falaises du Stiff l’effort des vagues. L’écume sautait par-dessus l’obstacle altier des quarante-cinq mètres de roche, se collait aux vitres des phares dont on s’étonnait de ne point voir les lanternes osciller avec toute leur ossature ; elle blanchissait de sa bave le toit du sémaphore, pendant que de lourds flocons s’envolaient vers l’intérieur du pays, comme des papillons ivres.

Alors les barques de pêche de Porz Ligodou et de Pen ar Roc’h venaient chercher un abri dans la baie de Lan Pol, tandis que les petits canots de Gwalgrac’h se réfugiaient à Yusinn. Le vent passait au Nord, et, subitement, descendait Nord-Ouest, obligeant les bateaux à fuir sur la côte opposée où, solidement ancrés, ils dansaient dans les criques d’Arlan et de Kernas. En rafales, le vent remontait vers le Nord. Ce souffle instable semblait les oscillations d’une aiguille qui n’arrivait pas à se fixer. Et chaque jour, chaque heure, il s’imposait avec une clameur différente, tantôt molle, tantôt exaspérée, balayant l’îlot d’embruns, charriant des nuages sombres qui donnaient aux flots des couleurs puissantes et métalliques, escamotant ces nuages en un instant, pour disposer un ciel radieux qui refaisait la mer souriante à son image, et tantôt, mêlant tout au point qu’on ne distinguait plus le ciel de la mer dans une brouillasse laiteuse, aux reflets d’un jaune verdâtre, paysage enrhumé où n’apparaissaient que des balafres d’écume.

Les pêcheurs opposaient aux éléments leur mobilité constante, les phares, l’obstination têtue de leurs feux, la masse de leurs pierres et la clameur de leur trompe.

Par moments, la pluie tombait sans discontinuité, transformant Ouessant en bourbiers, des plaines entières en lacs immenses dans lesquels se miraient les petits moulins dont les ailes tournaient, inlassables.

Soley s’était fait chagrin à l’image du temps.

Il aurait voulu l’île telle qu’elle était autrefois, à ces époques si souvent évoquées et que les vieux avaient connues. Rêve irréalisable. La majorité des habitants applaudissaient aujourd’hui à toute nouveauté. C’était attristant et inéluctable. Seul, un sûr instinct du beau détournait encore les femmes de renoncer à leur costume.

Les meilleurs gardiens des traditions étaient représentés par les ecclésiastiques de la cure. Mais ils voyaient seulement dans leur immobilité une formule de réaction. Ils n’étaient pas, eux-mêmes, à l’abri des critiques, révoltants d’ostracisme, servant jusque dans le temple la politique de l’opulent marchand contre le pêcheur exploité, protégeant les cabaretiers, la plupart, empoisonneurs bien pensants, abaissant enfin la grandeur possible de leur apostolat à la poursuite de querelles mesquines.

Tout accepter en bloc ou fuir ?... se demandait parfois Soley. Ah ! ne pas songer, rompre avec toutes les perversités intellectuelles du civilisé, avec ses nerfs, ses délicatesses, y compris cette aberration de réclamer une femme pour soi tout seul, et d’ériger comme un dogme le droit aux jalousies ?... N’était-ce point là l’extrême sagesse ?

Il n’y parvenait pas.

Son visage, trop souvent, trahissait sa mélancolie.

— Tu souffres, mon ami ? lui demanda enfin Julia qui, depuis longtemps, l’observait.

Mais il l’écarta sans douceur : - « Allait-elle se piquer de psychologie, maintenant, la sauvagesse ? »

Il fut brutal quand il aurait dû ne l’être pas. Faute considérable.

Ah ! tant pis !

Il avait reçu, ce matin même, une supplique désespérée de celle qu’il croyait avoir oubliée. Et cet appel, sans doute, venait-il à son heure.

Or le démon devait s’emparer du cœur de Julia. Car, par désir de vengeance, elle déclara à Soley qu’ils n’étaient point mariés, après tout, et qu’elle s’estimait, en conséquence, aussi libre qu’il l’était lui-même. Et elle sortit.

Quelle mouche l’a piquée ? se demanda-t-il.

Hélas ! Comme il avait changé en si peu de temps ! Juliana pensait qu’il se détachait d’elle... Et cette conviction d’être abandonnée un jour, commune à toutes les îliennes, et qui abolit toute fidélité, elle la partageait à son tour.


Peu d’heures après, Yanne et Maryvonne Malgorn se rencontraient avec Juliana : un événement sensationnel s’était produit. Des gens du Stiff signalaient l’arrivée d’un grand vapeur, mouillé à l’entrée de la baie de Cadoran.

Elles partirent toutes les trois, empruntant les traverses. Il était six heures du soir. Dès Kermonen, on apercevait le navire dont les premiers feux étaient allumés. C’était la splendeur et la vie dans le domaine de la désolation et de la mort. C’était le progrès, des idées nouvelles. Pour les îliennes, un vaisseau représente toujours quelques miettes de plaisir.

Une centaine d’indigènes s’étaient rassemblés déjà sur la falaise. Des matelots du yacht, le Salvador, venaient de descendre à terre. Ils cherchaient de l’eau de source : on les conduisit à un petit douet parmi les roches. Et puis, un second canot se détacha du bord, et quatre gentlemen porteurs de longues-vues atterrirent. Ils jetèrent sur Ouessant un coup d’œil rapide : la vue de trois belles filles les intéressa beaucoup plus que le paysage. L’un d’eux s’approcha du groupe et, avec beaucoup de civilité, demanda si elles consentiraient à visiter le bateau. Yanne et Maryvonne saisirent avec empressement l’occasion. Juliana accepta sans défiance. On leur fit faire le tour du pont et on les entraîna dans les cabines.

Le vapeur était plein de choses admirables et bonnes. Elles goûtèrent des cakes parfumés comme des savons de toilette, des fruits exotiques, et burent de ces vins colorés d’Espagne qui sont pareils à du velours sur la langue et dont la force assez traîtresse ne se révèle pas sur-le-champ. Julia parlait de s’en aller : on lui rit au nez. Ce n’était là que le prélude. Le dîner aurait lieu ensuite. Depuis longtemps les hommes s’étaient faits entreprenants.

« Et Soley ! » songeait-elle...

Elle se défendait de son mieux contre un grand diable aux mains fines, au teint de lait, qui parlait à peine le français. Il pensa la convaincre par le champagne. Mais elle se défiait et buvait seulement du bout des lèvres. Yanne et Maryvonne, qui s’oubliaient tout à fait, étaient déjà très débraillées. Juliana supplia encore qu’on voulût bien la ramener à terre. Mais on ne l’écoutait plus. Alors elle se débattit rageusement. Ils se mirent à deux contre elle.

— Elle n’a pas assez bu, déclarèrent-ils. Et ils burent davantage. Mais, bien que ce sacrifice fût héroïque, Juliana vidait son verre sur les tapis du salon, au fur et à mesure qu’on le remplissait. Enfin, elle avala à grands traits une coupe pleine — elle se devait bien ça — et, profitant d’un instant de répit, elle s’échappa sur le pont.

Les hommes de l’équipage occupaient leur poste à l’avant. L’obscurité était si grande que l’on n’apercevait point la côte de Gwalgrac’h.

Juliana gagna l’arrière. Un canot y était amarré. Hardiment, elle enjamba le bastingage et se laissa couler sur la préceinte. Alors elle paumoya le bout qui retenait le canot, et lorsque son avant toucha le yacht, elle s’élança vers la frêle embarcation. Mais, dans sa hâte, son élan mal calculé la précipita à la mer. On entendit un clapotis, le bruit de l’eau battue. Pourtant, avant qu’on ait pu mettre une chaloupe à la mer, elle s’était hissée ruisselante dans le canot, elle avait détaché l’amarre, pris les rames, et déjà, elle s’éloignait dans les remous violents du courant.

— Où va-t-elle ?... Elle est perdue dit un matelot.

— Si elle pouvait doubler la pointe ??..

— et gagner le Stiff ?... avec ces vents qui rabattent sur les roches, elle n’y parviendra pas.

Le youyou avait disparu dans la nuit.


Et de la côte, Soley, lui aussi, avait vu les feux de la maison flottante. Il avait entendu les accords d’un piano et les rires que lui apportait le vent, par bouffées. Et Anne Naour, fillette de treize ans, lui avait dit, sans méchanceté, mais dans toute l’innocence de son cœur :

— Julia est là.

— Oui ? fit-il en cachant sa surprise.

— Elle a embarqué avec Yanne et Maryvonne et « ceux-là » du bateau. Et elle est restée.

— Et elle boit et elle mange de bonnes choses, faisant la fête. Et toi, Annic, tu es ici, applaudissant sans y participer aux plaisirs des autres ? Pourquoi n’es-tu pas avec elles, dans ce steamer du diable, à te réjouir de tout ton petit corps de gosse, de toute ton âme de maoutic ?

Mais l’enfant ne pouvait pas comprendre.

Elle ouvrit seulement de grands yeux. Et elle ajouta, souriant comme un ange :

— Vous savez bien que si j’aurais trouvé une barque pour m’envoyer là-bas, j’y serais moi aussi.

Un vapeur ! Il ne s’étonnait plus, car il devinait trop l’enthousiasme et la fièvre que cette arrivée devait susciter chez les natives. Quelque chose comme l’apparition d’un schooner dans les eaux d’un atoll oublié du Pacifique...

Car, pour Ouessant, n’était-ce pas le seul incident possible, une date dans la vie, à tel point que l’on précisait une année par le nom du navire, naufragé ou apparu qui l’avait illustrée ? Il y avait l’année du Chincha, celle du Russe, de l’Uzumbee, de la Ville de Palerme, de l’Européen, etc. Le « Russe » n’était qu’un surnom. On avait attribué cette nationalité à ce bateau, à cause de la barbe fauve des hommes qui le montaient et à cause de leur noble endurance à boire. C’était là un souvenir légendaire et lointain. Les temps ne l’avaient pas effacé. On rappelait, dans les veillées, que cinq îliennes étaient allées à bord de ce navire mystérieux. Mais on précisait bien qu’aucune ne s’était hasardée à descendre dans les cabines. C’était en ces jours abolis et purs, où les mères recommandaient à leurs filles, si d’aventure, elles se risquaient à visiter un bateau, de rester toujours sur le pont.


Ce soir-là, Soley ne rentra pas au Naoulou : son parti était pris.

Le lendemain seulement, et dans l’après-midi, il se rendit chez son amie. Elle était pâle et défigurée. Elle s’émut dès qu’elle l’aperçut.

— Inutile de donner aucune explication, déclara-t-il.

Et il passa dans la salle voisine pour prendre quelques objets qui lui appartenaient.

Elle aurait pu lui montrer sa robe encore trempée d’eau de mer, et les plaies qu’elle s’était faites aux mains et aux genoux, contre les rochers, en gagnant péniblement la terre ; elle aurait pu lui apprendre cette fuite désespérée, au péril de sa vie. À quoi bon ?... Il ne croirait pas à sa résistance ni à sa fidélité...

Et une chose, qu’elle savait maintenant, la convainquait qu’il ne reviendrait pas sur sa décision.

— Je m’en vais, adieu ! fit-il, quand il traversa de nouveau la pièce.

Elle se détourna simplement et ne tenta point de le retenir.




VII



Et sous un ciel attendri d’automne qui rendait plus mélancolique encore son départ, Soley ne pouvait détacher ses yeux du rivage.

Vues de la mer, les côtes prenaient un aspect inattendu. Le pays lui redevenait étranger. Une émotion jaillit de cette constatation. Il regarda avec reconnaissance et regret cette terre où il avait été heureux.

« Si l’on doit, réfléchit-il pour s’affermir, endurer toujours les mensonges des femmes, ne sont-ils pas préférables, ceux qui naissent sous le charme d’une bouche artificieuse et raffinée ? Un cœur vraiment épris est parfois incapable de les découvrir. Mais les tromperies d’une fille inexperte sont un pain bis qu’un estomac fatigué digère mal. »

Et puisqu’ici, encore, il avait rencontré la désillusion, ne valait-il pas mieux retourner là-bas, à Marseille, vers celle qui l’appelait très sincèrement, en cette heure, il le savait bien ?

Faiblesse d’un instant, — et qu’il répudia vite.

Or, en fouillant dans son portefeuille, il s’aperçut de la disparition de sa dépêche. Il s’expliqua alors un mouvement furtif de Julia pour dissimuler un papier, le jour de l’arrivée du Salvador. C’était son télégramme, dont elle avait pris connaissance.

— Ah ! rit-il, les femmes sont bien les mêmes partout… Et comme un rien, si tôt qu’on les prend au sérieux, provoque donc les plus graves déterminations !

Car, maintenant, rebuté par sa double expérience, il allait partir vers des régions nouvelles, après un décisif coup de balai au souvenir et au passé, une liquidation de sa vie sentimentale, avec des larmes secrètes, peut-être, pour tout ce qu’il avait brisé dans ses doigts.


Il y avait sur le pont de la Louise un matelot du Salvador, congédié pour faute dans le service, et qui regagnait le continent.

Il était assis aux côtés de Soley et il racontait qu’il avait permis à une îlienne de s’enfuir du yacht où elle s’était refusée de céder aux exigences des patrons.

Alors Soley se mordit les lèvres jusqu’au sang. Parce qu’il avait fait une bêtise immense.




VIII



À Auckland, dix mois plus tard, Soley, l’indécis, causait, à bord du Happy Derelict, avec son vieil ami Lanark, le capitaine du clipper. Et il lui disait :

— Ai-je eu tort ?

Lors de leur précédente rencontre, il y avait trois ans, Soley, fatigué de rouler les cinq parties du monde, et parce qu’il estimait ses ressources suffisantes, avait annoncé son désir de quitter la navigation à un âge où l’on peut encore agrandir sa fortune. Ainsi avait-il fait. Et Marseille où il avait cru pouvoir trouver le repos, lui était apparu plus vaste que les mers du Sud, simplement à cause des grimaces d’une fillette. Il avait voulu se créer un foyer et cette poupée l’avait désemparé.

Et quand il eut raconté à Lanark ses déceptions conjugales et comment l’ennui l’avait poussé jusqu’à Ouessant, son séjour au Naoulou, et, enfin, ses intentions de reprendre les affaires, le capitaine s’était intéressé surtout à la sauvagesse blanche, à l’îlienne dont l’amour lui semblait appréciable dans ce coin de barbarie métropolitaine.

Après son départ, Soley avait échangé quelques lettres avec Julia. Et puis, les milles et les climats divers avaient affirmé l’inanité des correspondances. Une fois, pourtant, dans un port de l’Amérique du Sud, il avait reçu une carte postale, ornée d’une main de femme qui tendait une gerbe de roses et de pensées. Derrière ces fleurs se détachait un paysage puéril, une île toute rose dans l’azur du ciel ; et c’était signé Julia.

― Ai-je eu tort de la quitter ? demandait Soley, en qui cette conversation avait réveillé tant de souvenirs.

Et il se lança dans une dissertation profonde sur les mécomptes du jugement en matière d’amour. Mais Lanark ne l’écoutait plus, car il n’aimait pas les idées générales. Et quand Soley se fut tu, le très flegmatique capitaine lui répondit, dans son culte d’Anglais pour le home :

— Oui, vous avez eu tort, ô Français à tête chaude. Marseille n’était pas votre affaire, soit. Mais ailleurs, vous aviez mis la main sur ce que vous cherchiez — et vous n’avez pas compris.

« A quoi bon tenter maintenant, de doubler votre fortune, par sport ? Orientez donc votre volonté vers un but autrement profitable : assurer votre bonheur. Mais ici, vous n’avez à triompher que de vous-même et cette chose vous paraît si simple que vous en augmentez à plaisir les difficultés. Croyez-moi, avec le tempérament compliqué de votre race, elle est moins aisée que vous ne le pensez. Vous avez su faire de l’argent, essayez maintenant de vous faire une vie. À votre place, je me tournerais sans indécision vers cet endroit du globe où vous n’êtes peut-être pas tout à fait oublié... Je pense, en disant ces mots, à votre insulaire aux cheveux flottants.

— C’est juste, réfléchit Soley. Et il rompit, le soir même, les négociations qu’il avait entamées avec son ancienne firme. Un paquebot partait précisément le lendemain pour l’Europe, il courut y retenir sa place.

Quelques instants avant son départ, pour serrer la main de Lanark, il se hâta vers le Happy Derelict, seulement ancré à quelques encâblures du liner. Et comme, après ces adieux, il redescendait l’échelle du cargo :

— Et si elle était morte ?... avait crié Lanark.

Morte ? Il n’avait pas songé à ça.

Et cette idée le poursuivit pendant les longues semaines de la traversée.


Il revit Brest. Le bruit en flic-flac des sabots dans les rues, le relent graillonneux des coqueries, l’agitation des cols bleus dans la rue de Siam lui rappelèrent des sensations précédentes.

Au Conquet, par goût des traditions, il voulut descendre dans cette auberge du port où dînent et couchent tous les Ouessantins qui retournent au pays. Ils étaient cinq : deux jeunes filles, un ancien pilote et sa femme, puis un marin du commerce qui revenait du Brésil avec un perroquet et son sac plein de souvenirs exotiques. Après le repas, Soley se dirigea vers la falaise.

Le ciel était sans étoiles. Mais la lumière ruisselait des phares, tout à l’entour. C’était d’abord Kermorvan, une tourelle blanche et carrée qui offusquait la vue par sa flamme aveuglante et crue. De Saint-Mathieu, on n’apercevait que les projections. Mais un peu plus à l’Ouest, on distinguait l’éclat lointain d’Eckmühl, celui d’Ar Men, et, tout près, la tourelle du Vieux Moine ; plus loin, le feu tournant des Pierres Noires, et puis, la Grande Vinotière, une tourelle à éclat faible, jetée à l’entrée du Four, entre Béniguet et Kermorvan ; puis, indiquant le chenal, les Platresses, et derrière la pointe de Corsen, la lumière plus puissante du Four apparaissait. Et il y en avait d’autres, occultés par les terres, les phares de Trézien et de Corsen, et tout à fait à l’Est, celui de l’île Vierge, toute la ceinture brillante de la pointe du Finistère, tandis que, très au large, comme perdus dans l’immensité des eaux, se révélaient le feu à double éclat du Créac’h et le Stiff, moins visible, avec sa lueur en veilleuse, rouge et blanche.

Alors, entre ces deux points extrêmes, le Créac’h et le Stiff, il devinait la bande de terre invisible, « son île », et la chaumière de Juliana.

Serait-il le bienvenu, dans ce retour ?

Ces lueurs évocatrices, la caresse du vent et l’émoi de ce spectacle, qu’en cette heure tardive, il était seul à contempler, tant d’objets familiers, par delà les espaces mouvants et sombres, exaspéraient son besoin de tendresse. Et cette fois, il ne sourit plus de cet amour et de cette fièvre, bien qu’ils fussent provoqués par très peu de chose, en somme — une femme — là-bas, dans la mer.

— J’aime, fit-il, en s’éloignant, c’est idiot, idiot ! Pourtant son âme exultait d’habiter une enveloppe aussi stupide. Hélas ! le lendemain, en s’embarquant, il aurait embrassé le pont du bateau.


Mais la brume fut si intense qu’après trois heures de tentatives, le vapeur dut rebrousser chemin sans avoir pu atteindre Molène. Un canot de pêche allait a Pen ar Roc’h : le patron accepta Soley comme passager.




IX



Si l’on veut apprécier dans son entier l’horreur vraie des parages d’Ouessant, la bien nommée Heussa, l’île de l’Épouvante, il faut errer parmi les rocs dans les courants qui baignent l’archipel.

Un jour, profitant d’une grande marée, nous étions parti pour Bannec, avec Tual de Kernas, chercher de la pétisse, un gros ver, excellent pour la pêche aux vieilles, et que l’on ne trouve pratiquement que dans les sables de cet îlot.

Une assez longue absence nous avait rendu ces lieux moins familiers et l’on causait naturellement des événements qui s’étaient succédé.

Pendant ces quelques mois, la mer avait été formidable.

En décembre, une tempête d’une violence inouïe s’était abattue sur la côte. Des épaves de toutes sortes, vergues, bouts-de-hors, panneaux de rouffs, bordages de baleinières, dansaient sur les vagues. Cependant aucun sinistre n’était annoncé et l’on se demandait quel navire avait disparu quand on recueillit deux cadavres. L’un et l’autre avaient autour du corps une bouée portant l’inscription « Regina — Genoa ». Enfin, un pêcheur profitant d’un instant d’accalmie, se hasarda au large de l’île Vierge et reconnut à la hauteur du phare un petit mât de perroquet et des espars retenus au fond de l’eau par des cordages. Les sondages opérés permirent d’identifier le trois-mâts italien Regina.

En janvier, le steamer argentin Impératrice de Para passait au large du Créac’h, lorsqu’une explosion se produisit à bord. Le vapeur coula en quelques minutes. Le chalutier Gabriella put sauver les naufragés de l’Impératrice qu’il débarqua à Lan Pol.

En février, la Star, une goélette danoise, qui n’avait plus un lambeau de voile, errait, par une mer démontée, au nord de Molène. On lança le canot de sauvetage de l’île et quelques Molènais, montés à bord de la Star, dont plusieurs hommes avaient été blessés au cours des manœuvres, ramenèrent le voilier à Brest.

En mars, encore, terrible tempête du Nord-Ouest. Un goémonnier se brisa sur les rochers de Molène. De tous côtés, des navires de commerce venaient relâcher à Brest pour subir des réparations. Les ravages s’étendaient sur toute la côte. Les filets et les palanques de nombreuses barques de pêche furent détruits. Trois fois, la Louise, qui assurait le service d’Ouessant, dut ajourner son départ. À Molène on manqua de vivres. Le cotre Moïse, revenant d’Ouessant, fut jeté par une rafale sur la roche Courleau.

Deux jours plus tard, le pilote d’Ouessant donnait sur les récifs de Kermorvan ; la Porte du Ciel était abordée par un chalutier inconnu, et la Léonie, en route pour Swansea, recueillait, par une nuit profonde, trois hommes de la Volonté de Dieu, sombrée au large des Pierres Noires.

En mai, le vapeur Lina se perdit sur les écueils Menguen Arest ; en juillet, le steamer hollandais Noordwitch se brisa sur les Têtes de Chat ; peu après, le vapeur Fratelli Prinzi s’échouait sur les rochers de Karrec Hir ; enfin l’Augustine, de Molène, sombrait sur les Men Corn, près du Stiff. Noyés, ses hommes, comme furent noyés, peu après, Jean Miniou, d’Ouessant, et son fils Joseph, dont la barque, le Mutin, disparut dans les mêmes parages.

— Et c’est là, dit Tual, près d’Enès Nein, l’île aux Agneaux, que fut trouvé un des derniers cadavres.

« C’était, à ce qu’on raconte, celui d’un étranger qui avait habité quelque temps le pays. Comment son corps fut-il amené ici ?... Mystère ! On ne découvrit aucune épave qui pût servir d’indication.

« Vous avez peut-être entendu parler de cet homme ? demanda Tual. — Il passait pour très riche et avait été l’ami de Julia du Naoulou.

« D’ailleurs, Juliana fut seule à affirmer qu’elle le reconnaissait. La belle histoire !... Moi, je la crois un peu toquée. — Pensez donc : il était parti, dit-on, pour la Nouvelle-Zélande... À qui faire admettre que son corps serait revenu de si loin vers une pauvre Ouessantine ?...

« Mais, réfléchit Tual, très philosophiquement, elles ont leurs idées, ici !

« Pour moi, c’est bien son cœur qu’elle a mis en terre. Car, depuis, Juliana est morte pour tous dans l’île. Et je dis que tout, jusqu’à la dépouille de celui qu’elle aimait, a dû lui échapper. »


N’empêche que Juliana réclama le corps du défunt. Et elle voulut l’inhumer de ses propres mains, un jour que le soleil de novembre remplissait d’une joie pure comme le repos du Seigneur.

Mais, comme tous, sauf Julia, doutaient de l’identité du noyé, pour rester vrai sans blesser la douleur de l’îlienne, on écrivit sur sa tombe ces simples mots :

« Un Inconnu. »




LOUISE DE NIOU-HUELLA





LOUISE DE NIOU-HUELLA


On l’appelait Louise de Niou-huella, du nom du village où elle était née, bien qu’elle habitât Toul al lan, parce que son vrai nom était Malgorn, et pour la distinguer des douze ou quinze Louise Malgorn qui peuplent l’archipel.

Son père étant mort quand elle avait dix-sept ans, ses deux sœurs restèrent avec sa mère, et Louise partit occuper à Toul al lan, un peu à la sortie du village, la grande maison qui constituait sa dot avec cinq sillons de terre disséminés aux alentours, vers Feunteim Velen et Kerandraon. Elle avait aussi quatre moutons et quelques autres sillons, entre Porz Gwen et Kerivarc’h. Et ce partage était raisonnable parce qu’il lui attribuait des terrains de culture assez proches de sa nouvelle résidence et si éloignés de Niou-huella que ç’avait toujours été une incommodité pour sa famille d’en prendre soin, de sorte qu’ils étaient fort longtemps demeurés en jachère.

La maison était meublée. Louise n’eut qu’à plier ses robes dans un sac, à transporter sa bêche et sa faucille, une provision d’avoine pour ses poules, et puis elle s’installa et se mit à l’ouvrage, toute seule.

Louise avait plusieurs amies qui venaient la voir quand le temps ou la saison s’opposaient au travail. Chaque dimanche, elle rejoignait sa mère et ses sœurs, après la messe, sur la place de l’église, et elle passait avec elles sa journée à Niou-huella, d’où elle rentrait le soir.

Elle était sérieuse et douce, et tous ceux qui l’ont connue disent que sa peau mate et ses yeux noirs l’appareillaient à la plupart de ses compagnes. De taille moyenne, plutôt petite, mais bien faite, sans maigreur comme sans embonpoint, avec une certaine finesse d’attaches, elle portait encore de ces châles aux couleurs claires dont l’usage a disparu pour les adultes et qui sont aujourd’hui réservés aux fillettes.

Presque jamais, elle n’avait causé avec des hommes car la plupart de ceux qui séjournaient alors à Ouessant étaient mariés ou fiancés et les autres, ceux qui étaient disponibles, partis sur la navigation, n’apparaissaient que rarement. À diverses reprises, des matelots de bâtiments naufragés avaient fait dans l’île de courtes apparitions, mais les plus hardies les avaient vite accaparés et Louise avait pu seulement les voir de loin.

Trois fois, elle avait été de noce. Or, ici, ces cérémonies ne sont pas, comme ailleurs, des occasions fournies aux jeunes gens de se réunir et de lier connaissance. Les noces ouessantines se réduisent à un cortège chantant d’îliennes qui promènent à travers le pays le marié et deux ou trois garçons d’honneur, tous gênés, au milieu de ces filles qui, dans leur innocence effrontée, ont l’air de célébrer une prise. Souvent même, faute d’amis présents dans l’île, le marié est seul.


En octobre 1898, Louise allait atteindre sa dix-huitième année, quand prit place un événement gros de conséquences pour l’avenir de l’île.

Un matin, deux remorqueurs doublèrent le Piliguet et entrèrent dans la baie de Lan Pol. Leur fumée les avait désignés de loin à l’attention des natifs. Au moment où ils passèrent le Corce, leurs coups de sirène attirèrent de nombreux indigènes au bourg. On reconnut que c’étaient des bateaux de l’État. Ils étaient chargés de marsouins, pliant sous le poids des sacs et armés de fusils. Des canots se détachèrent des vapeurs et le débarquement commença. Ceux qui, les premiers, parvinrent sur la cale, se rangèrent en bon ordre et attendirent le reste de la troupe.

Les îliens surpris les approchaient. Des conversations s’échangeaient entre eux et les soldats. Quand on vit qu’ils arrivaient avec de bonnes intentions, on fêta les étrangers. Et parce que certains avaient faim et soif, les insulaires revinrent avec du beurre, des poissons secs et du lait. Quelques-uns apportèrent des quartiers de mouton.

Aux questions qu’on leur adressait, les soldats répondaient qu’ils étaient venus par ordre. Ils allaient coucher sous la tente, en attendant que fussent construits des baraquements. Ils ignoraient quand ils repartiraient. On espérait qu’ils ne s’en iraient jamais. Quelques gens bien informés savaient seuls par les journaux qu’en prévision d’une attaque possible de nos côtes (c’était au lendemain des affaires de Fachoda) le gouvernement avait décidé d’envoyer des troupes coloniales à Ouessant, jusqu’à la fin de la période critique.

Les étrangers eurent vite fait d’installer leur campement. Les uns allumaient des feux, d’autres couraient aux provisions chez l’habitant, parce qu’il n’y avait alors, sauf le bureau de tabac et deux merceries, pas de boutiques dans l’île. Les soldats offraient de l’argent en échange des vivres, mais on refusait de l’accepter.

Il y en avait de tous les pays et qui parlaient des langues inconnues des îles. Il y en avait des blonds, des roux et des bruns qui sentaient l’ail et l’huile rance ; et d’autres qui montraient une poitrine blanche comme de la porcelaine, quand ils faisaient leur toilette matinale, en plein air, sous les yeux des îliennes étonnées. Il y en avait d’autres, enfin, dont les mains étaient douces comme des mains de prêtres et qui portaient des rayons d’or sur les manches. Aucun ne savait entendre le parler de l’archipel. Mais ils étaient tous polis et souvent, faisaient des signes aux filles qui se laissaient embrasser, amusées par tant de hardiesse. Quelques-unes, la nuit venue, permirent à ces hommes de les suivre dans les champs et sur les grèves.

Elles étaient heureuses de voir que ces amis du continent ne dédaignaient pas leurs charmes sauvages et qu’ils semblaient se décider à s’établir ici pour toujours. Alors les vieillards et les mères pensèrent qu’il y aurait beaucoup de mariages dans l’année, puisqu’on se montrait aussi empressé auprès de leurs filles.

Or, vingt et un jours après, trois autres compagnies, amenées par le Bougainville, arrivaient dans cette île étrange et bienheureuse que les récits des premiers débarqués, sur la gentillesse des natives, faisaient entrevoir comme un nouvel éden. Ces derniers venus étaient pleins de résolution virile. On s’en aperçut bientôt. Quelques amies de Louise ayant été visiter les étrangers dans leur camp, certains avaient fait des gestes si impudiques qu’elles avaient compris, malgré leur naïveté, et qu’elles s’en étaient allées, honteuses.


Louise demeura chez elle, insensible à la curiosité. Elle vivait fort retirée, toute à ses travaux champêtres. Parfois seulement, elle rencontrait des soldats dans la lande, quand elle allait sarcler des herbes pour faire sa provision hivernale de combustible. Ils occupaient les différents points de l’île comme un pays conquis. De très loin, dans l’étendue vallonnée, on les apercevait, marchant en rangs serrés, avec leurs fusils brillant dans le ciel, le cliquetis des armes et la rumeur de leur course. Des clairons nasillards troublaient la solennelle beauté du murmure des flots. Louise suivait de l’œil leurs évolutions incompréhensibles qui faisaient sauver, en bandes apeurées, les centaines de moutons.

Un jour, des troupiers porteurs de sacs avaient frappé à sa porte pour acheter des pois et des pommes de terre. Elle non plus, n’avait pas voulu vendre, mais donner — et ils avaient ri, un peu moqueurs, en empochant les vivres.

On disait qu’on allait construire un grand fort et une caserne, entre Lan Pol et Kermonen, sur la route du Stiff, et l’on était content. Déjà des débits s’ouvraient partout. Quelques Ouessantines, dans l’attente du mariage promis, se conduisaient presque maritalement avec leurs fiancés impatients. Beaucoup étaient reçus, logés, hébergés par les familles : ces privilégiés amenaient leurs amis et les « copains » vivaient ainsi sur l’habitant, par petits groupes.

Louise entendait tout cela, très calme. Car elle avait reçu de la nature le don de ne pas s’étonner et cette sincérité foncière, si éloignée de cacher la vérité qu’elle fait tout accepter pour vrai, même le mensonge. À tel point qu’elle passait pour un peu naïve, simplement parce qu’elle n’avait pas l’expérience du mal.

Un jour — novembre s’achevait dans une tiédeur qui échauffait la mer — un jour, elle partit, un peu avant le coucher du soleil, se baigner dans une petite crique près de Porz Gwen, avec Claire, une voisine de son âge.

Elles jouaient sur le bord de l’eau, sans voile aucun, à la façon des Ouessantines qui se baignent, quand un sifflement retentit, un coup strident comme l’appel d’un vapeur, et qui résonna, déchirant, dans les grottes profondes de la falaise. Louise et son amie, effarées, poussèrent un petit cri et levèrent les yeux. Deux soldats les regardaient d’en haut. Elles s’enfuirent. Mais les hommes descendirent en hâte les rochers et se mirent à les poursuivre. Les filles, croyant que c’était un jeu, couraient en souriant, rassurées. Louise atteignit l’endroit où elle avait caché ses vêtements, juste à temps pour saisir sa chemise, et s’en couvrit. Deux secondes après, le soldat était à ses côtés. Ce fut en vain qu’elle voulut l’éloigner.

Ils étaient seuls dans la grotte ; le colonial se mit à causer. Elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait. Elle le reconnut néanmoins, pour un de ceux qui étaient venus plusieurs fois rôder autour de sa maison et cela la mit en confiance, parce qu’elle pensa qu’il devait bien l’aimer. Alors, comme il s’approchait davantage, elle trembla toute, déjà défaillante d’être auprès d’un homme de la grande terre qui lui accordait tant d’attention, très humble, un peu honteuse d’elle-même. Il lui serrait les mains avec ardeur et elle ne savait pas s’il fallait se débattre ou rire ou pleurer. Enfin, comme il tentait de l’embrasser, elle lui offrit ses lèvres. L’eau ruisselait encore sur ses épaules, pâles comme de l’ivoire.

C’est pendant qu’elle s’épuisait en tendresses enfantines, car il était vraiment beau, cet étranger qu’elle pensait bien devoir aimer toute sa vie, que le soldat la prit, brutalement. Et quand ce fut fini, quand elle ne fut plus sous lui qu’une pauvre chose, il écrasa son poing sur la joue de l’îlienne étonnée, puis hurlante, et il lui dit :

— Tiens, tu te rappelleras le « Pantinois ». C’est ma marque. Et maintenant, je suis ton maître : à bientôt !

Il s’éloigna en ricanant.

Louise de Niou-huella s’était sauvée et elle était rentrée chez elle, affolée de peur et de dégoût.


Elle n’était pas seule à se repentir. Mais les filles font rarement de pareilles confidences et la vérité n’apparaît que peu à peu.

En interrogeant ses compagnes, elle entendit que les étrangers avaient déjà abandonné beaucoup de celles à qui ils avaient fait des promesses et qu’ils n’épouseraient pas. Ils étaient débauchés, paresseux, en dehors de l’exercice des armes qu’ils n’exécutaient que sous la menace des punitions. Ils employaient la terreur pour se faire aimer, l’amour pour vivre. Ces mœurs étonnaient beaucoup car les Ouessantines avaient jusqu’alors prisé la douceur proverbiale des étrangers, moins rudes que leurs époux, les gens de mer.

Mais ceux-là se vantaient d’avoir domestiqué la femme, un peu partout, en Chine, à Madagascar, ailleurs encore. On disait qu’ils avaient, sur la côte africaine, mis à la torture des sœurs au visage noir. Au Tonkin, ils avaient brûlé des pagodes, assassiné des prêtres et écrasé des dieux, sous leurs bottes. Ils feraient de même ici, et l’on commençait de croire que ces hommes qui étaient venus en sauveurs contre les Anglais, méprisaient les Ouessantins et leurs traditions.

Elles chuchotaient cela entre elles. Et Louise décida de fermer sa porte et de ne plus causer avec un étranger.

Le Pantinois, pourtant, ne l’avait pas oubliée. Tout un jour, il se planta de faction devant la maison de la jeune fille qui, en l’apercevant, n’osa pas rentrer chez elle. Louise se réfugia chez Marie Créac’h, dont le père, un retraité de la marine, dissipait un peu de ses angoisses.

Mais au soir, quand elle regagna son domicile, Louise trouva le bandit dans la place. Il avait brisé un carreau, poussé la barre de bois qui remplace l’espagnolette de ces fenêtres rustiques, et s’était installé, en bras de chemise, déjà chez lui.

Il demanda à boire et à manger. Il fallut bien le servir. Alors, il resta là trois jours et trois nuits, ordonnant à une esclave. Il y serait resté plus longtemps si des hommes en armes n’étaient venus le chercher. Louise pensa qu’on le châtiait pour l’avoir battue, et, bien qu’elle le détestât de tout son cœur, elle s’affligea que du mal lui fût venu à cause d’elle. Mais une semaine plus tard, il reparut. On l’avait seulement puni pour absence illégale.

L’expérience d’un jour avait rendu Louise réfléchie. Elle comprit qu’elle ne tiendrait que d’elle-même sa libération. Elle avait du sang d’îlienne, après tout, et jetant un coup d’œil sur sa pelle et sur sa faucille, elle se dit qu’il faudrait savoir en tirer parti.

Un soir qu’il l’avait maltraitée et s’était ensuite, ivre de l’eau-de-vie qu’il lui avait envoyé chercher, étendu sur le lit, Louise s’approcha doucement, sa faucille à la main.

Mais l’autre ouvrit les yeux à temps, arracha de ses doigts cette arme improvisée, et dit :

— Écoute...

Dans le silence de la nuit, on venait d’entendre une clameur atroce, suivie d’un pas de course, une fuite désespérée. Le Pantinois saisit Louise par le poignet et l’entraîna près de la fenêtre. Par le chemin rocailleux qui s’engouffrait entre les premières maisons de Toul al lan, deux femmes poursuivies poussaient des hurlements qui n’avaient plus rien d’humain. Que leur avait-il été fait ? À quelle torture tentaient-elles d’échapper ? Trois coloniaux se ruaient sur les traces des fuyardes. À leur tour, ils disparurent dans l’ombre ; les vociférations s’atténuèrent peu à peu et cette vision d’horreur s’effaça.

— Tu as entendu ? fit l’homme. Si ce n’est pas moi, ce sera un autre et dix et vingt. Tu as besoin de moi pour te défendre !..

Et c’était vrai. Ils avaient brûlé des maisons, violé, assassiné. L’île vivait dans la consternation. À Pen ar lan, ils avaient assiégé la maison du frère de Séraphine, un matelot en congé qui aurait été tué sans l’arrivée du poste. Ils avaient pillé des débits, mis le feu aux meules et, la nuit, ils coupaient les amarres des barques. Les moutons disparaissaient. On retrouvait leurs têtes et leurs peaux dans les chemins.

Alors, le Pantinois s’installa chez elle, complètement. Louise le regardait avec effroi et répulsion, incapable de secouer son joug. Et maintenant, elle faisait la cuisine pour deux.

Elle s’était assouplie, courbée sous les coups, rendue à tous ses désirs. En lui tordant les joues d’un pinçon, il lui avait appris à sourire pour cacher ses larmes. Après cela, il la força de se prostituer à ses camarades, pour quelques sous. Et il affirmait, goguenard, qu’il envoyait cet argent à une Parisienne.


Les scandales d’Ouessant faisaient parler sur la côte, de Portsall à Camaret. Dans l’île, les plus courageux s’agitaient et les échos de ces plaintes étaient parvenus jusqu’ « en France », comme on dit là-bas, du continent. Mais dénoncer ces crimes, c’était s’attirer l’épithète de « sans-patrie », et ceux-là même qui les déploraient davantage n’osaient prescrire d’enquête.

L’île lointaine, avec sa gracieuse et détestable réputation, demeurait abandonnée à elle-même. Aux yeux des commis de ministère, sourds à toute juste réclamation, l’adorable pureté de ses mœurs primitives passait pour de la sauvagerie. On se désintéressait du sort des habitants livrés aux troupes. Et quelle voix, dans cette terre isolée, aurait eu assez de puissance pour pousser cet appel à la libération que chacun attendait ?

Ouessant était condamnée à devenir pareille à un de ces faubourgs, un de ces cloaques qui naissent dans nos villes, à l’entour des casernes.


Le calvaire de Louise continua. Le Pantinois l’obligea de vendre peu à peu ses sillons et dépensait l’argent à boire avec des amis. Il tenait table ouverte. Alors, comme ses ressources s’épuisaient, il songea à ouvrir un débit, sous son nom à elle. La situation écartée de Toul al lan n’y prêtait guère.

Louise était devenue un objet de pitié.

Elle errait, sous la menace des coups, au long des chemins, vers Saint-Michel, le soir, et l’horreur de sa condition épouvantait les îliens. Elle était inscrite pour l’abjection, comme Évangéline, qu’ils avaient tatouée d’un cœur sur la joue, comme Lucie, à qui six hommes, dans un accès de folie sadique, avaient arraché les ongles et tailladé la plante des pieds. Mais c’étaient des choses qu’on ne répétait qu’en tremblant, et que, maintenant encore, les naturels et les victimes — plusieurs vivent toujours — n’osent point évoquer, par peur et par respect d’eux-mêmes.

Il allait la contraindre de quitter sa maison pour louer un débit sur la route de Lan Pol, en face des casernes, quand un changement de compagnie fit regagner Brest au Pantinois.

Il résolut de vendre sa victime ailleurs.

Et Louise se sentait si avilie, si découragée, qu’elle ne se refusa pas à ce sacrifice que les îliennes consentent si rarement. Elle quitta l’île, malgré les supplications des siens. Parce qu’elle se reconnaissait à jamais perdue. Il la fit entrer à Brest dans une maison publique.


« — Elle m’écrivit quelque temps, me dit Laure, qui avait été son amie d’enfance, et puis je ne reçus plus de nouvelles. Je veux espérer qu’elle est morte : bien des fois, j’ai demandé à Dieu qu’il la rappelle à lui. Et souvent je pleure en pensant à ma petite Louise d’autrefois.

« Mais, comment savoir ? Où la retrouver, là-bas, si elle vit encore, dans quelque ville populeuse ?… Et ici même, qui tenterait cette œuvre de délivrance ? Qui se souvient d’elle ?… Il y a eu tant d’événements depuis !… Tenez, voilà sa plus jeune sœur, c’est tout son portrait, un visage de rêve… et elle est souillée, elle est « pourrie », elle aussi. Et moi-même, fit Laure en saisissant ma main dans sa main moite, à mon tour, je suis marquée de honte… Ah ! mon ami, regardez mes dents, mon teint blafard et mes yeux ternes… Voilà où m’a conduit l’ivresse d’un beau soir. — Je suis jolie encore, dites-vous ?… Mon charme n’est plus qu’un poison. »

Laure disait vrai : pauvre Louise !… Elle fut une des premières et des plus tendres victimes. Mais, malgré tant de changements dans l’île, ceux qui l’ont aimée se souviennent, en s’arrêtant devant cette maison en ruines, sa maison, trois pans de mur — le reste a été pillé — ces trois pans de mur que les navigateurs connaissent bien, parce qu’en sortant du chenal entre Molène et Balanec, il leur faut dépasser l’alignement du moulin par la maison de Louise, pour être certains de parer la Roche Mel Bian.




CLAIRE DE FRUGULOU








CLAIRE DE FRUGULOU


On causait un soir, chez Postanen, des fameux « trésors » de l’île. Jean-Louis venait précisément de rencontrer Guiliou et Castéra, tout équipés pour entamer des fouilles à Pern, aux alentours du Cimetière des Anglais, où Castéra, en méridional enthousiaste, prétendait, à force de patience méthodique, finir par déterrer une fortune.

— Une chose reste hors de doute, déclara Postanen : l’existence à Ouessant de richesses dont, ni vous ni moi, ne connaissons l’emplacement. Mais je soutiens qu’elles ne sont pas perdues pour tout le monde — et que s’il y a des coffres remplis d’or, cachés çà et là dans les grèves, ils y ont été enfouis par quelques-uns — et qui en profitent.

Et, à la vérité, rien n’était plus raisonnable que cette assertion. La rumeur publique attribuait à divers habitants des ressources clandestines dues aux épaves. Parmi les plus récents exemples, on citait le père Le Goasgootz, dans Molène. On l’avait toujours connu pauvre. Et, soudain, il s’était révélé prodigue, montrant des doigts chargés de bagues, tenant table ouverte et ne dégrisant pas, acquittant les tournées rubis sur l’ongle avec ces souverains aux effigies de George IV et de Victoria qui circulaient maintenant dans l’archipel.

Cependant, depuis le Chincha, la Maud, l’Européen, les sinistres maritimes fructueux pour les îliens se faisaient de plus en plus rares. Et, d’autre part, il n’apparaissait plus guère possible aux personnes d’esprit rassis de découvrir désormais des objets précieux enterrés par des naufrageurs d’autrefois. Tout ce qui était bon à prendre avait été soigneusement garé, les espèces sonnantes d’abord.

Ainsi, maints objets de valeur se trouvaient répartis dans l’île et l’on citait la vaisselle d’argent, les tables d’acajou massif, et les lampes de bronze ciselé du capitaine Janvier ; les bijoux de Mme Virginie Auclère ; le coffre médical de Yan Kerjean de Paraluc’ben, avec « tous les couteaux pour les opérations » ; la maison de Lucie Stéphan, dont les cloisons avaient été taillées dans les panneaux en bois de rose du yacht de plaisance Elsie ; et surtout, une longue pièce d’ivoire sculpté, que les Malgorn de Bougouglas se transmettaient de père en fils. On en avait offert dix mille francs, à Jean-Daniel Malgorn, de ce curieux travail, et il avait refusé de le vendre, disant qu’il « l’avait toujours connu chez lui », qu’au reste, il méprisait l’argent. Et, chaque année, le même amateur repassait, ajoutant quelques billets à ses précédentes propositions.

— Mais les plus magnifiques choses, vint à conclure Le Sinn, sont chez Claire Calgrac’h.

Alors quelques-uns se récrièrent et dirent que Claire « ne comptait pas », pour la bonne raison qu’on ne savait pas la provenance de ce qu’elle possédait.

— Quelle est donc cette Claire ? demanda Ducreux, un Brestois.

— Une jeune fille de Frugulou.

— Et elle a des objets de valeur chez elle ?

— Dites : des richesses, intervint Le Noan, le « Sans Fil »[3], homme instruit et de quelque culture. Mais, parler de Claire, c’est perdre son temps et soulever une inextricable énigme. Aucun de ceux qui ont essayé de connaître la vérité là-dessus n’y est jamais parvenu : on ne sait et on ne saura jamais rien. Et le plus curieux de cette affaire, en somme, c’est la personnalité de la principale héroïne, cette Claire, qui ne veut rien répondre. Car son histoire, ou le peu qu’on en connaît, ne vaut que par ce qui reste dans l’ombre et les fables naïves dont l’imagination locale a voulu combler les silences du récit.

Il ne se trompait pas. Des bruits assez contradictoires avaient circulé sur Claire. Au début, chacun les avait accommodés à sa façon, et puis on s’en désintéressa : Claire ayant, par son mutisme, su désarmer les plus obstinés.

— Une nuit, il y a douze ans de cela, résuma Le Noan, une nuit qu’elle traversait la lande de Keranchas, située en bordure des eaux, Claire Calgrac’h avait aperçu deux hommes qui, à son approche, s’étaient mis à ramper sur le sol. Elle rentra en hâte dans la maison isolée qu’elle habitait seule et s’arma d’une fourche. La jeune fille pensait avoir affaire à des pêcheurs de l’Aber-Ildut qui venaient voler des moutons. Elle résolut de les épier, prête à intervenir.

» Mais pendant qu’elle s’engageait sur leurs traces, le dos tourné à la côte, deux autres hommes qui s’étaient tenus cachés derrière un rocher, se précipitèrent sur elle et, la maîtrisant, la traînèrent jusqu’à la grève. Un canot les attendait là. Les deux inconnus qui s’étaient avancés dans les terres furent rappelés et l’embarcation s’éloigna, sans presse, vers le large de Kergadou.

» Il paraît que cette même nuit, on avait pu voir un grand vapeur stationner, les feux éteints, à quelques encâblures de la chaussée de Keller. Au lever du soleil, le bateau avait disparu.

» Ce steamer, que l’on dit être le Swansea III, serait venu (je parle toujours d’après la légende) de l’Amérique du Sud avec un chargement de minerai à destination de Hull. L’indiscipline régnait parmi l’équipage ; la révolte, longtemps couvée, se déchaîna enfin et les rebelles eurent le dessus au moment où l’on reconnaissait Ouessant. Ils stoppèrent alors la machine.

» On raconte que lorsque Claire fut amenée à bord, les mutins la traitèrent sans brutalité. Ils décidèrent de faire route vers la côte de Guinée, où ils comptaient renouveler leurs approvisionnements de charbon avant de se livrer à la piraterie ou à la contrebande. Et, ici, continua Le Noan, l’histoire offre deux variantes.

» D’après l’une, Claire devint la maîtresse du chef des mutins et demeura trois ans avec lui, bien après l’abandon du bateau qui fut trouvé dans les mers des Indes. Et puis, gagnée par le mal du pays, elle serait revenue parmi nous.

» La seconde version, qui est la plus répandue, attribue à Claire la découverte de la cabine où le capitaine avait été emprisonné. Prise de pitié, elle aurait pansé ses blessures, secrètement, et tenté d’adoucir son sort. Une scission s’étant produite chez les rebelles, la jeune fille, profitant du désordre, passe pour avoir aidé le capitaine à s’enfuir avec elle.

» C’est alors, qu’ensemble, ils auraient parcouru ces étranges pays où l’imagination locale situe les aventures de Claire de Frugulou, ces royaumes où les hommes et les femmes vont nus, et d’autres, où ils sont habillés de plumes et de nattes aux couleurs voyantes ; ils auraient été chez les Parsi, dans ces pays lointains où les veuves se font brûler sur des bûchers, et dans ces régions montagneuses des Indes « où les fillettes naissent barbues » ; et en Tasmanie, où les coqs portent de la laine comme des moutons ; en Afrique, ajouta-t-il en souriant, où la fable prétend qu’on voit des nègres dont le pied est assez grand pour leur servir de parasol. Ils auraient amassé des richesses considérables, dans ces contrées de rêve où elles sont à qui veut les prendre ; jusqu’au jour où, las de tant de pérégrinations terriennes, le capitaine, qui avait conservé l’amour de son ancien métier, décida de naviguer encore avec Claire.

» Enfin, elle regagna notre île, plus mystérieusement encore qu’elle n’en était partie. Et les hommes qui la débarquèrent, débarquèrent aussi pour elle, les meubles rares et ces coffres pleins d’objets précieux qui remplissent aujourd’hui sa maison.

» Elle reprit sa vie d’autrefois, sans rien dire, sans rien vouloir expliquer à personne. Et l’on affirme que Claire, qui n’était jamais sortie du pays avant cela, parle maintenant l’anglais, le portugais et les langues de l’Amérique du Sud et un autre dialecte sauvage, m’a dit Olympe Tual, que certaines tribus emploient « en poussant des cris comme des perroquets ».

» Et voilà ce que les îliens racontent ― allez-y voir !

― Mais nom d’un chien ! s’écria Ducreux, qu’irritait cette énigme, une enquête eut été bien facile, quand elle revint...

» Passe encore cet enlèvement : il est, en certaines circonstances, admissible pour qui connaît le pays... Mais ce retour et ce débarquement clandestin d’objets de valeur, difficiles à déplacer, voilà qui me laisse incrédule.

» Il eût été pourtant fort simple et l’on pourrait encore, sans doute, rechercher sur les livres de fret de la Louise ou des sloops qui font régulièrement le service, quelle fut leur cargaison à l’époque. Par là, on saurait l’origine de ces trésors mystérieux.

» Quant à l’hypothèse d’un bateau venant du large et qui les aurait débarqués, les douaniers...

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de douaniers à Ouessant.

— N’importe ! interrompit Ducreux, et il s’échauffa :

» Je n’admets pas les énigmes quand leur personnage principal vit encore ; quand on peut lui parler tous les jours et que sa maison n’est qu’à une demi-heure de marche.

— Oh ! C’est moins loin que ça, fit Postanen, un peu sardonique... Prenez le sentier de Kermoran à Kérer et vous arriverez chez elle, rien de plus simple : la dernière chaumière à huit cents mètres après le village, au bout de la lande, à toucher la grève.

— Hé bien ! un homme intelligent, depuis douze ans qu’on vous rabâche cette histoire, ne s’est donc pas trouvé pour aller l’interroger et, coûte que coûte, tirer cette affaire au net ?

— Ah ! courez-y donc, lui demander, vous ! Et chacun rit à cette idée comique : faire parler Louise Calgrac’h, native de Frugulou.

— Comment vit-elle ?

— Seule. Tous ses parents sont morts et elle ne voit jamais personne.

Un silence se fit dans la nuit avancée.

Enfin, Ducreux, qui avait toutes les candeurs, déclara :

— J’irai la voir.

Et il pensait: — « Ce n’est qu’une paysanne, après tout, elle ne m’en imposera pas à moi. »

On hocha la tête.


Alors, le capitaine Lang qui connaissait les cinq parties du monde où il avait roulé ses épaules massives d’homme de mer, Lang, le taciturne, devant le savoir duquel chacun s’inclinait volontiers, dit posément :

— J’ai voulu la voir, moi aussi. Et je lui ai parlé, au hasard, en péruvien. Tout de suite, elle m’a répondu.

» Et ce qui m’a frappé surtout, ce fut sa distinction et sa réserve et une supériorité d’esprit qui la placent bien au-dessus de ses compagnes de l’île.

» Il y a onze mois de cela.

» Elle m’est apparue comme une fille de vingt-huit à trente ans, dans toute la force de son âge. Elle est brune. Elle est belle. — Il se tut. Et, jetant un coup d’œil circulaire dans la salle : — Je crois que personne ne me contredira si je dis qu’elle est très belle.

» Sa maison, où vous pouvez la rencontrer, reprit-il, en s’adressant à Ducreux, est au bout de Kérer, en effet, à quelques mètres de la grève, postée face au Sud-Ouest, comme une vigie.

» J’avais trouvé Claire sur sa porte et elle me fit entrer.

» Alors, j’eus sous les yeux ce que les îliens appellent des trésors, ce qui n’est, en somme, qu’un faible échantillon du mobilier somptueux de certaines contrées exotiques et une partie du décor dont aiment à s’entourer les mandarins.

» J’ai reconnu des bronzes et des porcelaines de Chine, et des magots obèses grimaçant leurs sourires sur des étagères de laque rouge ou de bois incrusté, des bouddhas ruisselants d’or, juchés sur leurs socles rituels de lotus, et d’autres, assis, auréolés de nimbes, dans l’attitude extatique de leur physionomie à la fois enfantine et omnisciente... Étrange vision, sous le toit de cette chaumière... Dans le jour tamisé par les étroits carreaux, des nacres roses et blanches et bleues jetaient leurs tons adoucis sur des panneaux sombres de teck accrochés aux murs ; j’ai vu des soies cramoisies où semblait fixé le feu du couchant ; des coffres en bois ajouré comme Ceylan en procure à tout l’extrême-Orient ; et des vases où se fixait l’orgueil superbe d’un art aujourd’hui disparu. Et puis, des armes des Fuégiens, des aiguières comme on en trouve dans tous les ports de l’Amérique du Sud, des vues de Lima, de Colombie et de l’Eguador. Sur le sol, mes pieds foulaient des tentures pareilles à celles que tissent les naturelles des îles polynésiennes.

» Je refrénai de mon mieux ma surprise. L’îlienne parut tout de même satisfaite de voir examiner ces choses par quelqu’un qui pouvait — au moins, spécifier leur lieu d’origine.

» — On dit, Claire, fis-je tout à coup, on dit que vous avez une particulière expérience de la mer ?...

» Elle attacha sur moi un long regard pensif :

» — On dit cela ?

» — Assurément. C’est ce qu’on affirme dans l’île.

» Et ce qui se raconte, continuai-je, ne me regarde pas. Mais je vous sais gré de m’avoir montré ces choses, Claire, car elles me rappellent dix-huit ans de ma vie de navigation.

» J’étais un peu troublé, maintenant, de ma curiosité. De quel droit, moi qui pouvais comprendre, étais-je venu essayer de pénétrer sa vie intime ?... soulever le voile de son passé ?... C’était lâche. Pour esquiver ma gêne, j’attrapai un poignard sur la table. — Voici, fis-je en l’examinant, un couteau de gaucho bolivien. Vous savez, Claire, qu’ils ont tous de pareilles armes... Et ce bowie-knife, vous n’avez pu le trouver qu’en Bolivie, malgré qu’il ait été, comme tous les instruments de ce genre, fabriqué à Sheffield, en dépit de sa marque espagnole. Sa lame est remarquable. Elle sonne comme de l’argent. Ce couteau est bien différent du large « grand-river », cet outil de boucher que les hommes de l’Hudson Bay portent à la ceinture dans une gaine de cuir.

» Elle sourit. Et, tout à mes souvenirs, j’évoquai Buenos-Ayres et Lima, Quito, Valparaiso. Et, peut-être, en ce moment, s’oublia-t-elle aussi, car nous nous rappelâmes mutuellement la baie de Sidney, la plus vaste du monde, et les Marshall, l’archipel Ellice et Oahou, dans laquelle Honolulu apparaît enchâssée comme dans une émeraude, et la poésie mélancolique des atolls et Auckland, où je séjournai six mois, et Canton, et les paysages légers de Nagazaki.

» Alors, sans y faire attention, j’avais parlé pidgin et c’était en excellent anglais qu’elle m’avait répondu. Et, respectueux de sa volonté de ne donner aucune explication, je ne lui en demandai pas davantage.

— Et là-dessus, fit Lang au Brestois, allez—y, ô citoyen du Cours d’Ajot, allez la voir. Je vous souhaite d’être plus heureux que moi.

— En somme, argumenta Ducreux, on pourrait croire qu’elle a simplement trouvé un trésor...

— On pourrait le croire, fit Lang, plein de politesse.

» De méchantes langues ont dit aussi qu’elle était partie avec un colonial. Et que tout ça, c’était son butin. Nos coloniaux ne sont pas assez somptueux pour se permettre de telles fantaisies. Et lequel d’entre eux aurait couvert de richesses une fille désirable et belle pour l’abandonner ensuite en pleine jeunesse ?... Nous, Français, nous sommes plus conservateurs.

» Et même, en s’arrêtant à cette hypothèse, pourquoi se seraient-ils entourés de tant de précautions ? La mode ouessantine est plus simple. Ils partaient, ils ne devaient de comptes à personne. Pourquoi l’énigme de cette disparition dûment constatée pendant quatre ans ? Si sa maison ne fut vendue ni habitée, c’est qu’elle ne tenta aucun insulaire. Claire s’en était allée, laissant sa porte ouverte, c’est ainsi qu’elle retrouva sa maison.

» Pourquoi encore, n’aurait-elle pas écrit, ne fût-ce que pour rassurer les amis qu’elle pouvait avoir ou pour annoncer son retour ?... Il fut tout à fait inattendu. Personne ne la vit débarquer et l’on n’a jamais su exactement, non seulement quelle semaine, mais quel mois elle était arrivée. Quand on s’en aperçut, un enfant du voisinage dit qu’il la rencontrait chaque jour, « depuis quelque temps ».

» On a tout voulu nier de cette histoire. Et l’on a prononcé le mot d’héritage. Laissez-moi rire. Sur ce point, ma curiosité a été satisfaite, et vite. Claire appartient à une famille pauvre, sans attaches sur le continent. À présent, elle reçoit parfois, elle qui était sans relations, des lettres timbrées de pays très lointains ; elle souffre de fièvres intermittentes qu’on ne contracte que sous les tropiques. Un jour qu’elle s’en plaignait à moi, j’ai reconnu une affection localisée dans le sud-américain. Je lui ai même indiqué un remède. Elle porte, enfin, sous le pouce, un tatouage fort curieux et particulier aux indigènes des Nouvelles-Hébrides.

» J’ai questionné le Lloyd. À ma requête, l’agence britannique m’a adressé une fiche relatant l’histoire de ce malheureux bateau, le Swansea III (le nom est bien exact) de la Compagnie Packenham, Firks and Son, de Liverpool.

» Voici douze ans, exactement, que ce navire a disparu et toutes les enquêtes poursuivies ont donné lieu de croire qu’il n’avait pas sombré. La conviction générale des intéressés est qu’il fut débaptisé, puis maquillé et l’on conjecture qu’il fait actuellement du trafic dans les eaux australiennes.

» Et, n’oubliez pas qu’à la même époque, on trouva dans la baie de Béninou une bouée qui portait l’inscription « SS. Swansea III Liverpool » et les débris d’un canot. Si donc, j’avais une explication à hasarder, je dirais qu’après la mutinerie de l’équipage, après l’incarcération du capitaine en vue d’Ouessant et l’arrêt du cargo, trois hommes du parti du capitaine se sauvèrent du bord et se perdirent parmi les récifs, probablement sur les Kingy. On dut lancer une chaloupe à leur poursuite et ce furent, à mon avis, les hommes de cette embarcation qui, étant descendus à terre, enlevèrent Louise de Frugulou.

» Quant au capitaine J.-W. Harris, je crois qu’il fut sauvé par Claire — ou par tout autre concours de circonstances, peu importe. Une instruction, menée avec sagesse par les tribunaux de Nouvelle-Zélande, conclut nettement que J.-W. Harris n’était point mort, mais qu’il n’avait jamais voulu réintégrer le Royaume Uni, où sa réputation de marin était perdue.

» On suppose l’avoir retrouvé çà et là, sous les noms de Burke, Randall, Ashton, enfin, comme capitaine d’un baleinier. Il dut aussi armer un schooner pour la pêche au requin dans les eaux polynésiennes — et voilà qui explique ses venues fréquentes en Chine où se vendent avec bénéfice les peaux, les queues et les nageoires des squales. On le signala ensuite sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud, où la rumeur qu’il décéda, voici quelques années, est fort accréditée.

» Peut-être, réfléchit Lang, est-ce à cela, uniquement, que l’on doit d’avoir revu Claire à Ouessant ?...

» Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on est en présence d’un événement sans doute très simple — et qui a surpris la simplicité de nos compatriotes au moment où ils auraient pu élucider la vérité. Mais, comme l’a précisé Noan, leur esprit, naturellement tourné vers le merveilleux, a voulu y chercher une explication.

» Prenez chaque fait déformé par la crédulité et l’ignorance. À l’origine de chacun vous trouverez un point de départ raisonnable.

» Ici, comme dans les récits des anciens voyageurs, où vous rencontrez des exploits invraisemblables, des animaux mythiques comme les brebis à toison d’or, les licornes, ou des inventions fantaisistes, comme des palais enchantés, ici, vous avez un équipage de matelots, tout habillés de rouge et des histoires, inadmissibles à notre époque, de contrebande et de piraterie ; des gens couverts de plumes, des nègres blancs et autres fariboles comme ce langage de perroquets qui nous fait sourire à première vue, mais qui n’est, peut-être, que le parler guttural et chantant de certaines tribus du groupe des îles Palmerston.

» Noan l’a dit tout à l’heure : c’est ainsi que naissent les légendes. On ne connaîtra jamais la vérité initiale de celle-ci parce que ce n’est pas Claire, maintenant, qui la révélera.

— Mais pourquoi n’a-t-elle pas voulu parler ? A-t-elle seulement motivé son silence ?

— Cela, non plus, on ne le saura jamais.

— Encore une fois, demanda quelqu’un, comment le peu qu’on sait de son enlèvement est-il parvenu jusqu’à nous ?

— Il paraît qu’une veuve très âgée, Aurélie Malgorn, sorte de folle, qui « courait la nuit », a effectivement vu deux ombres se saisir de Claire et l’enlever. Cette Aurélie Malgorn est morte aujourd’hui.

— Et puis, fit Postanen, pour conclure, quand elle est revenue, Claire a, sans doute, raconté quelque chose de son aventure aux uns ou aux autres... Car elle avait dû en être un peu « épatée », tout de même...

À quoi Lang répondit doucement :

— Non. Je ne crois pas.




MARIE DE LOQUELTAS






MARIE DE LOQUELTAS


Ce fut à la fin d’une longue, pluvieuse et tourmentée journée d’hiver que je la rencontrai pour la dernière fois. Je revenais de Coast ar Run et j’allais jusqu’au bourg, évitant les larges flaques d’eau de la chaussée, quand une voix cria mon nom. Une femme était assise sur l’herbe mouillée en bordure de la route, immobile et insensible au mauvais temps, appuyant son menton dans ses mains.

— Vous, Marie ?... Qu’est-ce que vous faites là ?

— Je suis bien malade, dit-elle.

Et elle me regardait avec deux yeux fixes, brillants de fièvre, ou se lisaient de la souffrance et de la résignation.

Elle avait toujours été pâle. Maintenant elle était livide. Je la trouvai très amaigrie. La pluie avait collé ses cheveux de jais sur ses tempes, et parfois, un frisson l’agitait.

Je pensai qu’elle avait bu et lui conseillai de rentrer chez elle. Marie remua la tête en dénégation :

— Je suis bien malade, dit-elle encore. Je suis restée trois jours toute seule à la maison, sans pouvoir sortir ; et aujourd’hui, un seau d’eau que j’ai avalé n’a pu calmer ma fièvre.

— De l’eau seulement ? lui demandai-je, assez incrédule.

Elle haussa les épaules et tourna son front vers Para Luc’hen, dédaignant de répondre. Enfin, elle continua : « — Je vais mourir. » Et elle trouva la force de sourire. « Allez, je vous prie, dire à Mme L’Hostis que vous m’avez « ramassée » ici et que je suis très mal. »

Je m’éloignai, sceptique, parce que je connaissais ses habitudes. Et je n’ignorais pas, non plus, que sa solide nature en avait vu d’autres. Tout de même, je fis sa commission à Mme l’Hostis, à laquelle je suggérai mes doutes. Mme L’Hostis ne répondit pas sur la question alcool. Elle dit seulement :

— Je sais. La pauvre femme est très souffrante. Elle a eu bien des misères aussi.

Deux mois avant, un matin d’octobre, j’avais aperçu Marie en haut des rochers de Porz Pol, un peu à l’écart de celles qui, en groupes bavards, endimanchés, épient, par delà les brisants du Piliguet et de Porz Goret, dans les vagues blanches de la Jument, la fumée ténue de la Louise.

À quelques mètres, les ouvriers des Ponts et Chaussées poursuivaient leur besogne opiniâtre de tailleurs de blocs de granit qu’un chaland emportait ensuite, dans les remous des courants, jusqu’au rocher Ar Gazec où s’édifiait le nouveau phare, tandis que sur le quai, des hommes et des femmes déchargeaient un voilier.

Quelques officiers et des sergents, accompagnés de leurs natives, étaient aussi venus jusqu’au port, saluer le courrier qui amenait les nouvelles du continent. Il y avait encore des jeunes Ouessantines, accourues en bande des quatre coins de l’île, à la rencontre de l’amie, retour du Conquet, et celles qui venaient prendre au débarqué le mari, le fiancé ou l’amant. Il y en avait de graves, d’anxieuses, impatientes de l’épave d’amour qu’allait leur apporter le flot, et d’autres, qui riaient aux éclats, provoquant les hommes. On remarquait, comme d’habitude, Mélanie et Cocotte, et Nathalie Naour, Mme Caïn et ses filles, toutes, débordantes de passion à revendre, et prêtes à se disputer les aubaines de l’arrivage.

Mais Marie de Loqueltas !

Et comme je plaisantais volontiers avec elle, j’allai vers cette femme songeuse :

— On attend son fiancé, Marie ?

Elle me regarda comme pour me scruter et, devinant, sans doute, que je m’amusais et que je ne savais rien :

— Fi donc ! Il y a longtemps que ces histoires ne me tracassent plus !

— Même la nuit ?...

— Grand gastaouer ![4] Et elle rit.

Mais ses yeux noirs étaient pensifs et, malgré le démenti de ses lèvres, ils semblaient chargés d’angoisse.

Alors, comme je m’éloignais, Marie « Flo », la commissionnaire narquoise qui avait abandonné sur la cale sa rosse et sa voiture pour s’efforcer, elle aussi, de découvrir la cheminée du vapeur, Marie Flo me dit à mi-voix, en me désignant Marie de Loqueltas du bout de son fouet :

— Elle espère son petit soldat... le médaillé qui a passé en conseil de guerre et vient d’être acquitté. C’est lui qui lui tient chaud dans les draps... Ah ! Ah !... Et Marie fit claquer sa langue en prenant un air averti.

Mais quand la Louise eut lancé ses deux appels, et quand elle eut stoppé, quand le premier canot, chargé à couler, rempli de coiffes et des vareuses bleues aux épaulettes jaunes des marsouins, eut accosté la jetée, quand il eut accompli un second voyage et puis un autre, Marie de Loqueltas reprit seule le chemin de Pern car son ami n’était pas venu « avec » le bateau.

Elle avait alors attendu une lettre au bureau du facteur, parmi les désespérées et celles qui espèrent encore, parmi les orphelines, les mères de matelots, les veuves irrésignées, celles qui veulent croire à tout prix que tout n’est pas perdu et qu’une pensée de l’être chéri leur parviendra — quand même — comme si les postes assuraient un service avec l’autre monde. Elle avait alors attendu que les sacs fussent ouverts, la correspondance classée par villages, distribuée à ceux qui venaient réclamer leur courrier. Mais en vain : aucune lettre pour elle. Alors un sergent lui annonça qu’Engel ne reviendrait pas : on l’avait versé dans une autre compagnie, à Brest.

Engel, l’amant de Marie de Loqueltas !... Je m’étonnai de ne pas l’avoir soupçonné plus tôt. Comme le colonial avait bien caché son jeu !

Et je me rappelais ce petit homme un peu gras, presque sale, avec son képi toujours de travers sur sa tête jaune, bilieuse, bouffie et imberbe qui lui donnait assez l’air d’un asiatique... Engel qui rôdait toujours aux portes des débits, avec sa face de mauvais soldat plein de gloire, avec un orgueil seulement, dans ses yeux qui regardaient en face, un orgueil pour sa médaille militaire, ce ruban, splendeur de sa poitrine large et bombée, car, malgré les fièvres et malgré qu’il eût cultivé le cafard de toutes les colonies, il « était encore là », ce brave et fanatique Engel qui n’avait qu’un amour, le Drapeau.

On le rencontrait ivre, très souvent, avec des hommes ou avec des sous-officiers. On le rencontrait dès le matin, et même après l’appel de neuf heures du soir, vaguant par les ruelles du bourg, quand il n’avait pas un sou, uniquement pour ne pas rentrer au fort avant onze heures : en effet, bien qu’il fût « simple bibi », sa médaille lui attribuait ce droit.

Trois fois il avait été sous-officier. Trois fois il avait été cassé. Et, paresseux, fier de l’être, alourdi par les sommeils du jour dans les chambrées, sans respect pour ses chefs, sauf les vieux, « les vieux du corps », dont il parlait avec tendresse, il coupait à toutes les gardes, à toutes les corvées, affirmant que « ce n’était pas pour lui ».

Bien souvent, en fumant mon tabac, il m’avait raconté ses états de service et comment il avait gagné la médaille ; sa vie de petit troupier, comme il disait, et son séjour à la Légion, car il avait seulement passé à la coloniale pour terminer son temps, tout en douce, à la papa.

Engel était Lorrain. Et, sans doute, il avait reçu une bonne éducation, étant fils d’officier. Mais il avait pompé tous les vices au fond des verres, dans l’inaction des camps, dans les casernes et pis ; et las, inapte à tout, sauf au métier qu’il allait quitter, il n’était plus que le souvenir de son passé, heureux d’avoir vécu, d’avoir été « un homme », et il ne souhaitait plus, maintenant, que de trouver un petit poste, un emploi tranquille où finir ses jours, en mangeant paisiblement sa retraite, avec une femme.

Même, il m’avait demandé de lui chercher cela, une femme et un emploi. Il disait d’ailleurs n’être pas en peine, parce qu’il était le protégé du capitaine Planque, qu’il avait arraché, blessé, des mains de l’ennemi, au cours d’un combat en Mauritanie. Cette histoire, toute l’île la connaissait. Car ce terrible sauveur, au lendemain de chaque nouvelle incartade, brandissait son récit, comme un rappel au capitaine d’avoir, à son tour, à le tirer d’un mauvais pas, lui, Engel, qui allait une fois par jour brosser ses habits et seller son cheval, dans une joie immense d’approcher quelque chose d’un degré plus haut que lui sur l’autel de la patrie, un sentiment analogue à la jubilation mystique de la dévote admise aux petits soins de la sacristie. C’était là tout son travail.

... Engel, l’amant de Marie de Loqueltas ! Du diable, si j’aurais supposé cela !


Alors, quelque temps plus tard, j’avais en badinant raconté à Marie :

— On m’a parlé de vous à Brest.

— Qui donc ? fit-elle, incrédule.

— On m’a dit: « Le bonjour à Marie. Annoncez-lui que j’écrirai bientôt ».

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

Et Marie s’en était allée en riant.

Mais le lendemain elle m’arrêta et, sérieuse, quoiqu’elle eût l’air de se moquer :

— Alors, vous l’avez-vu et il vous a parlé de moi ?

Et il y avait tant de sincérité et d’émoi et d’anxiété dans ces mots de la pauvre femme, que je me repentis de m’être joué d’elle.

— Je plaisantais, lui dis-je.

— Ah ! Et elle devint plus blanche encore.

» Écoutez, demanda-t-elle : — Quand vous retournerez à Brest, allez le trouver, Engel, deuxième compagnie, caserne Fautras. Vous lui direz le bonjour comme en passant. Et vous tâcherez de savoir s’il se souvient de moi et s’il veut toujours revenir à Ouessant son congé terminé. — Je promis. Mais, jamais, à Brest, je n’eus le courage de m’égarer vers ce quartier lugubre, de conférer avec le corps de garde et d’attendre à la grille la réponse de l’homme envoyé à la recherche d’Engel. Et je n’y pensai plus.

— N’importe ! fit Marie, quand je lui en murmurai l’aveu.

N’importe !


Tout l’avait abandonné, en effet. Et sa vie était comparable à celle de beaucoup d’Ouessantines.

Maintenant, quand elle rentrait, le soir, dans sa maison de Loqueltas, elle s’y sentait bien seule, dans le délabrement où son indifférence laissait tout.

Il y avait au-dessus de la cheminée des photographies pâles et décolorées, des couronnes sous des globes, des objets de piété et des souvenirs de ses enfants et de son mari. Mais ces reliques étaient froides désormais. Et, morne, elle s’asseyait près de la fenêtre, d’où son œil s’égarait sur la baie de Lan Pol, par où étaient arrivées et parties toutes ses joies.

À vingt ans, elle s’était mariée avec le maître d’équipage d’un grand voilier nantais qui s’était jeté, une nuit d’hiver, sur les rochers Men Gren. Après que le bateau se fut mis au plein, les hommes s’étaient réfugiés dans deux chaloupes. L’une d’elles coula devant Pen ar Roc’h et tout ce qui la montait périt. L’autre, trompée par le brouillard, se laissa emporter par le Fromveur et se trouva au matin sur la côte de Portsall où elle aborda. Le capitaine et Mintier étaient seuls restés à bord.

Le bateau avait fait une forte voie d’eau. Cependant, il reposait sur un fond de roche et comme la lame avait faibli, il pouvait encore résister quelque temps. Les deux hommes attendirent des secours et à l’aube, en effet, trois canots chargés de naturels, la plupart armés de haches, accostèrent le brick-goélette. Ils arrivaient en sauveteurs mais ils comptaient piller aussi. Ils amenèrent les deux naufragés à terre et retournèrent au « Penzé »[5]. Le jour suivant, le capitaine regagna son port d’attache, laissant à Mintier la surveillance du bâtiment ou plutôt de ce qu’on pourrait en tirer.

Mintier reçut dans Loqueltas l’hospitalité d’une famille dans laquelle il distingua Marie. Il l’épousa. Le maître d’équipage avait promis de vivre en Ouessantin et de ne pas quitter le pays. Pourtant, il amena sa femme à Nantes pour la présenter à sa famille. Une fois là, il espéra réussir à lui faire oublier son île. Mais Marie se sentit isolée à Nantes. Elle étouffait dans cette ville et voulut retourner à Ouessant. D’ailleurs, elle y avait des terres et une mère âgée qui réclamait ses soins. Son mari reprit du service sur un long-courrier. De loin en loin, il revenait dans l’île, donner un coup d’œil à sa femme et à ses deux enfants, une fille et un garçon.

Après chaque campagne, il trouvait plus monotone de rentrer dans cette île où la vie lui était plus triste qu’à bord. Il insistait pour que Marie le rejoignît à Nantes, avec l’espoir qu’elle s’y refuserait, car maintenant que le coup de feu de son amour était passé, il s’estimait un peu honteux de cette femme aux longs cheveux, sur laquelle on s’était retourné, rue Crébillon, et qui n’avait jamais consenti à quitter son costume. Marie n’accepta pas, en effet.

Alors il n’apparut pas de cinq ans dans l’île. Enfin, il n’écrivit plus du tout.

Marie ne s’étonna pas. Car elles sont comme cela des vingtaines, dont les hommes sont partis bourlinguer par les mers, sur le commerce, et qui ne donnent plus de nouvelles par oubli ou par négligence, d’autres fois, pour une raison beaucoup plus simple — plus triste aussi.

Elle travaillait ferme, élevant ses deux enfants dont l’aîné avait atteint treize ans. On la voyait, courageuse, solide et bien en chair, avec cet air de forte viveuse qu’elles ont souvent là-bas, parce que leur vie au grand air, leur indépendance et leur habitude de l’initiative leur donnent l’assurance et presque tous les appétits des hommes.

Mais un jour, Mintier reparut. Il était devenu le second d’un grand cargo et en avait assez de la solitude. La fibre paternelle s’était réveillée en lui. Il s’était souvenu de ses enfants. Pour les obtenir, il fit inviter sa femme, par ministère d’huissier, à regagner Nantes. Et, comme elle s’y refusait, surprise de ce rappel après tant d’années d’absence, il introduisit contre elle une instance en divorce, qu’il obtint à son profit.

Il faut connaître l’insouciance des îliennes et leur mépris de tout ce qui est « continent » pour comprendre que Marie ne résista pas. Mintier fit, en outre, établir que sa femme avait une mauvaise conduite, qu’elle était incapable d’élever ses enfants, et il s’en vit attribuer la garde.

Elle s’était donc vu arracher son fils qui, déjà, s’exerçait à manier l’aviron, prêt à devenir mousse, et plus tard un véritable homme de mer, comme les Ouessantins ; et son Annie, qu’on lui enleva dans l’année où la mignonne avait fait sa première communion. Et quand les traits de la chère petite se furent effacés dans le lointain, sur le pont du courrier où l’enfant avait pris place, Marie comprit qu’Annie était à jamais perdue pour elle... Elle allait quitter son beau châle et sa coiffe et devenir une vulgaire mouliguen à chapeau.

Seule, désormais, Marie retourna à ses occupations journalières. Mais à Ouessant, la vie est si facile, les besoins sont si limités qu’on ne connaît pas cette joie d’amasser, cet âpre amour du gain qui, ailleurs, sont la raison de se cramponner à l’existence, la dernière illusion des vieux et des solitaires. Ici, le travail n’est qu’un accident de la journée. Et cette inutile et précieuse obstination des déshérités lui manqua.

Elle connut des hommes, parbleu ! Des marins en congé et des coloniaux qui la courtisèrent. Même, elle vécut quelque temps en amitié avec un pêcheur. Mais c’étaient là des choses sans conséquence. Quand elle rencontra Engel, son grand cœur pensa revivre. Car il était pareil à elle, un vaincu, un désabusé, lui aussi. Et elle espéra l’attacher par ce rêve raisonnable de finir leurs jours ensemble.

Et puis, un soir, pris de boisson, il avait jeté un sous-officier à la porte d’un débit et on l’avait envoyé à Nantes pour passer en jugement. Ils s’étaient quittés sans inquiétude. Elle croyait bien qu’il serait acquitté. Il le fut. Mais il ne revint jamais à Ouessant.


Et moi qui connaissais Engel, je ne pouvais pas croire que ç’avait été par malice ou par dédain qu’il avait fait ainsi des promesses pour ne les point tenir. Non. Il n’avait d’abord pas écrit par paresse. Et puis, une fois revenu à Brest, loin des yeux, il n’avait plus pensé, ce soldat, ce grand enfant, à cette femme aimante qui l’attendait et que le chagrin minait.


Quelques mois plus tard, au milieu des tempêtes de mars, j’étais revenu à Ouessant. Et une nuit que je me promenais avec quelques amis, on poussa jusqu’aux dernières chaumières de Loqueltas.

— Pour rien au monde, dit tout à coup Félicia Sounic, en me désignant une bâtisse sombre, je ne voudrais habiter cette maison, quand bien même on me la donnerait. Et pour rien au monde, non plus, je ne voudrais franchir son seuil, à cette heure de la nuit, toute seule, ni même avec vous.

— Mais c’est là qu’habite Marie !

— Elle habitait là.

« Marie est morte : on l’a enterrée la semaine passée. Cette pauvre femme a dû bien souffrir. Elle est restée malade pendant cinq jours et personne ne s’en doutait. Elle s’est éteinte sans secours aucun. Et quand ses voisines, étonnées enfin, de ne plus la voir, ont poussé la porte et sont entrées, elles l’ont trouvée, étendue sur son lit, la tête et la figure mangées par les rats. Elle était si affreuse à contempler ainsi que personne ne voulait la veiller, tant on avait peur.

« Et seule, Mme L’Hostis est venue prendre soin de la morte. Elle avait apporté une de ses robes toute neuve, et du linge, à elle aussi. Et elle fit la toilette de Marie qu’on ensevelit le lendemain... Mme L’Hostis a toujours été très bonne pour Marie. »

Instinctivement, Félicia Sounic détournait les yeux de cette demeure, à laquelle des circonstances macabres attachaient maintenant une sorte de crainte superstitieuse, et que personne n’occuperait plus. Pour moi, je m’attristais sur Marie. Et je songeais que c’était un signe des temps, qu’il ne se fût trouvé dans l’île qu’une étrangère, Mme L’Hostis, de Lanildut, pour habiller la morte, un signe des temps, que les natives se fussent dérobées à ce pieux devoir.




LA VENGEANCE DE
SALOMÉ THORINN








LA VENGEANCE DE
SALOMÉ THORINN


Kéméan partit en faisant claquer la porte.

Alors, Salomé allongea à son fils une formidable gifle parce qu’il avait répondu par un baiser aux adieux de son père.

Et quand le marmot eut fini de pleurer, elle le regarda avec une tendresse coléreuse :

— Dis-le, que tu veux être marin, ose jamais me parler de ça, maudit gabier de poulaine !

Mais le jeune Albert ne répondait pas à la question dont le haut intérêt lui échappait : il avait sept ans. Peut-être même, pensait-il à autre chose. Un léger sourire relevait seulement les coins de sa bouche et l’on sentait dans ce sourire obstiné une volonté têtue de vouloir un jour, sans raisonnement, n’importe quoi, même l’irraisonnable, jusqu’à la fin de ses jours.

— Dis-le à ta mère, dis-le-moi, que tu veux être marin, et je te tuerai, tu m’entends, race de Kéméan, car tu es bien un Kéméan, fit-elle sans orgueil, et le vrai fils de ton père…

Il était tout le portrait de son père, en effet. Un gros front luisant, bombé, et de petits yeux gris ; il avait les épaules carrées, il était gras, solide, imperturbablement réjoui, mais d’une satisfaction intime et mystérieuse, pareil à une plante qui pousse bien, sans en rien dire. Et il regardait le sol, déjà concis et méditatif, la bouche close. Même aux jours de sa première enfance, il avait été aussi peu bruyant, comme pour se préparer aux grands silences et à la monotonie de la vie des mers. Ainsi que beaucoup de gamins du littoral, il avait l’air d’un petit homme ou d’un matelot, dans ses habits qui reproduisaient ceux des grands. Car on ne se met pas en frais, pour l’habillement de la jeunesse à Ouessant.

Salomé s’était assise. Puis, attirant son fils sur ses genoux, elle le regarda, pensive. Ah ! oui, comme il lui ressemblait, à cet homme dont elle se sentait si détachée, maintenant, avec amertume ! Et elle se mit à embrasser l’enfant sur les yeux, sur le front, sur la bouche. Albert, étonné, s’égaya. Alors, perfide, quand elle l’eût vu ainsi en confiance :

— Qu’est-ce que tu veux devenir, un jour, mon Albert ? Et comme il ne répondait pas, elle insinua : — Un marin ?...

L’enfant crut bien faire et répondit : oui.

Il avait lâché ce « oui » comme il aurait dit autre chose. Mais Salomé sentait que ce désir, il pourrait bien l’avoir un jour. Déjà, il dessinait des bateaux avec un clou, sur la terre battue de la chambre. Et quand il avait pu s’échapper de la maison, par deux fois, elle l’avait retrouvé avec des moussaillons, jouant dans une barque de Lan Pol.

— C’est bien la peine ! dit-elle. Et elle se mit à sourire en hochant la tête.


À quinze ans, Salomé avait épousé Ludovic Kéméan, un matelot doux et timide qu’elle adora six semaines, jusqu’à son départ au commerce. Il avait promis de revenir à la fin de la campagne du voilier sur lequel il servait et qu’il estimait à dix mois : sa jeune femme ne le vit que deux ans plus tard, et pendant trois semaines. Comme ils avaient du bien tous les deux, elle le supplia de se mettre à la pêche ou, au pis aller, de s’embarquer sur un caboteur de Brest. De la sorte, la séparation serait moins longue. Kéméan ne disait pas non. Il se grattait la tête en annonçant qu’il verrait. Mais son idée n’était pas là. Et un jour, malgré les larmes de Salomé, il partit rejoindre son bateau.

Car c’est leur volonté, à tous les Ouessantins valides qui ne servent pas sur la flotte, de naviguer sur les long-courriers. « Ce sont les premiers marins du monde, disait, il y a plus d’un siècle, l’amiral Thénard, courageux et disciplinés. » Et Ludovic Kéméan, toujours propre sous son veston bleu et sa casquette à ancre d’or, droit de cœur et d’esprit, était un pur Ouessantin, satisfait de son sort et de son métier que trahissaient des mains rouges et rugueuses, lentes et massives, aptes aux durs travaux de force comme à fignoler des brimborions, pendant des heures.

Il aimait sa femme, mais il aimait la mer, en têtu, en simple, attaché à ces longues et fastidieuses navigations des voiliers dont il ne rapportait que des idées confuses sur quelques ports, quelques fariboles exotiques et deux ou trois souvenirs, imprécis, sans lien, qui éclairaient ses yeux bleus et déchaînaient son rire enfantin, quand il les évoquait en des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il était faible avec Salomé, plein de concessions pour les choses de la vie courante, comme s’il rassemblait toutes ses forces, toute son énergie, pour le moment où il se déciderait à reprendre son vol. Alors, profitant d’une sortie de sa femme, il faisait lestement son sac de matelot. À son retour, elle le trouvait paré pour le départ.

En sept ans de mariage, il n’avait pas passé six mois avec elle. Et lorsque tant de jours solitaires eurent enfin aigri Salomé, la tristesse de cette existence qui, pourtant, était le sort de tant d’autres îliennes, la révolta. Car elle était restée sage, rigoureusement.

Maintenant, toute intimité avait disparu entre eux. En vain, lorsqu’il revenait au foyer, Ludovic essayait-il de la ramener à lui par la douceur. Salomé le regardait à peine, mauvaise de toute la bile qu’elle avait amassée pendant son absence.

Alors, ils vivaient ensemble, aussi distants que si des milliers de lieues de mer mouvante les avaient séparés. Mais Salomé enrageait, tandis que lui, placide, indifférent aux tempêtes conjugales, reprenait à terre ses habitudes du bord, habitué qu’il était, comme tous les matelots, à se créer des distractions avec des riens.

Il tenait dans un coffre quelques tubes de peinture a l’huile, et, quand il en avait assez de jouer avec son fils, il couvrait tout ce qui lui tombait sous la main, des morceaux de vitres, un pan de mur, un vieux meuble, les portes, n’importe quoi, de larges étendues de couleur bleue où l’on voyait encore la mer avec des lames scrupuleusement égales, en bon ordre, comme les équipages de la flotte quand ils défilent sur le cours d’Ajot. Sur cette eau, à peine différente du ciel, il peignait un trois-mâts ou un quatre, un cinq, un six-mâts, toutes voiles dehors, d’une fidélité absolue, exact jusqu’au moindre détail, jusqu’au moindre filin, déployant sur l’horizon perlé d’oiseaux marins, le loyalisme d’un pavillon tricolore, raide et solennel, comme s’il avait été découpé dans une boîte à sardines. Ou bien, il faisait des modèles de bateaux, logeait une corvette ou un canot de sauvetage dans une bouteille. La maison était encombrée de ces ouvrages de patience naïve. Il travaillait en sifflant un air, toujours le même.


Dans ce dernier séjour, Salomé, plus violente, avait soulevé des disputes dès son arrivée. Par fierté, elle avait depuis longtemps renoncé à lui demander de rester. Cette fois, même, il semblait qu’elle fût irritée de le voir.

C’était le cinquième départ de Kéméan depuis son mariage. Lors du premier, elle l’avait accompagné jusqu’à la Louise et elle était ensuite rentrée chez elle à pleurer pendant des heures, la tête appuyée au mur. Puis, quand elle eut compris que l’obstination de son homme était plus forte que son amour à elle, Salomé ne l’accompagna plus, désormais.

Ludovic partit pour cinq ans.


Il partit pour cinq ans, le premier samedi de juillet, sans avoir pu arracher un baiser à sa coléreuse épouse. Et le surlendemain, à la marée du soir qui atteignit son plein vers onze heures, à son tour, Salomé s’embarqua sur un sloop et fila à Brest où elle resta cinq semaines.


Or, huit mois après, à San Francisco, où le trois-mâts Fébronie, qui naviguait pour la prime, venait de relâcher, Kéméan, le maître d’équipage, rencontra dans un bar un matelot français qui parlait d’Ouessant.

Il racontait comment le dundee Reine-des- Grâces s’était mis au plein, un soir de gros temps, sur les roches de Porz Allemgen. Tous les hommes du bord, sauvetés par les insulaires, avaient regagné le continent. Lui seul, blessé au genou, était demeuré à Ouessant. Il avait conservé de ce séjour un souvenir joyeux et sentimental qu’il attribuait, sans détour, à la beauté facile des natives. Mais Kéméan, semblable à tous les Ouessantins, n’aimait pas les récits de ce genre qui les intéressent de trop près.

Après son rétablissement, avait continué d’expliquer le naufragé, il avait pris le cotre la Lourdes, qui devait le ramener à Brest. Mais les vents étaient tombés brusquement et le voyage dura quarante-huit heures. Il y avait, comme passagère, une Ouessantine qui se rendait pour la première fois « en France ». Elle était belle et curieuse de la vie. Une ardeur singulière se lisait dans ses yeux. Et la deuxième nuit, quand tout, sauf l’homme qui était à la barre, sommeillait sur le bateau, ils s’étaient enlacés, lui et elle, sous le ciel étoilé. Émouvante étreinte... Aujourd’hui encore, ses lèvres conservaient la saveur de cette bouche de femme.

Il avait pensé la revoir à Brest, mais, sitôt débarquée, elle s’était éclipsée pendant qu’il disait adieu à l’équipage et il ne la retrouva jamais plus.

— Comment s’appelait-elle ? demanda tout de même Kéméan.

— Salomé.

Kéméan se gratta la tête et réfléchit.


À Brest, elle avait tiré une vraie bordée de matelot, comme beaucoup d’Ouessantines qui s’échappent et vont là-bas se griser à toutes les lumières de la vie.

Elle avait « chaviré sa coiffe ». Elle allait par les rues, splendide de dédain, nullement étonnée du faux luxe des femmes et du clinquant des boutiques, faisant retourner sur son passage les hommes bouleversés par la sauvagerie de sa beauté. Elle avait retrouvé Angélique, depuis fixée sur le continent, Angélique qui avait des relations dans tout Brest et qui «s’arrêtait pour causer avec des hommes qu’elle ne connaissait pas ». Mais ni Salomé ni Angélique n’avaient, comme beaucoup d’Ouessantines, couru vers cette maison bien connue des insulaires où elles se déshabillent en arrivant, ou elles captivent sous des chapeaux leurs cheveux indociles et revêtent des robes d’emprunt qui leur assurent l’incognito. Elles étaient trop fières de leur costume. Ensemble, elles traversèrent les bouges de la rue Saint-Yves et de la rue de Suffren, les caboulots de la rue Kéravel et de Recouvrance. On les vit à la Brasserie, attablées avec des maritimes, éclipsant les demoiselles fardées de l’endroit ; on les vit dans tous les lieux de plaisir, et descendre la rue de Siam, en tapage, en « filles de la pluie », au grand scandale des très dignes habitantes de la ville qui n’étaient pas loin de se signer.

Salomé apportait à cela une âpre joie et une volonté de s’avilir chaque jour davantage, comme pour se venger en quelques instants de sa longue vertu et des rancœurs de sa vie d’épouse.


Enfin, quand elle eut regagné son île, Salomé Thorinn — elle ne souffrait plus d’être appelée du nom exécré de Kéméan — Salomé connut de nombreuses aventures. Tour à tour, elle s’afficha avec divers officiers coloniaux. Elle devint une habituée des maisons où l’on sacre et où l’on se grise. Elle reçut chez elle des soldats et pis encore. On la signalait aux voyageurs en quête de distractions, et, quand un bateau mouillait à Ouessant, elle était la plus belle parmi les cinq ou six îliennes que l’initiative intéressée de quelques tenanciers mobilisait pour que l’amour serve d’adjuvant au commerce. En un mois, elle était perdue de réputation. Mais personne n’attachait d’importance à cela.

Lorsque, cinq ans plus tard, Ludovic rentra, Salomé ne voulut pas rester sous son toit. Elle émigra à Kernas, chez sa mère. ― Le marin sentit l’inutilité de toute discussion. Il prit seulement son fils et l’emmena comme mousse sur son bateau.

Salomé n’en eut pas une larme. Non point qu’elle n’aimât le petit. Mais, à mesure qu’il avait grandi, il avait ressemblé plus encore à son père abhorré. Au reste, il devait être marin, c’était logique. Et puis, eux partis, elle revint tranquillement dans sa maison.

Toujours, elle sut y vivre indépendante, ne souffrant pas un habitué. Elle était désintéressée mais dédaigneuse et ses attachements furent rares. Elle prêtait son corps sans jamais appartenir à personne. D’ailleurs, la plupart de ceux qui l’approchèrent étaient des brutes qu’elle dominait de son intelligence et de sa miraculeuse séduction : des commerçants de passage, des sous-officiers qui savaient à peine l’apprécier et que l’étrangeté de sa nature emplissait de gaucherie.

Une fois seulement, elle dit sa pensée à un homme qui pouvait la comprendre. Mais tous deux sentirent qu’il était trop tard.

Salomé Thorinn avait alors vingt-six ans. Elle était de haute taille, ce qui la faisait paraître fort mince, mais son corps était sans maigreur et bien pris, sa force physique étonnante. Elle avait le visage d’un ovale très allongé qui mettait en valeur la finesse de ses traits. Sa peau, bien qu’elle ignorât la poudre, avait cette blanche matité que les plus savants artifices sont souvent impuissants à donner ; ses lèvres paraissaient carminées et l’on eût juré, bien à tort, que ses yeux bleus aux paupières lourdes étaient agrandis au kohl. En elle, on rencontrait à la fois quelque chose de naturel et de factice dont le mélange déroutait. La masse ardente de ses cheveux, qu’une raie de milieu divisait, ne contribuait pas médiocrement à cet effet. On eût dit une fille de débauche que la fantaisie d’un soir aurait costumée en madone. Parfois, quand on la surprenait pensive, on voyait à la sévérité de ses traits qu’elle était faite pour une vie régulière et digne et que l’anomalie de sa condition maritale, avec les exigences de sa nature, l’avaient seulement jetée dans le désordre. C’étaient de là qu’étaient venues la flamme de son regard, l’odeur de sa chair, la révolte de sa bouche emportée. Son caractère lui commandait d’être une sainte ou de tomber dans les pires excès. Elle y tomba.

Son inconduite lui attira maints ennuis. Elle était devenue plus mauvaise, plus cruelle et plus belle encore.

Un jour, un voyageur des Dames Élégantes se présenta chez elle pour lui proposer des bagues. Il allait de la sorte, chaque semaine, frapper de maison en maison, entre deux courriers, offrant aux naturelles les raffinements de la civilisation. Ainsi, les draps luxueux, la soie et le velours avaient peu à peu remplacé les étoffes rustiques, tissées jadis dans le pays. Ainsi, des machines à coudre, des parfums, des jupons ornés de dentelles étaient devenus de vente courante, et, quand elles avouaient n’avoir point d’argent, l’adroit mercanti insinuait les moyens de s’en procurer et parlait d’un séjour à Brest : on savait ce que cela voulait dire.

Les bagues étaient présentées dans un écrin. Beau parleur, l’homme vantait sa marchandise, se gaussant des petits anneaux en doublé ornés d’un cœur, gages d’amour que, depuis tant d’années, les îliennes recevaient avec tant de joie puérile, au moment de leurs fiançailles.

Salomé l’écoutait, amusée. Puis, elle mit cinq bagues d’or, une à chaque doigt, et pendant que l’autre batifolait pour bazarder sa camelote, elle lui lança un rude coup de poing qui l’étendit à terre, et, du pied, elle envoya rouler l’écrin sur la route.

On disait encore de Salomé qu’elle avait mené six coloniaux, un soir de noce, au pillage de la villa Storm. Et il y avait aussi une affaire de coups de revolver à laquelle son nom était fâcheusement mêlé.

Avec sa chevelure rouge, son regard effronté, et, parfois, l’insolence éhontée de son geste, elle semblait une bête en révolte. Elle était de celles qui vont insulter les voyageurs du haut des falaises du Stiff. Et le soir, on la retrouvait avec eux.


Souvent, elle passait une semaine chez elle, sans sortir, sans recevoir personne, invisible à tous.

Un jour qu’elle s’était ainsi cloîtrée, la trompe de Le Marchais, si bruyante qu’elle jetait l’émoi dans les poulaillers des voisinages et faisait trembler les vitres de toutes les maisons, parvint jusqu’à ses oreilles. Le Marchais, un ancien soldat établi dans l’île, venait de réaliser une idée géniale. Pour concurrencer les débitants, il avait acheté une voiture sur laquelle il charriait un tonneau de trois-six. Et maintenant, il allait porter l’alcool à domicile, sollicitant l’acheteur, éveillant les désirs par sa trompe damnée qui lançait à travers champs comme une invite à boire, excitant la soif chez celles qui travaillaient. Quand on n’allait pas à lui, il entrait dans les chaumières, le verre en main, et offrait la liqueur tentatrice. Pour lui, aussi, tout était bon si l’argent faisait défaut : la laine filée ou non, le poisson ou quelques boisseaux de blé, des bijoux ou des instruments de travail.

Véritable progrès !... Et maintenant, il y avait des hameaux que son apparition tirait seule d’une torpeur mortelle, des seuils où de jeunes îliennes au regard égaré se tenaient accroupies, attendant le passage du sauveur pour se traîner à ses pieds, implorant l’eau du parfait bonheur.

Salomé ne buvait pas. Et ce jour-là, pourtant, elle se fit emplir une demi-bouteille, cherchant l’ivresse, — et elle la vida sans l’avoir trouvée.

Les ombres du soir s’étaient abattues sur l’île, quand Mme Locronan la fit appeler à l’hôtel des Mers qu’elle venait d’ouvrir depuis quelques mois.

Salomé voulut bien s’y rendre. Elle eut tort. Trois touristes étaient arrivés le jour même avec deux femmes. Salomé comprit bien qu’on l’offrait à leur curiosité. Les étrangers, les femmes surtout, la regardaient avec un étonnement qui accrut encore sa mauvaise humeur.

On se mit à table. Un colonial, engagé comme extra, servait en uniforme. Le champagne fusa bientôt. Pour montrer qu’elle se riait des grâces affectées des mouliguens, Salomé secoua son aversion, s’anima, et les hommes, dès cet instant, n’eurent plus d’yeux que pour cette créature étonnante et superbe dont on avait cru pouvoir s’amuser, tout à l’heure.

Vers minuit, les têtes étaient fortement alourdies. Salomé proposa une promenade en mer. Et son ascendant était si grand sur les hommes, qu’ils l’auraient tous suivie jusqu’au bout du monde ; et les femmes, piquées au jeu, n’osèrent soulever d’objections et approuvèrent, un peu tremblantes, quand même, à l’idée « d’aller sur l’eau », par la nuit. On prit un des canots du port. L’embarcation s’éloigna du rivage.

Alors, tous entonnèrent une chanson et leurs voix résonnèrent vers Pern et le Runiou ; une chanson qu’on entendait jusque sous les toits endormis, une chanson inconnue dans l’île, et dont Rosa Jourdren dit plus tard « qu’on n’aurait pas osé en répéter un mot. »

Salomé chantait aussi. Mais ses traits étaient durs et ses yeux avaient un regard mauvais qui échappait à l’ivresse de ses compagnons. Elle les haïssait, ces étrangers, ceux-là comme tous les autres, ceux qu’elle avait connus précédemment, et tout ce qui venait d’eux. Et ce soir, sa pensée haineuse s’étendait jusqu’au continent, jusqu’aux mers lointaines qui lui avaient enlevé son mari, jusqu’à tout, jusqu’à cette fatalité mystérieuse qui avait causé sa perte comme celle de tant de ses sœurs, la corruption de l’île, enfin.

Et pendant qu’on répétait le refrain maudit, Salomé, arrêtant les rameurs inexperts, avait pris un aviron pour godiller. Elle s’était dressée à l’arrière du bateau, et son corps s’inclinait gracieux, dans le rythme particulier de la nage. L’embarcation glissa vers le Corce qui découpait son ombre immense sur les eaux argentées par la lune. À vingt brasses de l’îlot, une roche que Salomé pouvait seule reconnaître, aux tourbillons et aux remous qu’elle formait, affleurait un peu au-dessous du niveau des eaux. Alors, pour la première fois, Salomé sourit. Et il y avait quelque chose de perfide et d’implacable, une joie considérable, aussi, dans ce sourire, car, gouvernant vers l’écueil, elle jeta dessus la barque qui chavira dans un accompagnement de cris désespérés.


Or, une semaine après ce drame, Hodges s’était arrêté pour dire bonjour à Gervais, devant le débit de Louise Abgrall.

La mer avait rendu cinq cadavres, la veille et l’avant-veille ; et ce jour-là, on annonçait qu’une étrangère venait d’être découverte dans une petite crique voisine de Pern. Seul, le corps de Salomé Thorinn demeurait introuvable et Hodges s’en attristait car il portait dans son cœur le souvenir de cette fille étrange et qu’il avait aimée.

On ne comptait qu’un survivant, le cuisinier de l’hôtel, qu’on avait emmené dans la sortie nocturne, Parisien grassouillet, à peau de fille, et dont la mer, dégoûtée, n’avait pas voulu. Malgré que la plupart des gens le jugeassent incapable de fournir des détails satisfaisants sur l’accident, on l’interrogea, car ce sinistre, par un temps si calme, demeurait inexplicable. Le jeune homme ne devait guère éclaircir les faits : ses allégations paraissaient devoir établir que Salomé avait fait couler le bateau exprès, ce qui faisait hausser les épaules de tous. Seule, Louise Abgrall, une Ouessantine, adoptait cette version fantaisiste et disait que Salomé avait dû agir ainsi « par vengeance », mais elle ne savait pas en indiquer les motifs.

Au reste, on n’attachait plus guère d’importance à cette affaire déjà vieille d’une semaine. D’autres événements défrayaient les conversations. Guélennec était mort de délire alcoolique ; le père Le Duff, de Cadoran, avait violé sa fille et les gendarmes venaient de l’arrêter sur la dénonciation de la mère de l’enfant. En un mois, on avait compté trois attaques nocturnes ; les hommes, le soleil couché, ne sortaient plus qu’armés de triques. Et, par ordre du commandant de place, cinq débits avaient été consignés à la troupe. Mais ce qui émouvait surtout, c’était l’assassinat du maçon Croguennec, sur lequel les magistrats instructeurs ne parvenaient pas à jeter la lumière. Sa femme et sa fille, âgée de quinze ans, étaient sous les verrous, à Brest, accusées de l’avoir étranglé, une nuit d’orgie, avec deux coloniaux, leurs amants, incarcérés eux aussi.

Et Gervais et Louise Abgrall causaient avec regret de Croguennec, un homme du continent, sage et travailleur, qui avait épousé une îlienne. L’avilissement de son entourage, peu à peu, avait eu raison de lui. Mère et fille le grisaient pour qu’il pardonnât à leurs débauches.

— On l’avait réveillé pendant son sommeil et il avait crié : — « Eh ! oh ! ». Il croyait qu’on voulait lui passer à boire. C’est alors qu’il fut mis à mort.

— Ah ! Quelle honte ! fit Louise Abgrall, tout s’en va !...

Et comme Hodges l’interrogeait sur Salomé Thorinn, elle se retourna, emportée :

— Et vous, l’Anglais ou l’Allemand, fit-elle, parce qu’on ne sait pas qui vous êtes et ce que vous faites ici, après tout, sauvez-vous, fichez-nous la paix !... F... -nous le camp, avec vos progrès et vos inventions du diable, vos journaux, vos phares, votre télégraphie sans fil et vos soldats et votre argent qui a corrompu notre île. Laissez-nous nos anciens usages, et, que vous veniez de France ou d’ailleurs, partez, allez coloniser plus loin : nous en avons assez d’être traités comme des nègres ou des canaques !...

Et Louise Abgrall, qui pourtant, avait bien des torts à se reprocher envers sa petite patrie, car elle vendait un alcool funeste, car elle tenait dans son grenier un lit à louer, à la nuit ou à la course, un lit dont les panneaux avaient été défoncés par les pieds crispés qui avaient passé au travers, car son débit était une boîte à soldats et à filles, car elle aidait, depuis des ans, à la prostitution, d’une façon à la fois habile et inconsciente, Louise Abgrall dit (et Hodges pensa qu’elle s’y connaissait) :

— Ah ! C’est un pays de pirates !...

Et Gervais, qui avait bien des torts, lui aussi, envers l’île autrefois si pure, si majestueuse dans sa simplicité antique, cette Ouessant si longtemps oubliée dans l’azur des flots et dans la cristallisation d’un passé candide, Gervais regardait pensivement la terre :

— C’est une île perdue.

Admiral’s Hard.          
East Stonehouse.
  1. Jadis à Ouessant, les fiancés vivaient quelque temps ensemble, ce qui constituait une sorte de mariage à l’essai.
  2. Femme étrangère au pays.
  3. Employé à la station marconique.
  4. Coureur de filles.
  5. Pillage des épaves.