Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XXV

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 394-397).

Chapitre XXV.

La Contradiction dans la Trinité.


La religion, non satisfaite d’objectiver l’être humain-divin sous forme d’un seul être personnel, va plus loin et objective les différences qu’il y a dans cet être.

C’est ainsi qu’elle se construit la Trinité, qui est l’expression transcendante des catégories fondamentales de l’essence humaine. Il y a plusieurs manières de comprendre l’être humain : il y a donc autant de distinctions dans la Trinité. Ces catégories fondamentales sont figurées comme des sujets, des êtres, des hypostases, des personnes, mais elles ne le sont que pour l’imagination ; la raison, la pensée, n’y voit que des relations ou des déterminations. D’où s’ensuit que la Trinité est un mélange contradictoire de polythéisme et de monothéisme, d’imagination et de raison, d’illusion et de réalité, la raison n’y voit que l’unité des trois personnes, l’imagination y voit leur trinité. La raison trouve que les trois personnes divines sont trois formes idéales, l’imagination trouve que les trois formes idéales sont trois personnes, et avec cela l’unité de l’Être divin disparaît, puisqu’un n’est pas trois. La raison n’hésite pas à appeler les personnes divines trois fantômes, l’imagination s’incline devant elles comme si elles étaient trois réalités. Le dogme de la Trinité exige donc de l’homme de penser le contraire de ce qu’il s’imagine et de s’imaginer le contraire de ce qu’il pense : un fantôme de l’imagination doit devenir une réalité pour la pensée ; cela donne de nouveau lieu à un conflit entre la raison et l’imagination, ces deux adversaires perpétuelles.

Je me suis souvent étonné en voyant la philosophie spéculative et religieuse protéger la sainte Trinité contre les attaques de la raison impie et athée ; cette philosophie spéculative n’admet pourtant pas la personnalité des trois hypostases, et elle ose même déclarer le rapport du Père divin et du Fils de Dieu pour une allégorie inconvenablement empruntée au règne animal. Avec cela elle arrache, pour ainsi dire, à la Trinité cœur et âme. Mais n’oublions jamais que cette philosophie, ou plutôt théosophie spéculative, a une fois pour toutes séparé ce qu’elle appelle la raison spéculative (spéculative Vernunft) et la réflexion (Verstand) : armé de cette distinction on n’éprouve en effet aucune difficulté de justifier un non-sens quelconque. Pour faire honneur à la religion dite absolue (le christianisme spéculatif d’après Hegel), les philosophes spéculatifs de la religion se permettent d’innombrables ruses à la manière des anciens cabalistes ; et certes, avec un pareil système de l’arbitraire absolu, si l’on n’en employait qu’une partie seulement en faveur des religions dites inférieures, on pourrait trouver le moyen de confectionner avec les cornes du bœuf égyptien Apis, cette boite de Pandore qu’on appelle la dogmatique chrétienne. Allez, séparez toujours la raison et la réflexion, et vous verrez !…

Voilà trois personnes essentiellement unies en Dieu : tres personae, sed una essentia, disaient les anciens, et on ne saurait blâmer cette combinaison aussi naturelle que rationnelle ; on peut bien imaginer et penser trois ou quatre ou cinq personnages et plus, qui sont identiques entre eux d’après leur essence. Les individus humains, tout variés qu’il soient par de nombreuses différences personnelles, sont entièrement égaux, ou plutôt ne font qu’un, d’après l’essence humaine ; regardez-les du point de vue humain, et ils sont tous identiques dans l’humanité. Remarquez que cette identification n’est pas faite seulement par le raisonnement dialectique, mais aussi par le sentiment : nous avons de la sympathie, de la compassion pour un individu quelconque sans nous enquérir de son état intellectuel et moral, de sa condition sociale et politique, nous le savons membre de la société humaine, et cela nous suffit, Le sentiment de la sympathie est donc un de ces sentiments que la philosophie appelle substantiels, essentiels, ou spéculatifs ; en langage religieux et poétique sentiments sublimes, magnifiques, célestes, etc. Les trois, les quatre, les cinq personnes humaines ou plus, que je viens de citer comme parallèle de la Trinité, existent chacune à côté et en dehors des autres, elles ont chacune une existence séparée ; physiquement elles sont plusieurs, moralement elles ne sont qu’une. Mais gardez-vous d’appliquer cela à Dieu il est composé de trois hypostases qui n’existent point isolément ; on se rappelle les sombres fureurs, que la théologie chrétienne exerça contre des hérétiques qui trouvèrent en Dieu trois personnages distincts. Les dieux et les déesses de l’Olympe étaient des personnes réelles, chacune était isolée de l’autre ; c’étaient des individualités divines, différentes d’après leur caractère spécial et égales d’après leur divinité commune. il y avait de la franchise, de la nature, du bon sens, dans les êtres illusoires et chimériques même dont la nation hellénique peupla le monde ; dans la Trinité chrétienne il n’y a que de l’hypocrisie. Les déités païennes étaient des personnes imaginées, sans doute, mais des personnes qui portent le cachet de la réalité individualisée ; les trois déités hypostatiques du Dieu chrétien ne sont que des ombres de personnalité ; elles sont comme tout le reste dans le christianisme, des monstruosités bâtardes, hermaphrodites, illogiques, bizarres, à la fois outrées et vagues, diffuses et confuses, bref, une fantasmagorie qui a la prétention d’être une réalité. Par crainte de tomber dans le polythéisme, la Trinité se détruit elle-même ; elle oublie que quand elle montre ses trois personnes, elle parle en pluriel et non en singulier. Unus Deus, dit- elle, et non Tri Dii ; elle insiste surtout sur unus Deus, qui est aussi unum, tandis que les divinités païennes ne sont qu’un unum. Voyez par exemple saint Augustin et Pierre Lombard (I, Distinc., 19, c. 7, 8, 9) « Hi ergo tres, qui l’unum sunt propter ineffabilem conjunctionem deitatis, qua ineffabiliter copulantur, unus Deus est (Pierre Lombard, c. 6). » et Luther « Jamais la raison ne comprendra que trois font un et qu’un est trois (XIV, 13). » En d’autres termes, l’unité n’a point ici la signification du genre, de l’unum, mais celle de l’unus.

Les trois hypostases ne sont donc que trois fantômes aux yeux de la raison, car la réalité de leur personnalité est supprimée par le monothéisme. Elles ne sont que trois relations : le Fils n’existe pas sans le Père, le Père n’existe pas sans le Fils, et le Saint-Esprit (un hors-d’œuvre, on le sait), n’exprime que la relation du Père et du Fils ; le Saint-Esprit détruit la symétrie. Les trois hypostases se distinguent ainsi entre elles précisément par ce qui constitue leurs rapports mutuels : la paternité distingue Dieu le Père de Dieu le Fils, la filialité distingue Dieu le Fils de Dieu le Père, et la personnalité est par conséquent une notion relative, une simple relation. En même temps on nous dit que cette relativité impersonnelle est une réalité personnelle répartie en trois substances réellement existantes existantes ; nous voilà forcés de nouveau à être polythéistes : « Quia ergo Pater Deus, et Filius Deus et Spiritus Sanctus Deus, cur non dicuntur tres Dii ? Ecce proposuit hanc propositionem (Augustinus) : attende quid respondeat… Si autem dicerem : Tres Deos, contradiceret Scriptura dicens : Audi Israël, Deus tuus unus est. Ecce absolutio quaestionis : Quare potius dicamus tres personas quam tres Deos, quia scilicet illud non contradicit Scriptura » dit Pierre Lombard (I, Distinc., 23, c. 3). Ceci est très édifiant on voit combien déjà le vrai catholicisme a suivi le texte de la Bible.

Une âme religieuse, qui par hasard a réussi à conserver toute sa candeur, doit nécessairement être poussée dans les plus terrible contradictions aussitôt qu’elle étudie le dogme de la Trinité chrétienne. Ces contradictions peuvent aller jusqu’à la destruction, jusqu’à l’aliénation mentale, comme cela est très bien développé dans un ouvrage que nous avons cité plusieurs fois : « Théanthropos, une série d’aphorismes (en allemand) ; » il discute dans la forme de l’âme religieuse ce que notre Essence du christianisme discute dans la forme de la raison. Nous recommandons par conséquent le livre « Théanthropos » surtout aux lectrices.