Feuillets épars/Le Printemps

Imprimerie Bénard (p. 51-56).

▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒▒



Le Printemps


À. M. F. C.


Agenouillée sur son prie-Dieu, sœur Saint-André se recueillait.

De ses mains fines, elle cachait son visage, désirant communier plus étroitement avec Celui qu’elle implorait.

Mais son cœur ne s’exaltait pas, et ses ongles rosés meurtrissant ses joues pâles, elle sentait sa volonté faiblir.

Sa pensée n’allait plus à l’Être dont elle était la chaste épouse et… vaincue par le désir de rêver, la religieuse récita sa prière du bout des lèvres.

Levant la tête, elle découvrit par la fenêtre ouverte le parc du couvent, et plus loin, au delà des hauts murs qui l’enfermaient, les vergers poudrés de blanc et les premières maisons de la ville.

Le jour se mourait lentement, et de la terre s’élevait une légère gaze de buée pleine de senteurs. Le printemps régnait dans les jardins où naissaient de lointaines chansons.

Les marronniers du couvent paraissaient d’immenses bouquets, dont la teinte rose très tendre retenait l’œil et charmait…

La lumière diminuait de plus en plus… Au ciel s’allumaient les premières étoiles, et la campagne devenait violette. La nuit régnait déjà dans la grande cour toujours froide.

La brise caressant toutes les fleurs amenait des parfums de lilas. Et par-dessus toutes ces choses flottait une atmosphère de jeunesse, d’amour et de bonheur.

Des bruits confus arrivaient de la ville, s’harmonisant en un hymne semblable au chant d’une mer éloignée. Ici, tout se taisait.

Là-bas, sous les tonnelles, on devinait des ombres enlacées.

Sœur Saint-André rêvait devant cette nature ressuscitée et heureuse. Elle sentait son cœur battre plus vite, des mots inconnus lui monter aux lèvres ; un trouble divin s’emparait de son être. Son âme s’échappait et planait par-dessus les lilas, s’imprégnant de cette joie universelle.

Elle rêvait comme rêvent les poètes.

La fraîcheur du vent avait fait monter le sang à ses joues décolorées.

Aujourd’hui, sœur Saint-André atteignait ses vingt ans.

Vingt ans… Comme les lavandières rieuses qu’elle voyait passer le matin. Vingt ans… ? L’âme des amoureux qui s’embrassaient là-bas.

Un grand frisson la secoua toute. Elle referma la fenêtre ; une larme lui brûla la paupière.

Le bruit lugubre d’une cloche la tira brusquement de cette rêverie. On l’appelait. C’était à son tour, cette nuit, de veiller auprès de la couche d’un mourant.

Avant de quitter sa chambrette, elle s’agenouilla encore devant l’image du Christ, puis sortit…

Elle suivit un long couloir obscur où d’autres formes la précédaient déjà. Comme des fantômes, toutes semblaient glisser. Au bout, une lampe clignotait, éclairant mal le large escalier sombre qui craquait sous les pas. Une odeur malsaine d’huile à brûler et de bois moisi flottait dans l’air humide…

La supérieure l’attendait dans une large pièce blanchie à la chaux. Elle lui donna des instructions et froidement la congédia.

Lorsque sœur Saint-André se trouva dehors, elle grelotta.

Peureuse, la jeune religieuse marchait vite, jetant des regards inquiets sur les buissons qui bordaient la route. Elle eût voulu une compagne pour faire le chemin.

Elle passa devant une maison de paysans. La porte était ouverte. La lumière dessinait sur l’obscurité une large bande d’or. De l’intérieur, une voix féminine l’interpella : « Eh là, ma sœur… attendez donc ! Vous allez à la ville ? Ça ne vous fait rien que je vous accompagne ? »

« Non, madame, au contraire ! »

Une vieille sortit. L’obscurité empêchait de distinguer ses traits. Courbée par l’âge, elle avançait avec peine. Sœur Saint-André lui offrit le bras.

« Bien merci, ma bonne sœur… »

Alors, mise en confiance par cette prévenance, sa langue se délia :

« Quelle bonne journée nous avons eue, ma chère sœur. Comme on est bien par un temps pareil, ne trouvez-vous pas ? Oui, c’est vrai, nous n’avons plus vingt ans… »

Vingt ans ! Ces mots avaient saisi la jeune fille. Elle eut envie de crier à cette vieille bavarde : « Mais je les ai, moi, mes vingt ans ! Aujourd’hui même ! » Pourtant, les sons s’arrêtèrent dans la gorge. L’autre parlait toujours :

« Oh ! ma sœur, quand j’avais cet âge, comme j’étais jolie et bien faite… Et c’est l’année de mon mariage avec Jean-Pierre… Ah ! c’était le bon temps… Il faut en profiter, n’est-ce pas ? Oh ! pardon, j’oubliais. »

Honteuse, la vieille se tut. On arrivait et elles se séparèrent. Sœur Saint-André dut encore marcher cinq minutes par des rues populeuses et sales, où de petits voyous narquois la saluaient en riant.

Enfin, c’était là…

L’entrée était basse et le corridor répugnant. Deux commères devisaient sur le pas de la porte : « Ah ! voilà ma sœur… C’est au deuxième, ma sœur. Prenez garde de tomber dans l’escalier, ma sœur… »

Dans la chambre flottait un relent de potions et de soupe aux choux. Quand sœur Saint-André entra, un homme lisait près de la table. Il se leva, vint lui souhaiter le bonsoir, montrant sa femme couchée sur le lit. Elle était à la mort Le médecin ne croyait pas qu’elle passerait la nuit… L’homme expliquait cela sans grande émotion. Il dit encore qu’étant très fatigué, il allait se reposer chez un voisin obligeant. Sœur Saint-André s’assit près de la moribonde et l’examina. C’était une femme de près de cinquante ans, très pâle, ses cheveux gris répandus sur l’oreiller. Elle dormait…

De la rue montaient des cris et des rires attardés. On entendait des voix de buveurs, sorties des cabarets, en face.

Et, dans cet air impur, on sentait, malgré tout, l’haleine du printemps. Une romance, venue d’on ne sait quelle mansarde, chantait aux oreilles de la jeune fille.

Elle sentait que tout, autour d’elle, était heureux de vivre, même cette vieille paysanne. Elle se répétait : « Oh ! pardon, j’oubliais… »

Elle n’était donc pas une femme comme une autre. Une immense tristesse l’envahit, elle voulut revoir sa mère, sa famille qu’elle avait laissée là-bas, bien loin.

Elle avait faim de caresses, de mots tendres… Elle pleura. Et c’était ça ses vingt ans, à elle…

Maintenant, une sorte de colère la prenait contre ces vêtements qui faisaient d’elle une étrangère au monde, aux hommes. Elle eût voulu les arracher et s’enfuir bien loin de cette chambre malsaine où s’étiolait sa jeunesse. Elle revoyait le grand couvent triste, la supérieure méchante, hypocrite et les autres…

Son cœur se serrait à la pensée d’y retourner.

Pourtant cela devait durer toujours…

La malade gémit et voulut se soulever. Sœur Saint-André lui prit les mains…

La femme regarda cette figure étrangère avec de grands yeux étonnés. Elle balbutia quelques mots incompréhensibles, puis se mit à rire horriblement. Sœur Saint-André eut peur, elle appela, mais personne ne vint. La mourante s’emparait de ses bras et les meurtrissaient de ses ongles sales. La religieuse, toute pâle, cherchait à se dégager de l’étreinte… Elle criait. Mais son appel se perdait dans la rumeur qui montait de la rue.

Enfin, la malade lâcha prise et sa tête retomba lourdement sur le coussin. Sa respiration sifflait…

La petite sœur tremblait d’effroi dans cette chambre pauvre, près de cette femme effrayante. Une envie folle de fuir la prit… mais elle n’osa.

Elle revit la campagne et les vergers en fleurs…

Elle voulut n’être qu’une femme… comme les autres.

Aujourd’hui, sœur Saint-André n’est plus religieuse.