Faust (Goethe, trad. Nerval, 1877)/Préfaces

Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 1-25).

PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION


(1828)


Voici une troisième traduction de Faust ; et ce qu’il y a de certain, c’est qu’aucune des trois ne pourra faire dire : « Faust est traduit ! » Non que je veuille jeter quelque défaveur sur le travail de mes prédécesseurs, afin de mieux cacher la faiblesse du mien, mais parce que je regarde comme impossible une traduction satisfaisante de cet étonnant ouvrage. Peut-être quelqu’un de nos grands poëtes pourrait-il, par le charme d’une version poétique, en donner une idée ; mais, comme il est probable qu’aucun d’eux n’astreindrait son talent aux difficultés d’une entreprise qui ne rapporterait pas autant de gloire qu’elle coûterait de peine, il faudra bien que ceux qui n’ont pas le bonheur de pouvoir lire l’original se contentent de ce que notre zèle peut leur offrir. C’est néanmoins peut-être une imprudence que de présenter ma traduction après celles de MM. de Saint-Aulaire et A. Stapfer. Mais, comme ces dernières font partie de collections chères et volumineuses, j’ai cru rendre service au public en en faisant paraître une séparée.

Il était, d’ailleurs, difficile de saisir un moment plus favorable pour cette publication ; Faust va être représenté incessamment sur tous les théâtres de Paris, et il sera curieux sans doute pour ceux qui en verront la représentation de consulter en même temps le chef-d’œuvre allemand, d’autant plus que les théâtres n’emprunteront du sujet que ce qui convient à l’effet dramatique, et que la scène française ne pourrait se prêter à développer toute la philosophie de la première partie, et beaucoup de passages originaux de la seconde.

Je dois maintenant rendre compte de mon travail, dont on pourra contester le talent, mais non l’exactitude. Des deux traductions publiées avant la mienne, l’une brillait par un style harmonieux, une expression élégante et souvent heureuse ; mais peut-être son auteur, M. de Saint-Aulaire, avait-il trop négligé, pour ces avantages, la fidélité qu’un traducteur doit à l’original ; on peut même lui reprocher les suppressions nombreuses qu’il s’est permis d’y faire ; car il vaut mieux, je crois, s’exposer à laisser quelques passages singuliers ou incompréhensibles que de mutiler un chef-d’œuvre. M. Stapfer a fait le contraire : tout ce qui avait un sens a été traduit, et même ce qui n’en avait pas, ou ne nous paraissait pas en avoir. Cette méthode lui a mérité de grands éloges, et c’est aussi celle que j’ai tenté de suivre, parce qu’elle n’exige que de la patience, et entraîne moins de responsabilité. Au reste, cette prétention de tout traduire exposera, aux yeux de beaucoup de personnes, ma prose et mes vers à paraître martelés et souvent insignifiants ; je laisse à ceux qui connaissent l’original à me laver de ce reproche, autant que possible ; car il est reconnu que Faust renferme certains passages, certaines allusions, que les Allemands eux-mêmes ne peuvent comprendre ; en revanche, je dirai avec le traducteur que je viens de citer :

« Il me reste à protester contre ceux qui, après la lecture de cette traduction, s’imagineraient avoir acquis une idée complète de l’original. Porté sur tel ouvrage traduit que ce soit, le jugement serait erroné ; il le serait surtout à l’égard de celui-ci, à cause de la perfection continue du style. Qu’on se figure tout le charme de l’Amphitryon de Molière, joint à ce que les poésies de Parny offrent de plus gracieux, alors seulement on pourra se croire dispensé de le lire. »

Je n’essayerai pas de donner ici une analyse complète de Faust. Assez d’auteurs l’ont jugé ; et il vaut mieux, d’ailleurs, laisser quelque chose à l’imagination des lecteurs, qui auront à la fin du livre de quoi l’exercer. Je les renvoie encore au livre de l’Allemagne, de madame de Staël, dont je vais en attendant citer un passage :

« … Certes, il ne faut y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et qui termine ; mais, si l’imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le Faust de Gœthe devrait avoir été composé à cette époque. On ne saurait aller au delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de cette pièce ; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu’on a coutume de le présenter aux enfants ; il en a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les méchants et celui de Gresset, en particulier, ne sont que des novices, à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès (c’est le nom du démon qui se fait l’ami de Faust). Gœthe a voulu montrer dans ce personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus amère plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de gaieté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie infernale qui porte sur la Création tout entière et juge l’univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur.

« S’il n’y avait dans la pièce de Faust que de la plaisanterie piquante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs écrits de Voltaire un genre d’esprit analogue ; mais on sent dans cette pièce une imagination d’une tout autre nature. Ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable ; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits ; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse.

« Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Gœthe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie, légère en apparence, qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité ; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible ; sa figure est méchante, basse et fausse ; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire ; et ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre, car il ne peut même faire semblant d’aimer : c’est la seule dissimulation qui lui soit impossible. »

Je crois qu’il était difficile de mieux peindre Méphistophélès ; cette appréciation est bien digne de l’ouvrage qui l’a inspirée ; mais où le sublime caractère de Faust serait-il mieux rendu que dans cet ouvrage même, dans ces hautes méditations, auxquelles la faiblesse de ma prose n’a pu enlever tout leur éclat ? Quelle âme généreuse n’a éprouvé quelque chose de cet état de l’esprit humain, qui aspire sans cesse à des révélations divines, qui tend, pour ainsi dire, toute la longueur de sa chaîne, jusqu’au moment où la froide réalité vient désenchanter l’audace de ses illusions ou de ses espérances et, comme la voix de l’Esprit, le rejeter dans son monde de poussière ?

Cette ardeur de la science et de l’immortalité, Faust la possède au plus haut degré ; elle l’élève souvent à la hauteur d’un dieu, ou de l’idée que nous nous en formons, et cependant tout en lui est naturel et supportable ; car, s’il a toute la grandeur et toute la force de l’humanité, il en a aussi toute la faiblesse ; en demandant à l’enfer des secours que le ciel lui refusait, sa première pensée fut sans doute le bonheur de ses semblables, et la science universelle ; il espérait à force de bienfaits sanctifier les trésors du démon, et, à force de science, obtenir de Dieu l’absolution de son audace ; mais l’amour d’une jeune fille suffit pour renverser toutes ses chimères : c’est la pomme d’Éden qui, au lieu de la science et de la vie, n’offre que la jouissance d’un moment et l’éternité des supplices.

Les deux caractères dramatiques qui se rapprochent le plus de Faust sont ceux de Manfred et de don Juan, mais encore quelle différence ! Manfred est le remords personnifié, mais il a quelque chose de fantastique qui empêche la raison de l’admettre ; tout en lui, sa force comme sa faiblesse, est au-dessus de l’humanité ; il inspire de l’étonnement, mais n’offre aucun intérêt, parce que personne n’a jamais participé à ses joies ni à ses souffrances. Cette observation est encore plus applicable à don Juan ; si Faust et Manfred ont offert, sous quelques rapports, le type de la perfection humaine, il n’est plus que celui de la démoralisation, et livré enfin à l’esprit du mal ; on sent qu’ils étaient dignes l’un de l’autre.

Et cependant, dans tous trois, le résultat est le même, et l’amour des femmes les perd tous trois !…

Quel parallèle entre ces grandes créations si différentes !… Je n’ose me laisser entraîner à le prolonger ! mais si celle de Faust est bien supérieure aux deux autres, combien Marguerite surpasse et les amours vulgaires de don Juan, et l’imaginaire Astarté de Manfred ! En lisant les scènes de la seconde partie, où sa grâce et son innocence brillent d’un éclat si doux, qui ne se sentira touché jusqu’aux larmes ? qui ne plaindra de toute son âme cette malheureuse sur laquelle s’est acharné l’esprit du mal ? qui n’admirera cette fermeté d’une âme pure, que l’enfer fait tous ses efforts pour égarer, mais qu’il ne peut séduire ; qui, sous le couteau fatal, s’arrache aux bras de celui qu’elle chérit plus que la vie, à l’amour. à la liberté, pour s’abandonner à la justice de Dieu, et à celle des hommes, plus sévère encore ?

Quelle combinaison ! quelle horrible torture pour Faust, à qui son pacte promettait quelques années de bonheur, mais dont il venait de commencer le supplice éternel ! Si l’amour semble lui promettre toutes ses délices, une pensée affreuse va les convertir en tourments. « En vain, dit-il, elle me réchauffera sur son sein, en serai-je moins le fugitif, l’exilé ?… le monstre sans but et sans repos, qui, comme un torrent, mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à l’abîme ? Mais elle, innocente, simple, une petite cabane, un petit champ des Alpes, et elle aurait passé toute sa vie dans ce petit monde, au milieu d’occupations domestiques. Tandis que moi, haï de Dieu, je n’ai point fait assez de saisir ses appuis pour les mettre en ruine, il faut que j’engloutisse toute la joie de son âme !… Enfer, il te fallait cette victime !… etc. »

Marguerite n’est pas une héroïne de mélodrame ; ce n’est vraiment qu’une femme, une femme comme il en existe beaucoup, et elle n’en touche que davantage. Trouverait-on sur la scène quelque chose de comparable à ses entretiens naïfs avec Faust, et surtout au dialogue si déchirant de la prison, qui termine la pièce ?

On s’étonnera qu’elle finisse ainsi ; mais que pouvait-on y ajouter ?… Peut-être le moment où Faust se livre à l’enfer ; mais comment le rendre, et comment l’esprit humain pouvait-il supposer que l’enfer lui gardât encore une plus horrible torture ? D’un autre côté, le dénoûment ainsi interrompu permet au lecteur la pensée consolante que celui qui l’a intéressé si vivement par son génie et ses malheurs échappe aux griffes du démon, puisqu’un repentir suffirait pour lui reconquérir les cieux.

Tel n’est pas cependant le sort de Faust dans les pièces et les biographies allemandes ; le diable s’y empare réellement de lui au bout de vingt-quatre ans, et la description de ce moment terrible en est le passage le plus remarquable. Ceux qui veulent tout savoir peuvent consulter là-dessus l’Histoire prodigieuse et lamentable du docteur Faust, avec sa mort épouvantable, où il est montré combien est misérable la curiosité des illusions et impostures de l’esprit malin : ensemble, la Corruption de Satan, par lui-même, étant contraint de dire la vérité ; par Widman, et traduite par Cayet, en 1561[1].

Les légendes de Faust sont très-répandues en Allemagne ; quelques auteurs, entre autres Conrad Durrius, pensent qu’elles furent primitivement fabriquées par les moines contre Jean Faust ou Fust, inventeur de l’imprimerie, irrités qu’étaient ces cénobites d’une découverte qui leur enlevait les utiles fonctions de copistes de manuscrits. Cette conjecture assez probable est combattue par d’autres auteurs ; Klinger l’a admise dans son roman philosophique intitulé les Aventures de Faust, et sa Descente aux enfers.

Suivant l’opinion la plus accréditée, Faust naquit à Mayence, au commencement du XVe siècle. Plusieurs villes se disputent l’honneur de lui avoir donné naissance, et conservent des objets que son souvenir rend précieux : Francfort, le premier livre qu’il a imprimé ; Mayence, sa première presse ; etc. On montre à Wittemberg deux maisons qui lui ont appartenu, et qu’il légua, par testament, à son disciple Vagner.

PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION


(1840)


L’histoire de Faust, populaire tant en Angleterre qu’en Allemagne, et connue même en France depuis longtemps, comme on peut le voir par la légende imprimée dans ce volume, a inspiré un grand nombre d’auteurs de différentes époques. L’œuvre la plus remarquable qui ait paru sur ce sujet, avant celle de Gœthe, est un Faust du poëte anglais Marlowe, joué en 1589, et qui n’est dépourvu ni d’intérêt ni de valeur poétique. La lutte du bien et du mal dans une haute intelligence est une des grandes idées du xvie siècle, et aussi du nôtre ; seulement, la forme de l’œuvre et le sens du raisonnement diffèrent, comme on peut le croire, et les deux Faust de Marlowe et de Gœthe formeraient, sous ce rapport, un contraste intéressant à étudier. On sent, dans l’un le mouvement des idées qui signalaient la naissance de la Réforme ; dans l’autre, la réaction religieuse et philosophique qui l’a suivie et laissée en arrière. Chez l’auteur anglais, l’idée n’est ni indépendante de la religion ni indépendante des nouveaux principes qui l’attaquent ; le poëte est à demi enveloppé encore dans les liens de l’orthodoxie chrétienne, à demi disposé à les rompre. Gœthe, au contraire, n’a plus de préjugés à vaincre ni de progrès philosophiques à prévoir. La religion a accompli son cercle, et l’a fermé ; la philosophie a accompli de même et fermé le sien. Le doute qui en résulte pour le penseur n’est plus une lutte à soutenir, c’est un choix à faire ; et si quelque sympathie le décide à la fin pour la religion, on peut dire que son choix a été libre et qu’il avait clairement apprécié les deux côtés de cette suprême question.

La négation religieuse, qui s’est formulée en dernier lieu chez nous par Voltaire, et chez les Anglais par Byron, a trouvé dans Gœthe un arbitre plutôt qu’un adversaire. Suivant dans ses ouvrages les progrès ou, du moins, la dernière transformation de la philosophie de son pays, ce poëte a donné à tous les principes en lutte une solution complète qu’on peut ne pas accepter, mais dont il est impossible de nier la logique savante et parfaite. Ce n’est ni de l’éclectisme ni de la fusion ; l’antiquité et le moyen âge se donnent la main sans se confondre, la matière et l’esprit se réconcilient et s’admirent ; ce qui est déchu se relève ; ce qui est faussé se redresse ; le mauvais principe lui-même se fond dans l’universel amour. C’est le panthéisme moderne : Dieu est dans tout.

Telle est la conclusion de ce vaste poëme, le plus étonnant peut-être de notre époque, le seul qu’on puisse opposer à la fois au poëme catholique du Dante et aux chefs-d’œuvre de l’inspiration païenne. Nous devons regretter que la seconde partie de Faust n’ait pas toute la valeur d’exécution de la première, et que l’auteur ait trop tardé à compléter une pensée qui fut le rêve de toute sa vie. En effet, l’inspiration du second Faust, plus haute encore peut-être que celle du premier, n’a pas toujours rencontré une forme aussi arrêtée et aussi heureuse, et, bien que cet ouvrage se recommande plus encore à l’examen philosophique, on peut penser que la popularité lui manquera toujours.

Pour une telle œuvre, si vaste, si puissante, si impossible, — ce mot, qui n’est plus français, est peut-être encore resté allemand, — nous l’avons dit, il eût fallu que l’auteur n’eût pas attendu ses dernières années. Le second Faust, œuvre fort curieuse au point de vue de la critique littéraire, n’a plus l’intérêt ni même la valeur de composition du premier. Beaucoup de grands écrivains ont eu cette même envie de donner une suite à leur chef d’œuvre. C’est ainsi que Corneille écrivit la suite du Menteur ; Beaumarchais, dans la Mère coupable, la suite un peu sombre de son joyeux Barbier. Nous avons voulu, pour compléter notre travail, donner par l’analyse une idée de l’immense poëme qu’on appelle le second Faust. Ce complément posthume, publié seulement dans les œuvres complètes de l’auteur, ne se rattache pas directement au développement clair et précis de la première donnée, et, quelles que soient souvent la poésie et la grandeur des idées de détail, elles ne forment plus cet ensemble harmonieux et correct qui a fait de Faust une œuvre immortelle. On trouvera néanmoins dans certaines parties du plan un beau reflet encore de ce puissant génie dont la faculté créatrice s’était éteinte depuis bien des années, quand il essaya de lutter avec lui-même en publiant son dernier ouvrage.

En publiant la première édition de notre travail, nous citâmes en épigraphe la phrase célèbre de madame de Staël, relative à Faust : « Il fait réfléchir sur tout et sur quelque chose de plus que tout. » À mesure que Gœthe poursuivait son œuvre, cette pensée devenait plus vraie encore. Elle signale à la fois le défaut et la gloire de cette noble entreprise. En effet, on peut dire qu’il a fait sortir la poésie de son domaine, en la précipitant dans la métaphysique la plus aventureuse. L’art a toujours besoin d’une forme absolue et précise, au delà de laquelle tout est trouble et confusion. Dans le premier Faust, cette forme existe pure et belle, la pensée critique en peut suivre tous les contours, et la tendance vers l’infini et l’impossible, vers ce qui est au delà de tout, n’est là que le rayonnement des fantômes lumineux évoqués par le poëte.

Mais quelle forme dramatique, quelles strophes et quels rhythmes seront capables de contenir ensuite des idées que les philosophes n’ont exposées jamais qu’à l’état de rêves fébriles ? Comme Faust lui-même decendant vers les Mères, la muse du poëte ne sait où poser le pied, et ne peut même tendre son vol, dans une atmosphère où l’air manque, plus incertain que la vague et plus vide encore que l’éther. Au delà des cercles infernaux du Dante, descendant à un abîme borné ; au delà des régions splendides de son paradis catholique, embrassant toutes les sphères célestes, il y a encore plus loin et plus loin le vide, dont l’œil de Dieu même ne peut apercevoir la fin. Il semble que la Création aille toujours s’épanouissant dans cet espace inépuisable, et que l’immortalité de l’intelligence suprême s’emploie à conquérir toujours cet empire du néant et de la nuit.

Cet infini toujours béant, qui confond la plus forte raison humaine, n’effraye point le poëte de Faust ; il s’attache à en donner une définition et une formule ; à cette proie mobile il tend un filet visible mais insaisissable, et toujours grandissant comme elle. Bien plus, non content d’analyser le vide et l’inexplicable de l’infini présent, il s’attaque de même à celui du passé. Pour lui, comme pour Dieu sans doute, rien ne finit, ou du moins rien ne se transforme que la matière, et les siècles écoulés se conservent tout entiers à l’état d’intelligences et d’ombres, dans une suite de régions concentriques, étendues à l’entour du monde matériel. Là, ces fantômes accomplissent encore ou rêvent d’accomplir les actions qui furent éclairées jadis par le soleil de la vie, et dans lesquelles elles ont prouvé l’individualité de leur âme immortelle. Il serait consolant de penser, en effet, que rien ne meurt de ce qui a frappé l’intelligence, et que l’éternité conserve dans son sein une sorte d’histoire universelle, visible par les yeux de l’âme, synchronisme divin, qui nous ferait participer un jour à la science de Celui qui voit d’un seul coup d’œil tout l’avenir et tout le passé.

Le docteur Faust, présenté par l’auteur comme le type le plus parfait de l’intelligence et du génie humain, sachant toute science, ayant pensé toute idée, n’ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n’aspire plus qu’à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa première pensée est donc de se donner la mort ; mais les cloches et les chants de Pâques lui font tomber des mains la coupe empoisonnée. Il se souvient que Dieu a défendu le suicide, et se résigne à vivre de la vie de tous, jusqu’à ce que le Seigneur daigne l’appeler à lui. Triste et pensif, il se promène avec son serviteur, le soir de Pâques, au milieu d’une foule bruyante, puis dans la solitude de la campagne déserte, aux approches du soir. C’est là que ses aspirations s’épanchent dans le cœur de son disciple ; c’est là qu’il parle des deux âmes qui habitent en lui, dont l’une voudrait s’élancer après le soleil qui se retire, et dont l’autre se débat encore dans les liens de la terre. Ce moment suprême de tristesse et de rêverie est choisi par le diable pour le tenter. Il se glisse sur ses pas sous la forme d’un chien, s’introduit dans sa chambre d’étude, et le distrait de la lecture de la Bible, où le docteur veut puiser encore des consolations. Se révélant bientôt sous une autre forme et profitant de la curiosité sublime de Faust, il vient lui offrir toutes les ressources magiques et surnaturelles dont il dispose, voulant lui escompter, pour ainsi dire, les merveilles de la vie future, sans l’arracher à l’existence réelle. Cette perspective séduit le vieux docteur, trop fort de pensée, trop hardi et trop superbe pour se croire perdu à tout jamais par ce pacte avec le démon. Celui dont l’intelligence voudrait lutter avec Dieu lui-même saura bien se tirer plus tard des pièges de l’esprit malin. Il accepte donc le pacte que lui accorde le secours des esprits et toutes les jouissances de la vie matérielle, jusqu’à ce que lui-même s’en soit lassé et dise à sa dernière heure : « Viens à moi, tu es si belle ! » Une si large concession le rassure tout à fait, et il consent enfin à signer ce marché de son sang. On peut croire qu’il ne fallait rien de moins pour le séduire ; car le diable lui-même sera bientôt embarrassé des fantaisies d’une volonté infatigable. Heureusement pour lui, le vieux savant, enfermé toute sa vie dans son cabinet, ne sait rien des joies du monde et de l’existence humaine, et ne les connaît que par l’étude, et non par l’expérience. Son cœur est tout neuf pour l’amour et pour la douleur, et il ne sera pas difficile peut-être de l’amener bien vite au désespoir en agitant ses passions endormies. Tel paraît être le plan de Méphistophélès, qui commence par rajeunir Faust au moyen d’un philtre ; sûr, comme il le dit, qu’avec cette boisson dans le corps, la première femme qu’il rencontrera va lui sembler une Hélène.

En effet, en sortant de chez la sorcière qui a préparé le philtre, Faust devient amoureux d’une jeune fille nommée Marguerite, qu’il rencontre dans la rue. Pressé de réussir, il appelle Méphistophélès au secours de sa passion, et cet esprit, qui devait, une heure auparavant, l’aider dans de sublimes découvertes et lui dévoiler le tout et le plus que tout, devient pour quelque temps un entremetteur vulgaire, un Scapin de comédie, qui remet des bijoux, séduit une vieille compagne de Marguerite, et tente d’écarter les surveillants et les fâcheux. Son instinct diabolique commence à se montrer seulement dans la nature du breuvage qu’il remet à Faust pour endormir la mère de Marguerite, et par son intervention monstrueuse dans le duel de Faust avec le frère de Marguerite. C’est au moment où la jeune fille succombe sous la clameur publique, après ce tableau de sang et de larmes, que Méphistophélès enlève son compagnon et le transporte au milieu des merveilles fantastiques d’une nuit de sabbat, afin de lui faire oublier le danger que court sa maîtresse. Une apparition non prévue par Méphistophélès réveille le souvenir dans l’esprit de Faust, qui oblige le démon à venir avec lui au secours de Marguerite déjà condamnée et renfermée dans une prison. Là se passe cette scène déchirante et l’une des plus dramatiques du théâtre allemand, où la pauvre fille, privée de raison, mais illuminée au fond du cœur par un regard de la mère de Dieu qu’elle avait implorée, se refuse à ce secours de l’enfer, et repousse son amant, qu’elle voit par intuition abandonné aux artifices du diable. Au moment où Faust veut l’entraîner de force, l’heure du supplice sonne ; Marguerite invoque la justice du ciel, et les chants des anges risquent de faire impression sur le docteur lui-même ; mais la main de Méphistophélès l’arrête à ce douloureux spectacle et à cette divine tentation.

Ici commence la seconde partie, dont nous avons donné plus loin l’analyse et fait comprendre la marche logique. Il nous suffit ici d’en relever le dessin général. Du moment que le désespoir d’amour n’a pas conduit Faust à rejeter l’existence ; du moment que la curiosité scientifique survit à cette mort de son cœur déchiré, la tâche de Méphistophélès devient plus difficile, et on l’entendra s’en plaindre souvent. Faust a rafraîchi son âme et calmé ses sens au sein de la nature vivante et des harmonies divines de la Création toujours si belle. Il se résout à vivre encore et à se replonger au milieu des hommes. C’est au point le plus splendide de leur foule qu’il va descendre cette fois. Il s’introduit à la cour de l’empereur comme un savant illustre, et Méphistophélès prend l’habit d’un fou de cour. Ces deux personnages s’entendent désormais sans qu’on puisse le soupçonner. La satire des folies humaines se manifeste ici sous deux aspects, l’un sévère et grand, l’autre trivial et caustique. Aristophane inspire à l’auteur l’intermède de Plutus ; Eschyle et Homère se mêleront à celui d’Hélène. Faust n’a songé tout d’abord qu’à étonner l’empereur et sa cour par sa science et les prestiges de sa magie. L’empereur, toujours plus curieux à mesure qu’on lui montre davantage, demande au docteur s’il peut faire apparaître des ombres. Cette scène, empruntée à la chronique de Faust, conduit l’auteur à ce magnifique développement dans lequel, cherchant à créer une sorte de vraisemblance fantastique aux yeux mêmes de l’imagination, il met à contribution toutes les idées de la philosophie touchant l’immortalité des âmes. Le système des monades de Leibnitz se mêle ici aux phénomènes des visions magnétiques de Swedenborg. S’il est vrai, comme la religion nous renseigne, qu’une partie immortelle survive à l’être humain décomposé, si elle se conserve indépendante et distincte, et ne va pas se fondre au sein de l’âme universelle, il doit exister dans l’immensité des régions ou des planètes, où ces âmes conservent une forme perceptible aux regards des autres âmes, et de celles mêmes qui ne se dégagent des liens terrestres que pour un instant, par le rêve, par le magnétisme ou par la contemplation ascétique. Maintenant, serait-il possible d’attirer de nouveau ces âmes dans le domaine de la matière créée, ou du moins formulée par Dieu, théâtre éclatant où elles sont venues jouer chacune un rôle de quelques années, et ont donné des preuves de leur force et de leur amour ? Serait-il possible de condenser dans leur moule immatériel et insaisissable quelques éléments purs de la matière, qui lui fassent reprendre une existence visible plus ou moins longue, se réunissant et s’éclairant tout à coup comme les atomes légers qui tourbillonnent dans un rayon de soleil ? Voilà ce que les rêveurs ont cherché à expliquer, ce que des religions ont jugé possible, et ce qu’assurément le poëte de Faust avait le droit de supposer.

Quand le docteur expose à Méphistophélès sa résolution arrêtée, ce dernier recule lui-même. Il est maître des illusions et des prestiges ; mais il ne peut aller troubler les ombres qui ne sont point sous sa domination, et qui, chrétiennes ou païennes, mais non damnées, flottent au loin dans l’espace, protégées contre le néant par la puissance du souvenir. Le monde païen lui est non-seulement interdit, mais inconnu. C’est donc Faust qui devra lui seul s’abandonner aux dangers de ce voyage, et le démon ne fera que lui donner les moyens de sortir de l’atmosphère de la terre et d’éclairer son vol dans l’immensité.

En effet, Faust s’élance volontairement hors du solide hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. Monte-t-il ? descend-il ? C’est la même chose, puisque notre terre est un globe. Va-t-il vers les figures du passé ou vers celles de l’avenir ? Elles coexistent toutes, comme les personnages divers d’un drame qui ne s’est pas encore dénoué, et qui pourtant est accompli déjà dans la pensée de son auteur ; ce sont les coulisses de la vie où Gœthe nous transporte ainsi. Hélène et Pâris, les ombres que cherche Faust, sont quelque part errant dans le spectre immense que leur siècle a laissé dans l’espace ; elles marchent sous les portiques splendides et sous les ombrages frais qu’elles rêvent encore, et se meuvent gravement, en ruminant leur vie passée. C’est ainsi que Faust les rencontre, et, par l’aspiration immense de son âme à demi dégagée de la terre, il parvient à les attirer hors de leur cercle d’existence et à les amener dans le sien. Maintenant, fait-il partager aux spectateurs son intuition merveilleuse, ou parvient-il, comme nous le disions plus haut, à appeler dans le rayon de ces âmes quelques éléments de matière qui les rende perceptibles ? De là résulte, dans tous les cas, l’apparition décrite dans la scène. Tout le monde admire ces deux belles figures, types perdus de l’antique beauté. Les deux ombres, insensibles à ce qui se passe autour d’elles, se parlent et s’aiment là comme dans leur sphère. Paris donne un baiser à Hélène ; mais Faust, émerveillé encore de ce qu’il vient de voir et de faire, mêlant tout à coup les idées du monde qu’il habite et de celui dont il sort, s’est épris subitement de la beauté d’Hélène, qu’on ne pouvait voir sans l’aimer. Fantôme pour tout autre, elle existe en réalité pour cette grande intelligence. Faust est jaloux de Pâris, jaloux de Ménélas, jaloux du passé, qu’on ne peut pas plus anéantir moralement, que physiquement la matière ; il touche Pâris avec la clef magique, et rompt le charme de cette double apparition.

Voilà donc un amour d’intelligence, un amour de rêve et de folie, qui succède dans son cœur à l’amour tout naïf et tout humain de Marguerite. Un philosophe, un savant épris d’une ombre, ce n’est point une idée nouvelle ; mais le succès d’une telle passion s’explique difficilement sans tomber dans l’absurde, dont l’auteur a su toujours se garantir jusqu’ici. D’ailleurs, la légende de son héros le guidait sans cesse dans cette partie de l’ouvrage ; il lui suffisait donc, pour la mettre en scène, de profiter des hypothèses surnaturelles déjà admises par lui. Cette fois, il ne s’agit plus d’attirer des fantômes dans notre monde ou de tirer de l’abîme deux ombres pour amuser l’empereur et sa cour. Ce n’est plus une course furtive à travers l’espace et à travers les siècles. Il faut aller poser le pied solidement sur le monde ancien, pénétrer dans le monde des fantômes, prendre part à sa vie pour quelque temps, et trouver les moyens de lui ravir l’ombre d’Hélène, pour la faire vivre matériellement dans notre atmosphère. Ce sera là presque la descente d’Orphée ; car il faut remarquer que Gœthe n’admet guère d’idées qui n’aient pas une base dans la poésie classique, si neuves que soient, d’ailleurs, sa forme et sa pensée de détail.

Voilà donc Faust et Méphistophélès qui s’élancent hors de l’atmosphère terrestre, plus hardis cette fois, après une première épreuve : Faust, en proie à une pensée unique, celle d’Hélène ; le diable, moins préoccupé, toujours froid, toujours railleur, mais curieux, lui, d’un monde où il n’est jamais entré. Tandis que le docteur, perdu dans l’univers antique, s’y reconnaît peu à peu avec le souvenir de ses savantes lectures ; qu’il demande Hélène au vieux centaure Chiron, à Manto la devineresse, et finit par apprendre qu’elle habite avec ses femmes l’antre de Perséphone, le mélancolique Hadès, situé dans une des cavernes de l’Olympe ; Méphistophélès s’arrête de loin en loin dans ces régions fabuleuses ; il cause avec les vieux démons du Tartare, avec les sibylles et les parques, avec les sphinx plus anciens encore. Bientôt il prend un rôle actif dans la comédie fantastique qui va se jouer autour du docteur, et revêt le costume et l’apparence symbolique de Phorkyas, la vieille intendante du palais de Ménélas.

En effet, Hélène, tirée par le désir de Faust de sa demeure ténébreuse de l’Hadès, se retrouve entourée de ses femmes devant le péristyle de son palais d’Argos, à l’instant même où elle vient de débarquer aux rives paternelles, ramenée par Ménélas de l’Égypte, où elle s’était enfuie après la chute de Troie. Est-ce le souvenir qui se refait présent ici ? ou les mêmes faits qui se sont passés se reproduisent-ils une seconde fois dans les mêmes détails ? C’est une de ces hallucinations effrayantes du rêve et même de certains instants de la vie, où il semble qu’on refait une action déjà faite et qu’on redit des paroles déjà dites, prévoyant, à mesure, les choses qui vont se passer. Cet acte étrange se joue-t-il entre les deux âmes de Faust et d’Hélène, ou entre le docteur vivant et la belle Grecque ?… Quand, dans les Dialogues de Lucien, le philosophe Ménippe prie Mercure de lui faire voir les héros de l’ancienne Grèce, il se récrie tout à coup de surprise en voyant passer Hélène : « Quoi ! dit-il, c’est ce crâne dépouillé qui portait de si beaux cheveux d’or ? c’est cette bouche hideuse qui donnait de si doux baisers ?… » Ménippe n’a rencontré qu’un affreux squelette, dernier débris matériel du type le plus pur de la beauté. Mais le philosophe moderne, plus heureux que son devancier, va trouver Hélène jeune et fraîche comme en ses plus beaux jours. C’est Méphistophélès qui, sous les traits de Phorkyas, guidera vers lui cette épouse légère de Ménélas, infidèle toujours, dans le temps et dans l’éternité.

Le cercle d’un siècle vient donc de recommencer, l’action se fixe et se précise ; mais, à partir du débarquement d’Hélène, elle va franchir les temps avec la rapidité du rêve. Il semble, pour nous servir d’une comparaison triviale, mais qui exprime parfaitement cette bizarre évolution, que l’horloge éternelle, retardée par un doigt invisible, et fixée de nouveau à un certain jour passé depuis longtemps, va se détraquer, comme un mouvement dont la chaîne est brisée, et marquer ensuite peut-être un siècle pour chaque heure. En effet, à peine avons-nous écouté les douces plaintes des suivantes d’Hélène, ramenées captives dans leur patrie ; les lamentations et les terreurs de la reine, qui rencontre au seuil de sa porte les ombres menaçantes de ses dieux lares offensés ; à peine a-t-elle appris qu’elle est désignée pour servir de victime à un sacrifice sanglant fait en expiation des malheurs de la Grèce et des justes ressentiments de Ménélas, que déjà Phorkyas lui vient annoncer qu’elle peut échapper à ce destin en se jetant, fille d’un âge qui s’éteint, dans les bras d’un âge qui vient de naître.

L’époque grecque, représentée par Ménélas et par son armée, et victorieuse à peine de l’époque assyrienne, dont Troie fut le dernier rempart, est déjà menacée à son tour par un nouveau cycle historique qui se lève derrière elle, et se dégage peu à peu des doubles voiles de la barbarie primitive, et de l’avenir chargé d’idées nouvelles. Une race à demi sauvage, descendue des monts Cimmériens, gagne peu à peu du terrain sur la civilisation grecque, et bâtit déjà ses châteaux à la vue des palais et des monuments de l’Argolide. C’est le germe du moyen âge, qui grandit d’instants en instants. Hélène, l’antique beauté, représente un type éternel, toujours admirable et toujours reconnu de tous ; par conséquent, elle peut échapper, par une sorte d’abstraction subite, à la persécution de son époux, qui n’est, lui, qu’une individualité passagère et circonscrite dans un âge borné. Elle renie, pour ainsi dire, ses dieux et son temps, et tout à coup Phorkyas la transporte dans le château crénelé, qui protège encore l’époque féodale naissante. Là règne et commande Faust, l’homme du moyen âge, qui en porte dans son front tout le génie et toute la science, et dans son cœur tout l’amour et tout le courage.

Ménélas et ses vaines cohortes tentent d’assiéger le castel gothique ; mais ces ombres ennemies se dissipent bientôt en nuées, vaincues à la fois par le temps et par les clartés d’un jour nouveau. La victoire reste donc à Faust, qui, vêtu en chevalier, accepte Hélène pour sa dame et pour sa reine. La femme de l’époque antique, jusque-là toujours esclave ou sujette, vendue, enlevée, troquée souvent, s’habitue avec délices à ces respects et à ces honneurs nouveaux. Les murs du château féodal, désormais inutiles, s’abaissent et deviennent l’enceinte d’une demeure enchantée, aux édifices de marbre, aux jardins taillés en bocages et peuplés de statues riantes. C’est la transition du moyen âge vers la renaissance. C’est l’époque où l’homme vêtu de fer s’habille de soie et de velours, où la femme règne sans crainte, où l’art et l’amour déposent partout des germes nouveaux. L’union de Faust et d’Hélène n’a pas été stérile, et le chœur salue déjà la naissance d’Euphorion, l’enfant illustre du génie et de la beauté.

Ici, la pensée de l’auteur prend une teinte vague et mélancolique, qu’il devient plus facile de définir, mais qui semble amener sous l’allégorie d’Euphorion la critique des temps modernes. Euphorion ne peut vivre en repos ; à peine né, il s’élance de terre, gravit les plus hauts sommets, parcourt les plus rudes sentiers, veut tout embrasser, tout pénétrer, tout comprendre, et finit par éprouver le sort d’Icare en voulant conquérir l’empire des airs. L’auteur, sans s’expliquer davantage, dissout par cette mort le bonheur passager de Faust, et Hélène, mourante à son tour, est rappelée par son fils au séjour des ombres. Ici encore, l’imitation de la légende reparaît.

Le peuple fantastique, qui avait repris l’existence autour des deux époux, se dissipe à son tour, rendant à la nature les divers éléments qui avaient servi à ces incarnations passagères.

Le système panthéistique de Gœthe se peint de nouveau dans ce passage, où il renvoie d’un côté les formes matérielles à la masse commune, tout en reconnaissant l’individualité des intelligences immortelles. Seulement, comme on le verra, les esprits d’élite lui paraissent seuls avoir la cohésion nécessaire pour échapper à la confusion et au néant. Tandis qu’Hélène doit à son illustration et à ses charmes la conservation de son individualité, sa fidèle suivante Panthalis est seule sauvée par la puissance de la fidélité et de l’amour. Les autres, vaines animations des forces magnétiques de la matière, sans perdre une sorte de vitalité commune et incapable de pensées, bruissent dans le vent, éclatent dans les lueurs, gémissent dans les ramées et pétillent joyeusement dans la liqueur nouvelle, qui créera aux hommes des idées fantasques et des rêves insensés.

Tel est le dénoûment de cet acte, que nous avons traduit littéralement, voyant l’impossibilité de rendre autrement les nuances d’une poésie inouïe encore, dont la phrase française ne peut toujours marquer exactement le contour. Notre analyse encadre et explique ensuite les dernières parties, où Faust, affaibli et cassé, mais toujours ardent à vivre, s’attache à la terre avec l’âpreté d’un vieillard, et, revenu de son mépris des hommes, tente d’accomplir en quelques années tous les progrès que la science et le génie rêvent encore pour la gloire des âges futurs. Malheureusement, un esprit qui s’est séparé de Dieu ne peut rien pour le bonheur des hommes, et le malin esprit tourne contre lui toutes ses entreprises. Le royaume magique qu’il a conquis sur les flots, et où il a réalisé ses rêves philanthropiques, s’engloutira après lui, et le dernier travail qu’il fait faire est, sans qu’il le sache, sa fosse creusée par les lémures. Toutefois, ayant accompli toutes ses pensées, et n’ayant plus un seul désir, le vieux docteur entend sans effroi sonner sa dernière heure, et son aspiration suprême tend à Dieu, qu’il avait oublié si longtemps. Son âme échappe donc au diable, et l’auteur semble donner pour conclusion que le génie véritable, même séparé longtemps de la pensée du ciel, y revient toujours, comme au but inévitable de toute science et de toute activité.

En terminant cette appréciation des deux poëmes de Gœthe, nous regrettons de n’avoir pu y répandre peut-être toute la clarté désirable. La pensée même de l’auteur est souvent abstraite et voilée comme à dessein, et l’on est forcé alors d’en donner l’interprétation plutôt que le sens. C’est ce défaut capital, surtout pour le lecteur français, qui nous a obligé de remplacer par une analyse quelques parties accessoires du nouveau Faust. Nous avons tenté d’imiter, en cela du moins, la réserve et le goût si pur de M. le comte de Saint-Aulaire, le premier traducteur de Faust, qui avait élagué, dans son travail sur la première partie, quelques scènes de sorcellerie, ainsi que l’inexplicable intermède de la Nuit du sabbat. La popularité acquise au premier Faust a pu donner depuis quelque intérêt à la traduction de ces morceaux ; mais ceux que nous avons omis, et qui, en Allemagne même, ont nui à la compréhension et au succès de tout l’ouvrage, auraient laissé moins encore à la traduction. Le passage que nous allons citer de Gœthe lui-même, et qui se rencontre dans ses Mémoires, est à la fois la critique d’une certaine poésie de mots plutôt que d’idées, et l’absolution de notre système de travail, si nous avons réussi à atteindre à la fois l’exactitude et l’élégance.

« Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poëte dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. Un ornement éblouissant nous fait souvent croire à ce mérite réel quand il ne s’y trouve pas, et ne le dérobe pas moins souvent à notre vue quand il s’y trouve : aussi, lors de mes premières études, préférais-je les traductions en prose. On peut observer que les enfants se font un jeu de tout : ainsi le retentissement des mots, la cadence des vers les amusent, et, par l’espèce de parodie qu’ils en font en les lisant, ils font disparaître tout l’intérêt du plus bel ouvrage. Je croirais une traduction d’Homère en prose fort utile, pourvu qu’elle fût au niveau des progrès de notre littérature. »


Gœthe, — Dichtung und Warheit.

PRÉFACE
DE LA QUATRIÈME ÉDITION


(1853)


La traduction qu’on va lire offre sans doute beaucoup d’imperfections. Je n’avais pas encore vingt ans quand je l’ai écrite ; mais, si elle n’est que le résultat d’un travail assidu d’écolier, elle se trouve empreinte aussi, dans quelques parties, de cette verve de la jeunesse et de l’admiration qui pouvait correspondre à l’inspiration même de l’auteur, lequel termina cette œuvre étrange à l’âge de vingt-trois ans. C’est, sans doute, ce qui m’a valu la haute approbation de Gœthe lui-même.

Ne lui ayant jamais écrit, ayant redouté même, de sa part, une de ces louanges banales qu’un grand écrivain accorde volontiers à ses admirateurs, j’ai été heureux de recevoir plusieurs années après la mort de Gœthe le passage suivant, tiré d’un livre de Jean-Pierre Eckermann, intitulé : Entretiens avec Gœthe dans les dernières années de sa vie, et publié en 1838. La personne qui me l’envoyait d’Allemagne avait fait elle-même la traduction de cette page, et je crois devoir la donner telle qu’elle m’est parvenue.

« Dimanche, 3 janvier 1830.


« Gœthe me montra le keepsake pour l’année 1830, orné de fort jolies gravures et de quelques lettres très-intéressantes de lord Byron ; pendant que je le parcourais, il avait pris en mains la plus nouvelle traduction française de son Faust, par Gérard, qu’il feuilletait et qu’il paraissait lire de temps à autre.

« De singulières idées, » disait-il, « me passent par la tête, quand je pense que ce livre se fait valoir encore en une langue dans laquelle Voltaire a régné, il y a cinquante ans. Vous ne sauriez vous imaginer combien j’y pense, et vous ne vous faites pas d’idée de l’importance que Voltaire et ses grands contemporains avaient durant ma jeunesse, et de l’empire qu’ils exerçaient sur le monde moral. Il ne résulte pas bien clairement de ma biographie quelle influence ces hommes ont eue sur ma jeunesse, et combien il m’a coûté de me défendre contre eux, et, en me tenant sur mes propres pieds, de me remettre dans un rapport plus vrai avec la nature. »

« Nous parlâmes encore sur Voltaire, et Gœthe me récita le poëme intitulé les Systèmes. Je voyais combien il avait étudié et combien il s’était approprié toutes ces choses de bonne heure.

« Gœthe fit l’éloge de la traduction de Gérard en disant que, quoique en prose, pour la majeure partie, elle lui avait très-bien réussi.

« Je n’aime plus lire le Faust en allemand, disait-il ; mais, dans cette traduction française, tout agit de nouveau avec fraîcheur et vivacité… Le Faust, continua-t-il, pourtant est quelque chose de tout à fait incommensurable, et toutes les tentatives de l’approprier à la raison (l’intelligence) sont vaines. L’on ne doit pas oublier non plus que la première partie du poëme est sortie d’un état tout à fait obscur (confus) de l’individu ; mais c’est précisément cette obscurité qui éveille la curiosité des hommes, et c’est ainsi qu’ils s’en préoccupent comme de tout problème insoluble. »

J’ai respecté à dessein les germanismes de cette version, de peur d’ôter quelque chose au sens de l’appréciation. Effrayé moi-même plusieurs fois des défauts de la première édition, j’ai corrigé beaucoup de passages dans les suivantes et surtout beaucoup de vers de jeune homme[2]. Peut-être ai-je eu tort, car la forme ancienne de ces vers, qui, en raison de mes études d’alors, se rapportait assez à la forme des poëtes du xviiie siècle, est, sans doute, ce qui aura frappé parfois le grand poëte et aura provoqué une partie de ses réflexions.

En effet, lorsque Gœthe composa Faust, il étudiait à Strasbourg et se préoccupait tellement de la littérature française d’alors, qu’il se demanda un instant s’il n’écrirait pas ses ouvrages en français, comme l’avaient fait plusieurs auteurs, Allemands de naissance. Cependant, plusieurs portions du Faust furent écrites ou pensées à Francfort, et le personnage de Marguerite, qui ne se trouve pas dans la tradition populaire de Faust, est dû au souvenir d’un amour de sa jeunesse dont il parle dans ses Mémoires. Cette figure éclaire délicieusement le fond un peu sombre de ce drame légendaire.

  1. Voir cette légende à la suite du second Faust.
  2. Voir le volume des Poésies complètes.