Fantasmagoriana/La Chambre grise



LA CHAMBRE GRISE,


HISTOIRE VÉRITABLE.




EXTRAIT DU JOURNAL INTITULÉ : LE SINCÈRE.


Lundi 9 avril 1810.




Le jeune Blendau étoit parti pour l’Italie, à la suite d’une princesse allemande, auprès de laquelle il remplissoit les fonctions de secrétaire. Arrivé dans une ville du nord de l’Allemagne, où la princesse comptoit rester quelques jours, il obtint la permission d’aller rendre visite à M. Rebmann, régisseur d’un domaine royal. M. Rebmann demeuroit à six milles de distance ; Blendau avoit été élevé chez lui, et ne l’avoit quitté qu’à l’âge de quatorze ans. Comme depuis cette époque, c’est-à-dire depuis à-peu-près sept ans, il ne l’avoit pas revu, il se faisoit un plaisir de surprendre, par son arrivée inattendue, cet ami et sa famille.

Connoissant parfaitement le pays, il prit un cheval de louage, et se mit seul en route ; on étoit au milieu de l’hiver. Durant la matinée le temps fut très-beau, mais l’après-midi le ciel se couvrit, et le soir il commença à neiger abondamment ; Les flocons de neige frappoient le visage de Blendau ; obligé de fermer fréquemment les yeux, il s’égara. Il avoit calculé qu’il seroit chez M. Rebmann vers cinq heures du soir ; mais il marcha encore long-temps, et ce ne fut qu’à neuf heures qu’il arriva enfin transi et harassé de fatigue chez son ami, après avoir fait depuis le matin au moins neuf milles.

M. Rebmann eut peine à reconnoître Blendau, qui avoit beaucoup grandi depuis qu’ils s’étoient quittés. Dès qu’il l’eut embrassé, il voulut envoyer chercher sa femme et ses enfans qui étoient allés à la ville voisine ; mais Blendau le pria de n’en rien faire, lui disant que leur surprise seroit d’autant plus grande, lorsqu’à leur arrivée ils l’apercevroient. Alors M. Rebmann fit apporter ce qui se trouva à la cuisine et à l’office. Le bon vin vieux de Nierenstein rendit à Blendau ses forces épuisées ; il en vida trois bouteilles avec son vieil ami ; tout en buvant ils se racontèrent les événemens de leur vie depuis sept ans. La lassitude de Blendau le força à rompre le premier l’entretien, et à demander la permission de s’aller coucher.

« J’en suis fâché, mon cher ami, répondit M. Rebmann ; mais, malgré ton envie de dormir, il faut que tu attendes le retour de ma femme, pour qu’elle te fasse donner des draps. »

« Monsieur, » reprit alors la servante Brigitte, « il y a un lit fait dans la chambre grise ; M. Blendau pourra y coucher, si cela lui convient. »

« Non, » repartit M. Rebmann, « mon ami Blendau n’y voudra pas passer la nuit. »

— « Pourquoi donc ? »

— « Quoi, dans la chambre grise ? as-tu déjà oublié la demoiselle Chatelaine ? »

— « Bah ! il y a long-temps que je n’y pense plus ; ah, ah, ah ! l’idée est excellente, vraiment : allez, laissez-moi coucher dans cette fameuse chambre : actuellement les esprits ne me font plus peur, et quand même cette belle enfant me tiendroit compagnie, je suis si las que je ne pourrois m’empêcher de dormir. »

— « Oh ! oh ! mon ami, tu as donc singulièrement changé ; il y a sept ans tu n’aurois pour rien au monde consenti à rester dans la chambre grise, quand même on t’auroit donné deux personnes pour te garder. Ah ça, tu en as réellement le courage aujourd’hui ? »

— « Certainement, aujourd’hui et en tout autre temps ; depuis cinq ans j’ai vécu dans la capitale, on y acquiert des connoissances, des lumières. »

— « Allons, mon ami, je n’ai plus d’objections à t’opposer ; que le ciel veille sur ton repos. Brigitte, prends de la lumière, et conduis M. Blendau dans la chambre grise. »

Blendau dit adieu à son vieil ami, le pria encore une fois de ne pas parler de son arrivée à sa femme et à ses enfans, ajoutant qu’il vouloit les surprendre le lendemain à déjeuner ; ensuite il monta avec Brigitte à la fameuse chambre grise, située au second étage, à l’extrémité d’une des ailes du château.

Brigitte posa ses deux flambleaux sur une table au-dessous d’un miroir de forme ovale, et entouré d’une bordure antique. La jeune fille sembloit mal à son aise dans cette vaste chambre ; elle fit une légère révérence à Blendau, et sortit.

Le jeune voyageur se mit à considérer l’appartement ; tout s’y trouvoit encore dans le même état que lorsqu’il l’avoit vu pour la dernière fois ; l’énorme poële de fer portant la date de 1616 ; un peu plus loin une porte vitrée à petits carreaux arrondis, enchâssés dans du plomb ; elle donnoit sur un long passage sombre qui menoit à la tour des cachots ; l’ameublement étoit composé de six chaises vermoulues, de deux tables à dessus en ardoises, et à pieds de biche bien cambrés, et d’un grand lit à baldaquin et à rideaux de soie épais, brochés en or : tout cela n’avoit peut-être pas changé de place depuis plus de cent ans ; car la régie du domaine étoit de temps immémorial confiée à la famille Rebmann.

Mais la demoiselle Chatelaine avoit une bien plus haute antiquité.

Gertrude, ainsi s’appeloit l’infortunée qui ne jouissoit pas du repos dans la tombe, avoit, suivant la tradition, promis de consacrer à Dieu sa virginité ; elle étoit prête à ensevelir sa beauté dans un monastère, lorsque le comte Hugues-le-Noir conçut pour elle des désirs coupables ; il lui ravit l’honneur dans cette chambre grise. Gertrude jura sur le crucifix qu’elle avoit appelé du secours ; mais dans ce lieu si éloigné des autres appartemens du château, qui eût pu entendre les cris d’angoisse de l’innocence ? Le forfait de Hugues n’entraîna aucune suite qui pût le révéler ; mais la malheureuse Gertrude l’avoua à son confesseur ; celui-ci lui ferma la porte du sanctuaire des vierges du Seigneur ; et comme elle avoit voulu tenter Dieu en prenant le voile, il lui annonça qu’en expiation de sa faute, elle souffriroit pendant trois cents ans les tourmens du purgatoire. Gertrude, livrée au désespoir, s’empoisonna, et expira dans la chambre grise à l’âge de dix-neuf ans. Sa pénitence rigoureuse, qui dure depuis cette époque, ne sera terminée que dans quarante ans, c’est-à-dire en 1850 : jusqu’à l’expiration du terme fatal, Gertrude continuera à apparoître tous les jours dans la chambre grise.

Blendau avoit fréquemment entendu ce récit ; plusieurs personnes étoient même, suivant leur déclaration, prêtes à attester parserment qu’elles avoient vu la demoiselle chatelaine revenir dans la chambre. Tous les récits s’accordoient à dire que le fantôme avoit un poignard dans une main, probablement pour percer le cœur du perfide-comte, et un crucifix dans l’autre, destiné sans doute à réconcilier le coupable avec le ciel, en lui offrant l’image du Sauveur, mort pour expier les forfaits des hommes. L’apparition ne s’étoit montrée que dans la chambre grise ; voilà pourquoi cet appartement n’avoit pas été habité dans les temps reculés ; mais depuis que M. Rebmann régissoit le domaine royal, on en avoit fait une chambre d’ami ; cependant, par une circonstance singulière, aucun étranger n’y avoit volontiers passé la nuit, aucun n’y avoit dormi bien paisiblement.

Blendau regarda encore une fois autour de lui, et quoiqu’il se vantât de ne plus croire aux esprits, il n’étoit pas trop à son aise ; il ferma aux verroux la porte par laquelle il étoit entré, et la porte vitrée qui donnoit sur le long passage obscur ; il éteignit une des bougies, plaça l’autre auprès du lit, se coucha, recommanda son âme à Dieu, souffla l’autre bougie, porta la tête sur l’oreiller, s’étendit tout de son long, et ne tarda pas à dormir profondément.

Mais environ deux heures après il s’éveille, et il entend l’horloge de la tour voisine sonner minuit ; il ouvre les yeux, il voit la chambre éclairée ; il se lève sur son séant ; la frayeur le tient éveillé ; les rideaux du pied du lit sont entr’ouverts ; ses regards tombent sur le miroir qui est en face de lui.

Il aperçoit le spectre de Gertrude vêtu d’un linceul, un crucifix dans la main gauche, un poignard dans la main droite.

Blendau étoit complétement éveillé, il voyoit tout très-distinctement.

Son sang se glace dans ses veines ; ce qu’il a devant les yeux n’est point un songe, une apparence vaine, c’est une réalité effrayante ; ce n’est pas un squelette, une ombre, c’est Gertrude elle-même, mais le visage décoloré par la teinte livide de la mort. Une couronne de romarin et de clinquant est entrelacée dans ses cheveux ; Blendau entend le cliquetis du clinquant, le froissement du linceul : il voit dans le miroir, à la clarté des deux bougies, l’éclat fixe des yeux de Gertrude, la pâleur de ses lèvres ; il veut sortir du lit, et courir à la petite porte par laquelle il est entré ; mais il ne peut remuer, l’effroi l’a paralysé.

Gertrude baise le crucifix ; elle prie à voix basse : Blendau distingue le mouvement de ses lèvres qui portent encore l’empreinte des effets du poison ; il voit les yeux de l’infortunée se tourner vers le ciel ; elle lève son poignard et s’avance vers le lit : son regard est terrible.

Blendau est prêt à perdre le sentiment ; Gertrude ouvre les rideaux du lit ; l’horreur se peint dans son œil fixe et inanimé, en apercevant un homme dans le lit. Elle applique le poignard sur la poitrine de celui qu’elle prend pour Hugues. Dans ce moment, sa main laisse tomber, sur le visage de Blendau, une goutte de poison.

Blendau jette un cri perçant ; il recueille toutes ses forces, saute hors du lit, et court à la fenêtre pour appeler du secours.

Mais Gertrude le prévient. Elle pose une main sur la fenêtre, pour qu’il ne puisse pas l’ouvrir ; de l’autre, elle embrasse Blendau. Il pousse encore un cri perçant ; car il vient de sentir, le long de son dos que Gertrude a touché, l’impression glaciale de la sueur froide de la mort. Gertrude n’a plus ni crucifix ni poignard ; elle semble ne plus chercher à attenter à la vie du malheureux Blendau ; mais, ce qui est plus horrible, elle a l’air de vouloir lui prodiguer et lui demander des témoignages d’amour. Le spectre glacé le serre dans ses bras ; Blendau s’en arrache en frissonnant.

Il se précipite vers la petite porte ; un squelette, celui du comte Hugues, qui probablement venoit d’entrer, tient la serrure de la main gauche, et sa tête décharnée fait une grimace épouvantable ; il pousse la porte derrière lui ; un craquement affreux se fait entendre dans tout le bâtiment ; le squelette se précipite sur Blendau ; Gertrude tombe à terre, les lumières s’éteignent, Blendau se réfugie dans son lit, se met la couverture par-dessus la tête, et ne remue pas.

La plus grande tranquillité règne dans la chambre. Blendau éprouve les ardeurs de la fièvre ; la sueur lui sort de tous les pores ; mais pour tout au monde, il n’oseroit mettre la tête hors de la couverture ; enfin, la nature l’emporte sur sa frayeur, il se rendort.

Quand il s’éveilla, le jour commençoit à paroître ; il étoit en nage, ses draps étoient trempés, il se hasarda à avancer la tête hors du lit. Sa première pensée fut d’imaginer qu’il avoit fait un rêve effrayant dans cette affreuse nuit ; plus il réfléchit, plus il trouva cette idée plausible. Mais il y renonça, en apercevant sur la table, au-dessous du miroir, la bougie qu’il avoit placée auprès de son lit pour l’éteindre, en remarquant que les deux bougies étoient consumées à plus de moitié, quoiqu’elles n’eussent pas beaucoup brûlé la veille, parce qu’il les avoit éteintes très-peu de temps après qu’elles avoient été allumées ; et enfin, que les deux portes étoient encore fermées au verrou. Ce qu’il avoit vu se représenta à son souvenir, comme une réalité épouvantable.

Il ne voulut rien dire de l’évènement aux habitans du château ; toute la famille, qui révoquoit en doute la vérité de l’histoire de la demoiselle Chatelaine, et qui, lorsque Blendau étoit plus jeune, l’avoit raillé de ses frayeurs, l’auroit de nouveau tourmenté par des plaisanteries. D’un autre côté, en supposant que par la sincérité de ses protestations il eût pu persuader ses hôtes de la vérité de ce qu’il avoit vu, il eût détruit le bonheur de cette famille ; car qui eût osé habiter le château où le spectre de Gertrude et le hideux squelette du comte se donnoient des rendez-vous ? S’il ne disoit rien de son aventure, il prévoyoit qu’on l’enverroit tout naturellement passer encore la nuit dans la fatale chambre grise ; il sentoit qu’il n’en auroit pas la force.

En conséquence, il s’habilla à la hâte, courut à l’écurie, monta à cheval sans prendre congé de la famille de M. Rebmann, et arriva le soir auprès de la princesse.

Blendau, homme d’une probité intacte et généralement reconnue, jouissant d’ailleurs de toutes ses facultés, atteste, au nom de l’honneur, et au péril de sa vie, la vérité de toutes les particularités de cette histoire.