Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. V

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 162-170).

Chapitre V.

Le Mystère de l’Incarnation de Dieu.


L’Incarnation, voilà le cœur, le centre du christianisme dogmatique. C’est une larme de la miséricorde divine ; mais un Dieu qui pleure sur la misère humaine, sympathise avec l’homme, est lui-même un être humain. Dieu devenu homme n’est que l’homme devenu Dieu ; avant que Dieu se fit homme, l’homme avait été élevé à Dieu. En effet, si Dieu n’eut point été homme, comment concevoir la possibilité de son incarnation en forme humaine ? Augustin dit très-bien : « Il se fit homme, afin que celui-ci devint Dieu » (Sermon au peuple, I, 371), et Luther se prononce dans même sens spéculatif quand il dit : « Moïse, appelant l’homme une image ressemblante de Dieu, a voulu faire entendre qu’un jour Dieu deviendrait homme, » c’est-à-dire, l’Incarnation est une conséquence de la divinité de l’homme. Rien, d’ailleurs, ne nuit davantage à la réflexion religieuse, que si l’on oublie de séparer la raison et l’âme affective, le cœur, l’amour : le dieu du raisonnement, Dieu le Père, et le dieu du sentiment, Dieu le Fils. Si, au contraire, on comprend l’essence de Dieu comme humaine, on ne rencontrera plus de difficulté d’admettre logiquement sa forme également humaine. La doctrine dogmatique exprime cette vérité logique à sa manière, quand elle dit : Ce n’est point la première de Dieu, c’est la deuxième qui s’est incarnée, ou qui représente l’homme en face de Dieu ; il s’agit donc de prouver que cette deuxième n’est au fond que la première, la Personne totale, toute et entière de la religion. Sans ce médiateur (terminus medius a quo de l’incarnation), le phénomène devient inintelligible. Il faut rejeter comme appartenant au matérialisme religieux le plus grossier et le plus stupide cette autre thèse, qui dit : « L’incarnation est un fait historique qui n’est enseigné que par une révélation théologique. » L’incarnation est au contraire, une conclusion basée sur des prémisses qui sont très-claires, très-nécessaires. Il faut encore éviter l’erreur de vouloir déduire l’Incarnation par la méthode métaphysique ; elle n’est bonne que quand il s’agit de la première Personne, qui ne s’est jamais incarnée. Ma méthode, que je voudrais appeler la méthode critique et génétique (ou développante) est opposée à celle des métaphysiciens mystiques et spéculatifs ; elle ne s’étonne point de l’incarnation, et, loin d’y voir un mystère inconcevable, elle va l’expliquer nettement en le réduisant à ses éléments constitutifs, l’amour humain. La méthode métaphysique ne se rapporte qu’à la première Personne (celle-ci, comme je viens de le dire, ne s’incarne pas, elle n’est point dramatique) : on n’en saurait faire usage à l’égard de la deuxième Personne que quand on voudrait, avec intention et évidence, déduire de la métaphysique la négation de la métaphysique.

Dieu est l’Amour, dit le dogme. Nous y trouvons deux termes : Dieu–Amour. Mais quelle est la signification de cette phrase ? Est-ce dire que Dieu est un Être qui diffère de l’Amour ? Comme si nous disions d’un individu humain que nous aimons : « C’est l’Amour lui-même, c’est l’Amour en personne ? » Évidement, il en est ainsi ; l’Amour est ici comme attribut particulier de Dieu, il forme l’appendice de Dieu. Dieu qui est Amour, est aussi et en même temps Toute-Puissance, Sagesse, Éternité, etc. En d’autres termes, Dieu et l’Amour ne sont point identiques ; l’Amour n’est point Substance, il n’est qu’Attribut et Accident ; Dieu peut aussi se manifester autrement, par exemple comme Toute-Puissance, qualité si peu exclusivement divine et si peu dirigée par l’amour, que le Démon lui-même y participe jusqu’à un certain point. Si vous appelez l’amour lumière, vous appellerez la toute-puissance ténèbres ; derrière l’attribut si attrayant dont vous venez de décorer la divinité, il y a en ce cas toujours un autre être, une puissance dépourvue d’amour, un monstre diabolique qui se repaît du sang et des douleurs de l’homme ; ce terrible fantôme, quand il prend réalité historique, s’appelle fanatisme religieux ; il n’y a pas loin de là à Satan…

Les anciens héros du mysticisme chrétien ne s’y trompaient point; ils chantèrent avec une voix touchante et solennelle le triomphe que l’Amour remporte de Dieu, Amor triumphat de Deo, dit saint Bernard, lui qui à coup sûr vaut plus que toute une longue série de théologiens orthodoxes, piétistes et rationalistes des temps modernes ; je ne m’occuperai donc point des auteurs de cette catégorie ils ne sont pas à la hauteur d’une discussion sérieuse.

L’Amour divin qui, d’après le dogme de l’Incarnation, avait poussé Dieu à mourir sur la croix, était réellement du dévouement, tel que nous autres mortels l’éprouvons quand nous nous sacrifions pour le bonheur d’autrui et Mélanchthon dit avec raison : « Dieu compte les gouttes de nos larmes ; comme Dieu le Fils il se sent réellement affligé par nos douleurs. » (Declamat. 3, 286, 450.) À ceci on a objecté : Dieu est impassible sans être incompassible ; c’est une objection qui fait pitié à tout penseur, car la compassion n’implique-t-elle pas aussi une passion douloureuse, une souffrance ? Ainsi, je dis : le véritable texte de l’Incarnation c’est l’amour, abstraction faite de toute modification ; l’amour, sans y introduire une distinction sophistique entre l’amour divin et l’amour humain. Dieu en s’incarnant ne nous a sauvés que par l’amour, c’est donc bien l’amour qui est le Sauveur, et point Dieu. Dieu s’est sacrifié, dit le dogme, par amour ; il en résulte la nécessité de sacrifier, à son tour, Dieu à l’amour ; sans cela nous sacrifierions l’amour a Dieu, nous rétablirions donc de nouveau Dieu le Père, la première Personne, ou le démon du fanatisme religieux.

Maintenant, après avoir dévoilé le mensonge qui se cache sous la formule dogmatique, nous avons réduit celle-ci à sa véritable expression, nous l’avons traduite en une vérité qui, loin d’être la propriété exclusive du christianisme, appartient à la religion en général. Le mystère est devenu une idée simple et commune à l’humanité entière.

Nous arrivons désormais a un fait quant à la prière ; chaque prière est en effet une incarnation de Dieu. Les hommes, quand ils lui adressent la prière, supposent indirectement l’unité de l’Être divin avec l’Être humain. Dire que le résultat des prières a été déjà déterminé d’avance et préétabli, décrété et scellé dans le plan général de la création du monde, n’est qu’une fiction, et en contradiction avec tout ce qu’il y a dans la religion de plus essentiel. En outre, cette fiction n’a pas de consistance, parce que Dieu ayant prémédité les prières et leurs résultats avant la création de l’homme, n’en serait pas moins un Être qui cède à la parole humaine : toute la différence reviendrait à un reculement du présent jusqu’aux ténèbres illusoires d’un passé anté-mondain, l’Éternité ; cette différence est nulle, car céder à quelque chose et avoir cédé sont identiques.

Un défaut de logique a fait décrier comme un anthropomorphisme peu digne de Dieu, la théorie de l’action de la prière. La force de la prière, c’est la force de l’âme, voilà tout ; or le Dieu auquel l’âme humaine s’adresse, est nécessairement censé avoir une âme analogue, donc l’âme s’adresse en priant à l’âme. Il n’y a là rien qui soit en contradiction avec la dignité de l’âme ou, ce qui revient au même, de l’amour.

On pourrait objecter à l’interprétation que je viens de donner, la différence qui existe entre l’incarnation chrétienne et celle des religions païennes. Les incarnations des divinités indiennes et grecques, pourrait-on dire des hommes déifiés : Jupiter prend même la forme d’un taureau, ce qui prouve que quand il se fait homme, cela n’est qu’une fantaisie, qu’un caprice ; tandis que l’incarnation chrétienne exprime d’une manière infiniment plus profonde l’union de l’Être humain et de l’Être divin. Je réponds à ceci : L’incarnation chrétienne contient déjà dans ses prémisses l’Être humain tout entier ; la divinité, qui aime l’homme, a un fils en elle ; ce qui constitue une analogie, une identité avec l’homme, et l’essence est ici comme au paganisme en proportion avec la forme. La théologie spéculative, qui ne fait que semer des contradictions pour en récolter des difficultés et des énigmes qu’elle est incapable de résoudre, a tort d’appeler son homme-Dieu une combinaison mystérieuse, un fait synthétique ; l’homme-Dieu est, au contraire, un fait analytique.

C’est un mot humain avant une signification également humaine. S’il y avait ici contradiction, elle existerait déjà avant l’incarnation, dans la combinaison des notions Dieu, Providence, Amour ; tandis qu’il a été prouvé précédemment que l’amour, pour se manifester, a absolument besoin de se montrer à l’objet aimé, de le voir et d’être vu. Un poète a dit : « J’aime celui qui me veut du bien, et je veux voir mon bien-aimé ; le regard de l’amour me portera du bonheur. » La poésie est ici une meilleure dialecticienne que toute la doctrine sophistique des théologiens spéculatifs. Et saint Jean l’exprime très-clairement (I, 4, 19) : « Aimons Dieu, puisqu’il nous aima le premier. » Ainsi, l’homme est l’objet de l’amour de son Dieu ; le but de cet amour, c’est l’homme ; en d’autres termes, l’homme, en aimant ce Dieu, ne fait qu’aimer l’amour, ou l’amour est ce qu’il y a de plus sublime, de plus riche, de plus beau dans l’homme. L’amour est divin ; voilà le mot de l’énigme. Ce mot, si simple et si grandiose, n’existe pour la réflexion des théologiens que comme un mot accidentel, comme un appendice peu important mais, pour l’essence de la religion, ce mot est la vérité, la seule vérité. — Quant à l’adoration de l’homme par l’homme chez les païens et chez les chrétiens, elle a été différente, mais dans un autre sens différente que la théologie raisonnée voudrait l’interpréter[1].

Le christianisme adore Dieu, mais il l’adore dans l’homme ; saint Paul dit « que Dieu, avec toute sa richesse infinie se trouve corporellement dans le Christ ; tu ne chercheras donc plus Dieu dans le soleil, ni dans la lune, ni ailleurs, mais dans son Fils, né de la Vierge Marie. Tout ce qu’on pense de Dieu, si ce n’est dans le Christ, n’est que de l’illusion et de l’idolâtrie (Luther, VI, 47). » Cette adoration de Dieu dans l’homme n’est que l’adoration de l’homme comme Dieu ; Luther dit : « Voyez les Juifs, les Turcs, ils nous reprochent d’adorer un homme qui avait des besoins matériels et naturels (48). » Et, en effet, quand on adore Dieu dans la raison, on l’adore comme être de la raison, ou, mieux dit, comme la raison ; adorez Dieu dans les beaux-arts, et vous adorez l’être des beaux-arts, l’art lui-même comme étant votre Dieu ; adorez donc Dieu dans l’homme, et vous adorez l’homme comme votre Dieu. Vous n’adoreriez point Dieu en ce cas, s’il était à vos yeux un être différent de l’homme, un être non-humain, anti-humain, inhumain. Vous effacez la différence entre Dieu et le soleil, en l’adorant sous l’image de cet astre ; en ce cas, Dieu est à vos yeux la lumière, la chaleur, parce qu’elle est pour vous ce qu’il y a de plus beau, de plus puissant. Vous ne savez pas ce motif logique, ce nerf logique pour ainsi dire, qui régit votre adoration ; mais si votre bouche n’en parle pas, vos actes le prouvent clairement. Plus tard, la théologie, la réflexion s’agitera : doutant de la divinité du soleil, elle fait d’un dieu primitif un dieu secondaire, et elle dit : Le soleil n’est qu’une allégorie, qu’un symbole. Les classes populaires, cependant, n’aiment point cette distinction érudite ; elles rejettent les symboles, elles maintiennent l’identité. — Application faite au dogme chrétien, l’adoration de l’homme par l’homme persiste malgré toute l’érudition de nos théologiens ; vous avez beau réclamer : « L’homme, ce n’est en quelque sorte que l’habit que Dieu a revêtu. » — Vous comprendrez sans difficulté que l’habit de Dieu doit toujours être en proportion avec Dieu ; or, l’habit étant humain, Dieu est humain aussi. Voilà le cercle dans lequel vous restez enfermés de par la logique : franchissez-le, si vous osez. Mais, dites-vous, comment donc distinguer l’adoration païenne de l’homme par l’homme, de cette adoration chez les chrétiens ? À ceci Je réponds : Le paganisme adore les qualités, le christianisme adore l’essence de l’homme. Les païens grecs et romains déifient un empereur, un héros, un philosophe, un politique, un artiste parce qu’il avait eu des qualités qui paraissaient dignes d’être vénérées ; les païens se gardent bien de déifier ce personnage purement et simplement parce qu’il est homme. Les chrétiens, au contraire, font abstraction de toutes les qualités spéciales, qui, à leurs yeux, sont bien au-dessus de l’essence humaine : ils disent avec Luther : « Être prince, roi, valet, servante, ce n’est pas quelque chose : être homme, voilà tout. »

Le païen est idolâtre en déifiant telle individualité, qui, au fond, n’est qu’une image de l’essence humaine : il est polythéiste, parce que les qualités à cause desquelles il déifie un individu humain, appartiennent aussi bien à d’autres individus. Le chrétien est monothéiste, parce que l’essence, l’être de l’homme n’est qu’un. Le païen a des dieux et des déesses, des divinités nationales et locales ; le chrétien a un Dieu qui n’a aucune de ces particularités spéciales. L’Homme-Dieu des chrétiens a pour caractère particulier l’absence de toute particularité ; Jésus le Christ, sans doute, est individu, mais un individu généralisé et universel, dans lequel il y a toutes les personnes et tous les nombres : moi, toi, nous, vous. Le païen n’adore point l’homme en général, il est donc forcé à suppléer par la quantité, tandis que le chrétien, qui adore l’être humain une fois pour toutes, se passe facilement de toute autre idolâtrie personnelle.

On a tant parlé de l’humilité des chrétiens et de l’orgueil des païens, qu’il vaut la peine, ce me semble, de regarder la chose de plus près. Dans le christianisme, les hommes héritent la noblesse divine de la part de leur père, qui est l’homme : Cyprien dit que le Christ est le prototype de l’homme, c’est-à-dire du chrétien, et que le Christ a voulu être ce que l’homme est, pour que celui-ci puisse devenir ce que le Christ est. Le chrétien est ce qu’il est par l’essence humaine, il est donc forcément modeste et résigné, car on ne saurait raisonnablement s’enorgueillir de ce qu’on n’est pas par et de soi-même, mais par un autre être.

Le chrétien est déjà Dieu dans sa première enfance ; le païen n’acquiert l’état divin qu’au prix des labeurs les plus pénibles, s’il ne préfère pas de devenir un dieu par un décret du sénat, comme les Lacédémoniens disent à Alexandre qui leur ordonne de le placer parmi les dieux : « Le roi macédonien veut être dieu ; eh bien, qu’il le soit. » Le chrétien est Dieu-né ; il est Dieu par nécessité intérieure et métaphysique ; Le païen ne devient Dieu que quand les autres hommes l’ont proclamé Dieu, et il en est justement fier. Bref, les païens de l’antiquité sont superficiels, les chrétiens sont profonds quand ils adorent l’homme ; ceux-là font de la divinité une aristocratie, ceux-ci une démocratie communale, dans laquelle tout individu peut dire : Moi aussi je suis Dieu.

L’élévation au rang des dieux immortels, telle qu’elle se montre surtout dans la période de la décadence hellénique et romaine, fait voir d’une manière éclatante la nature essentielle du paganisme ; quand une chose périt, son être apparaît plus distinctement aux yeux de l’observateur que jamais. Les païens élèvent au rang des dieux les hommes individuels si facilement, parce que leurs dieux sont tous sans exception des individualités humaines.

Il n’y a pas trop loin de leurs dieux aux hommes : il n’y a donc non plus très-loin des hommes aux dieux. Le mythologiste Euhemère, si terrible aux païens, ses compatriotes, par sa critique, et si cher aux Pères de l’Église, peut fort bien être justifié du point de vue que je viens de développer ; seulement il se trompe en expliquant les dieux comme ayant été des personnes historiques.


Il ne serait en outre point inutile d’apporter quelques pièces d’appui à ce qui a été dit sur la signification de l’Incarnation chrétienne. Ainsi nous lisons dans Clément d’Alexandrie : « Credimus in unum Deum Patrem et in unum Dominum J. Christum Fitium, Deum ex Deo, qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit et incarnatus et homo factus est passus — Fides Nicaenae Synodi. — Servator ex praeexcellenti in homines charitate non despexit carnis humanae imbecillitatem. — Saint Augustin (Sermon. ad pop. 371, 3) dit : « Videte, fratres, quantum se humiliavit propter homines Deus… Unde non se ipse homo depiciat, propter quem utique ista subire dignatus est Deus ; » et 380, 2 : « O homo propter quem Deus factus est homo, aliquid magnum te credere debes ; » le même(De agone 11) : « Quis de se desperet, pro quo tam humilis esse voluit Filius Dei ? »

Dans les écrits apocryphes de saint Augustin on lit : « Quis potest hominem odisse, cujus naturam et similitudem videt in humanitate Dei ? Revera qui odit illum, odit Deum (Manuale, 26). » Salvien de Marseille : « Plus nos amat Deus quam filium pater… Propter nos Filio non peperit; Et quid plus addo ? et hoc filio justo et hoc filio ungenito et hoc filio Deo. » — Saint Bernard : « Venit siquidem universitatis Creator et Dominus, venit ad homines, venit propter homines, venit homo (De adr. Domin.). » — Pierre le Lombard : « Quid enim mentes nostras tantum erigit et ab immortalitatis desperatione liberat, quam quod tanti nos fecit Deus (III, 20, 1) ? » — Thomas a Kempis (De Imit. 3, 10) : «  Ecce omnia tua sunt quae habeo et unde tibi servio, verum tamen vice versa tu magis mihi servis quam ego tibi : ecce coelum et terra quae in ministerium hominis creasti, praesto sunt et faciunt quotidie quaecunque mandasti… Quin etiam Angelos in ministerium hominis ordinasti… transcendit autem omnia, quia tu ipse homini servire dignatus es » ; et ainsi C. 13 ; 18. Plus sublime et plus énergique encore est Ambroise (De fide ad Gratian, 2,4) : « C’est pour mot que le Christ a subi mes faiblesses et les passions de mon corps physique ; pour moi, c’est-à-dire pour l’homme en général, il s’est fait maudire… Lui a pleuré pour t’épargner des larmes à toi, homme. » Et Luther « Oui, le Seigneur nous a cru dignes du plus grand de tous les honneurs ; il a fait de son Fils un simple homme égal aux autres hommes ; je ne sais comment il aurait pu se rapprocher davantage du genre humain (XVI, 533). »

C’est surtout dans les hymnes des Herrnhuthiens, Méthodistes et Piétistes, qu’on peut observer l’amour pour Dieu se changeant d’une manière vraiment naïve en amour du moi ; cette phase, je le sais, est détestable aux yeux d’un mysticisme plus élevé et plus riche, qui plutôt dit avec Bernard (Tract. de dilig.) : « La cause pour laquelle on aime Dieu, c’est Dieu ; il faut l’aimer pour lui et non pour soi, » et le grand docteur mystique promet à l’âme d’être absorbée en Dieu. Mais cet amour désintéressé pour Dieu n’existe que dans les transports sublimes de l’enthousiasme religieux qui n’est Jamais de longue durée ; ordinairement cet amour mystique est essentiellement égoïste : Qui Deum non diligit, se ipsum non diligit, Celui qui n’aime pas Dieu, n’aime pas lui-même.

  1. Le traducteur transcrit ici une dissertation de M. L. Feuerbach (1844).