Fantasio (Charpentier, 1888)/Acte I

Charpentier (Œuvres complètes d’Alfred de Musset, tome III. Comédies, ip. 215-240).
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ACTE PREMIER


Scène première

À la cour.
LE ROI, entouré de ses courtisans ; RUTTEN.
Le Roi.

Mes amis, je vous ai annoncé, il y a déjà longtemps, les fiançailles de ma chère Elsbeth avec le prince de Mantoue. Je vous annonce aujourd’hui l’arrivée de ce prince ; ce soir peut-être, demain au plus tard, il sera dans ce palais. Que ce soit un jour de fête pour tout le monde ; que les prisons s’ouvrent, et que le peuple passe la nuit dans les divertissements. Rutten, où est ma fille ?

Les courtisans se retirent
Rutten.

Sire, elle est dans le parc avec sa gouvernante.

Le Roi.

Pourquoi ne l’ai-je pas encore vue aujourd’hui ? Est-elle triste ou gaie de ce mariage qui s’apprête ?

Rutten.

Il m’a paru que le visage de la princesse était voilé de quelque mélancolie. Quelle est la jeune fille qui ne rêve pas la veille de ses noces ? La mort de Saint-Jean l’a contrariée.

Le Roi.

Y penses-tu ? La mort de mon bouffon ! d’un plaisant de cour bossu et presque aveugle !

Rutten.

La princesse l’aimait.

Le Roi.

Dis-moi, Rutten, tu as vu le prince ; quel homme est-ce ? Hélas ! je lui donne ce que j’ai de plus précieux au monde, et je ne le connais point.

Rutten.

Je suis demeuré fort peu de temps à Mantoue.

Le Roi.

Parle franchement. Par quels yeux puis-je voir la vérité, si ce n’est par les tiens ?

Rutten.

En vérité, sire, je ne saurais rien dire sur le caractère et l’esprit du noble prince.

Le Roi.

En est-il ainsi ? Tu hésites, toi, courtisan ! De combien d’éloges l’air de cette chambre serait déjà rempli, de combien d’hyperboles et de métaphores flatteuses, si le prince qui sera demain mon gendre t’avait paru digne de ce titre ! Me serais-je trompé, mon ami ? aurais-je fait en lui un mauvais choix ?

Rutten.

Sire, le prince passe pour le meilleur des rois.

Le Roi.

La politique est une fine toile d’araignée, dans laquelle se débattent bien des pauvres mouches mutilées ; je ne sacrifierai le bonheur de ma fille à aucun intérêt.

Ils sortent.



Scène II

Une rue.
SPARK, HARTMAN et FACIO, buvant autour d’une table.
Hartman.

Puisque c’est aujourd’hui le mariage de la princesse, buvons, fumons, et tâchons de faire du tapage.

Facio.

Il serait bon de nous mêler à tout ce peuple qui court les rues, et d’éteindre quelques lampions sur de bonnes têtes de bourgeois.

Spark.

Allons donc ! fumons tranquillement.

Hartman.

Je ne ferai rien tranquillement ; dussé-je me faire battant de cloche et me pendre dans le bourdon de l’église, il faut que je carillonne un jour de fête. Où diable est donc Fantasio ?

Spark.

Attendons-le ; ne faisons rien sans lui.

Facio.

Bah ! il nous retrouvera toujours. Il est à se griser dans quelque trou de la rue Basse. Holà, ohé ! un dernier coup !

Il lève son verre.
Un Officier, entrant.

Messieurs, je viens vous prier de vouloir bien aller plus loin, si vous ne voulez point être dérangés dans votre gaieté.

Hartman.

Pourquoi, mon capitaine ?

L’Officier.

La princesse est dans ce moment sur la terrasse que vous voyez, et vous comprenez aisément qu’il n’est pas convenable que vos cris arrivent jusqu’à elle.

Il sort.
Facio.

Voilà qui est intolérable !

Spark.

Qu’est-ce que cela nous fait de rire ici ou ailleurs ?

Hartman.

Qui est-ce qui nous dit qu’ailleurs il nous sera permis de rire ? Vous verrez qu’il sortira un drôle en habit vert de tous les pavés de la ville, pour nous prier d’aller rire dans la lune.

Entre Marinoni, couvert d’un manteau.
Spark.

La princesse n’a jamais fait un acte de despotisme de sa vie. Que Dieu la conserve ! Si elle ne veut pas qu’on rie, c’est qu’elle est triste, ou qu’elle chante ; laissons-la en repos.

Facio.

Humph ! voilà un manteau rabattu qui flaire quelque nouvelle. Le gobe-mouche a envie de nous aborder.

Marinoni, approchant.

Je suis un étranger, messieurs ; à quelle occasion cette fête ?

Spark.

La princesse Elsbeth se marie.

Marinoni.

Ah ! ah ! c’est une belle femme, à ce que je présume ?

Hartman.

Comme vous êtes un bel homme, vous l’avez dit.

Marinoni.

Aimée de son peuple, si j’ose le dire, car il me paraît que tout est illuminé.

Hartman.

Tu ne te trompes pas, brave étranger ; tous ces lampions allumés que tu vois, comme tu l’as remarqué sagement, ne sont pas autre chose qu’une illumination.

Marinoni.

Je voulais demander par là si la princesse est la cause de ces signes de joie.

Hartman.

L’unique cause, puissant rhéteur. Nous aurions beau nous marier tous, il n’y aurait aucune espèce de joie dans cette ville ingrate.

Marinoni.

Heureuse la princesse qui sait se faire aimer de son peuple !

Hartman.

Des lampions allumés ne font pas le bonheur d’un peuple, cher homme primitif. Cela n’empêche pas la susdite princesse d’être fantasque comme une bergeronnette.

Marinoni.

En vérité ? vous avez dit fantasque ?

Hartman.

Je l’ai dit, cher inconnu, je me suis servi de ce mot.

Marinoni salue et se retire.
Facio.

À qui diantre en veut ce baragouineur d’italien ? Le voilà qui nous quitte pour aborder un autre groupe. Il sent l’espion d’une lieue.

Hartman.

Il ne sent rien du tout ; il est bête à faire plaisir.

Spark.

Voilà Fantasio qui arrive.

Hartman.

Qu’a-t-il donc ? il se dandine comme un conseiller de justice. Ou je me trompe fort, ou quelque lubie mûrit dans sa cervelle.

Facio.

Eh bien ! ami, que ferons-nous de cette belle soirée ?

Fantasio, entrant.

Tout absolument, hors un roman nouveau.

Facio.

Je disais qu’il faudrait nous lancer dans cette canaille, et nous divertir un peu.

Fantasio.

L’important serait d’avoir des nez de carton et des pétards.

Hartman.

Prendre la taille aux filles, tirer les bourgeois par la queue et casser les lanternes. Allons, partons, voilà qui est dit.

Fantasio.

Il était une fois un roi de Perse…

Hartman.

Viens donc, Fantasio.

Fantasio.

Je n’en suis pas, je n’en suis pas.

Hartman.

Pourquoi ?

Fantasio.

Donnez-moi un verre de ça.

Il boit.
Hartman.

Tu as le mois de mai sur les joues.

Fantasio.

C’est vrai ; et le mois de janvier dans le cœur. Ma tête est comme une vieille cheminée sans feu : il n’y a que du vent et des cendres. Ouf !

Il s’assoit.

Que cela m’ennuie que tout le monde s’amuse ! Je voudrais que ce grand ciel si lourd fût un immense bonnet de coton, pour envelopper jusqu’aux oreilles cette sotte ville et ses sots habitants. Allons, voyons ! dites-moi, de grâce, un calembour usé, quelque chose de bien rebattu.

Hartman.

Pourquoi !

Fantasio.

Pour que je rie. Je ne ris plus de ce qu’on invente ; peut-être que je rirai de ce que je connais.

Hartman.

Tu me parais un tant soit peu misanthrope et enclin à la mélancolie.

Fantasio.

Du tout ; c’est que je viens de chez ma maîtresse.

Facio.

Oui ou non, es-tu des nôtres ?

Fantasio.

Je suis des vôtres, si vous êtes des miens ; restons un peu ici à parler de choses et d’autres, en regardant nos habits neufs.

Facio.

Non, ma foi. Si tu es las d’être debout, je suis las d’être assis ; il faut que je m’évertue en plein air.

Fantasio.

Je ne saurais m’évertuer. Je vais fumer sous ces marronniers, avec ce brave Spark, qui va me tenir compagnie. N’est-ce pas, Spark ?

Spark.

Comme tu voudras.

Hartman.

En ce cas, adieu. Nous allons voir la fête.

Hartman et Facio sortent. — Fantasio s’assied avec Spark.
Fantasio.

Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regarde-moi un peu cette vallée là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme celui-là quand j’avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe.

Spark.

Quel bon tabac ! quelle bonne bière !

Fantasio.

Je dois bien t’ennuyer, Spark ?

Spark.

Non ; pourquoi cela ?

Fantasio.

Toi, tu m’ennuies horriblement. Cela ne te fait rien de voir tous les jours la même figure ? Que diable Hartman et Facio s’en vont-ils faire dans cette fête ?

Spark.

Ce sont deux gaillards actifs, et qui ne sauraient rester en place.

Fantasio.

Quelle admirable chose que les Mille et une Nuits ! Ô Spark ! mon cher Spark, si tu pouvais me transporter en Chine ! Si je pouvais seulement sortir de ma peau pendant une heure ou deux ! Si je pouvais être ce monsieur qui passe !

Spark.

Cela me paraît assez difficile.

Fantasio.

Ce monsieur qui passe est charmant ; regarde : quelle belle culotte de soie ! quelles belles fleurs rouges sur son gilet ! Ses breloques de montre battent sur sa panse, en opposition avec les basques de son habit qui voltigent sur ses mollets. Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d’idées qui me sont absolument étrangères ; son essence lui est particulière. Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais, dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartiments secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui ! un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !

Spark.

Bois donc, désœuvré, au lieu de te creuser la tête.

Fantasio.

Il n’y a qu’une chose qui m’ait amusé depuis trois jours : c’est que mes créanciers ont obtenu un arrêt contre moi, et que si je mets les pieds dans ma maison, il va arriver quatre estafiers qui me prendront au collet.

Spark.

Voilà qui est fort gai, en effet. Où coucheras-tu ce soir ?

Fantasio.

Chez la première venue. Te figures-tu que mes meubles se vendent demain matin ? Nous en achèterons quelques-uns, n’est-ce pas ?

Spark.

Manques-tu d’argent, Henri ? Veux-tu ma bourse ?

Fantasio.

Imbécile ! si je n’avais pas d’argent, je n’aurais pas de dettes. J’ai envie de prendre pour maîtresse une fille d’opéra.

Spark.

Cela t’ennuiera à périr.

Fantasio.

Pas du tout ; mon imagination se remplira de pirouettes et de souliers de satin blanc ; il y aura un gant à moi sur la banquette du balcon depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, et je fredonnerai des solos de clarinette dans mes rêves, en attendant que je meure d’une indigestion de fraises dans les bras de ma bien-aimée. Remarques-tu une chose, Spark ? c’est que nous n’avons point d’état ; nous n’exerçons aucune profession.

Spark.

C’est là ce qui t’attriste ?

Fantasio.

Il n’y a point de maître d’armes mélancolique.

Spark.

Tu me fais l’effet d’être revenu de tout.

Fantasio.

Ah ! pour être revenu de tout, mon ami, il faut être allé dans bien des endroits.

Spark.

Eh bien donc ?

Fantasio.

Eh bien donc ! où veux-tu que j’aille ? Regarde cette vieille ville enfumée ; il n’y a pas de places, de rues, de ruelles où je n’aie rôdé trente fois ; il n’y a pas de pavés où je n’aie traîné ces talons usés, pas de maisons où je ne sache quelle est la fille ou la vieille femme dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre ; je ne saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d’hier ; eh bien ! mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués ; je m’y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant ! je m’y suis grisé dans tous les cabarets ; je m’y suis roulé comme un roi absolu dans un carrosse doré ; j’y ai trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique, et je n’ose seulement pas maintenant y entrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main.

Spark.

Je ne comprends rien à ce travail perpétuel sur toi-même ; moi, quand je fume, par exemple, ma pensée se fait fumée de tabac ; quand je bois, elle se fait vin d’Espagne ou bière de Flandre ; quand je baise la main de ma maîtresse, elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre dans tout son être sur des courants électriques ; il me faut le parfum d’une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l’universelle nature, le plus chétif objet suffit pour me changer en abeille et me faire voltiger çà et là avec un plaisir toujours nouveau.

Fantasio.

Tranchons le mot, tu es capable de pêcher à la ligne.

Spark.

Si cela m’amuse, je suis capable de tout.

Fantasio.

Même de prendre la lune avec les dents ?

Spark.

Cela ne m’amuserait pas.

Fantasio.

Ah ! ah ! qu’en sais-tu ? Prendre la lune avec les dents n’est pas à dédaigner. Allons jouer au trente et quarante.

Spark.

Non, en vérité.

Fantasio.

Pourquoi ?

Spark.

Parce que nous perdrions notre argent.

Fantasio.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu vas imaginer là ! Tu ne sais quoi inventer pour te torturer l’esprit. Tu vois donc tout en noir, misérable ? Perdre notre argent ! tu n’as donc dans le cœur ni foi en Dieu ni espérance ? tu es donc un athée épouvantable, capable de me dessécher le cœur et de me désabuser de tout, moi qui suis plein de sève et de jeunesse !

Il se met à danser.
Spark.

En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou.

Fantasio, dansant toujours.

Qu’on me donne une cloche ! une cloche de verre !

Spark.

À propos de quoi une cloche ?

Fantasio.

Jean-Paul n’a-t-il pas dit qu’un homme absorbé par une grande pensée est comme un plongeur sous sa cloche, au milieu du vaste Océan ? Je n’ai point de cloche, Spark, point de cloche, et je danse comme Jésus-Christ sur le vaste Océan.

Spark.

Fais-toi journaliste ou homme de lettres, Henri ; c’est encore le plus efficace moyen qui nous reste de désopiler la misanthropie et d’amortir l’imagination.

Fantasio.

Oh ! je voudrais me passionner pour un homard à la moutarde, pour une grisette, pour une classe de minéraux ! Spark ! essayons de bâtir une maison à nous deux.

Spark.

Pourquoi n’écris-tu pas tout ce que tu rêves ? cela ferait un joli recueil.

Fantasio.

Un sonnet vaut mieux qu’un long poème, et un verre de vin vaut mieux qu’un sonnet.

Il boit.
Spark.

Pourquoi ne voyages-tu pas ? va en Italie.

Fantasio.

J’y ai été.

Spark.

Eh bien ! est-ce que tu ne trouves pas ce pays-là beau ?

Fantasio.

Il y a une quantité de mouches grosses comme des hannetons qui vous piquent toute la nuit.

Spark.

Va en France.

Fantasio.

Il n’y a pas de bon vin du Rhin à Paris.

Spark.

Va en Angleterre.

Fantasio.

J’y suis. Est-ce que les Anglais ont une patrie ? J’aime autant les voir ici que chez eux.

Spark.

Va donc au diable, alors !

Fantasio.

Oh ! s’il y avait un diable dans le ciel ! s’il y avait un enfer, comme je me brûlerais la cervelle pour aller voir tout ça ! Quelle misérable chose que l’homme ! ne pas pouvoir seulement sauter par sa fenêtre sans se casser les jambes ! être obligé de jouer du violon dix ans pour devenir un musicien passable ! Apprendre pour être peintre, pour être palefrenier ! Apprendre pour faire une omelette ! Tiens, Spark, il me prend des envies de m’asseoir sur un parapet, de regarder couler la rivière, et de me mettre à compter un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, et ainsi de suite jusqu’au jour de ma mort.

Spark.

Ce que tu dis là ferait rire bien des gens ; moi, cela me fait frémir : c’est l’histoire du siècle entier. L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître ; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid ; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer.

Fantasio, chantant.

Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme,
Car l’âme est immortelle, et la vie est un jour.

Connais-tu une plus divine romance que celle-là, Spark ? C’est une romance portugaise. Elle ne m’est jamais venue à l’esprit sans me donner envie d’aimer quelqu’un.

Spark.

Qui, par exemple ?

Fantasio.

Qui ? je n’en sais rien ; quelque belle fille toute ronde comme les femmes de Miéris ; quelque chose de doux comme le vent d’ouest, de pâle comme les rayons de la lune ; quelque chose de pensif comme ces petites servantes d’auberge des tableaux flamands qui donnent le coup de l’étrier à un voyageur à larges bottes, droit comme un piquet sur un grand cheval blanc. Quelle belle chose que le coup de l’étrier ! une jeune femme sur le pas de sa porte, le feu allumé qu’on aperçoit au fond de la chambre, le souper préparé, les enfants endormis ; toute la tranquillité de la vie paisible et contemplative dans un coin du tableau ! et là l’homme encore haletant, mais ferme sur sa selle, ayant fait vingt lieues, en ayant trente à faire ; une gorgée d’eau-de-vie, et adieu. La nuit est profonde là-bas, le temps menaçant, la forêt dangereuse ; la bonne femme le suit des yeux une minute, puis elle laisse tomber, en retournant à son feu, cette sublime aumône du pauvre : Que Dieu le protège !

Spark.

Si tu étais amoureux, Henri, tu serais le plus heureux des hommes.

Fantasio.

L’amour n’existe plus, mon cher ami. La religion, sa nourrice, a les mamelles pendantes comme une vieille bourse au fond de laquelle il y a un gros sou. L’amour est une hostie qu’il faut briser en deux au pied d’un autel et avaler ensemble dans un baiser ; il n’y a plus d’autel, il n’y a plus d’amour. Vive la nature ! il y a encore du vin.

Il boit.
Spark.

Tu vas te griser.

Fantasio.

Je vais me griser, tu l’as dit.

Spark.

Il est un peu tard pour cela.

Fantasio.

Qu’appelles-tu tard ? midi, est-ce tard ? minuit, est-ce de bonne heure ? Où prends-tu la journée ? Restons là, Spark, je t’en prie. Buvons, causons, analysons, déraisonnons, faisons de la politique ; imaginons des combinaisons de gouvernement ; attrapons tous les hannetons qui passent autour de cette chandelle, et mettons-les dans nos poches. Sais-tu que les canons à vapeur sont une belle chose en matière de philanthropie ?

Spark.

Comment l’entends-tu ?

Fantasio.

Il y avait une fois un roi qui était très sage, très sage, très heureux, très heureux…

Spark.

Après ?

Fantasio.

La seule chose qui manquait à son bonheur, c’était d’avoir des enfants. Il fit faire des prières publiques dans toutes les mosquées.

Spark.

À quoi en veux-tu venir ?

Fantasio.

Je pense à mes chères Mille et Une Nuits. C’est comme cela qu’elles commencent toutes. Tiens, Spark, je suis gris. Il faut que je fasse quelque chose. Tra la, tra la ! Allons, levons-nous !

Un enterrement passe.

Ohé ! braves gens, qui enterrez-vous là ? Ce n’est pas maintenant l’heure d’enterrer proprement.

Les Porteurs.

Nous enterrons Saint-Jean.

Fantasio.

Saint-Jean est mort ? le bouffon du roi est mort ? Qui a pris sa place ? le ministre de la justice ?

Les Porteurs.

Sa place est vacante, vous pouvez la prendre si vous voulez.

Ils sortent.
Spark.

Voilà une insolence que tu t’es bien attirée. À quoi penses-tu, d’arrêter ces gens ?

Fantasio.

Il n’y a rien là d’insolent. C’est un conseil d’ami que m’a donné cet homme, et que je vais suivre à l’instant.

Spark.

Tu vas te faire bouffon de cour ?

Fantasio.

Cette nuit même, si l’on veut de moi. Puisque je ne puis coucher chez moi, je veux me donner la représentation de cette royale comédie qui se jouera demain, et de la loge du roi lui-même.

Spark.

Comme tu es fin ! On te reconnaîtra, et les laquais te mettront à la porte ; n’es-tu pas filleul de la feue reine !

Fantasio.

Comme tu es bête ! je me mettrai une bosse et une perruque rousse comme la portait Saint-Jean, et personne ne me reconnaîtra, quand j’aurais trois douzaines de parrains à mes trousses.

Il frappe à une boutique.

Hé ! brave homme, ouvrez-moi, si vous n’êtes pas sorti, vous, votre femme et vos petits chiens !

Un tailleur, ouvrant la boutique.

Que demande votre seigneurie ?

Fantasio.

N’êtes-vous pas tailleur de la cour ?

Le Tailleur.

Pour vous servir.

Fantasio.

Est-ce vous qui habilliez Saint-Jean ?

Le Tailleur.

Oui, monsieur.

Fantasio.

Vous le connaissiez ? Vous savez de quel côté était sa bosse, comment il frisait sa moustache, et quelle perruque il portait ?

Le Tailleur.

Hé ! hé ! monsieur veut rire.

Fantasio.

Homme, je ne veux point rire ; entre dans ton arrière-boutique ; et si tu ne veux être empoisonné demain dans ton café au lait, songe à être muet comme la tombe sur tout ce qui va se passer ici.

Il sort avec le tailleur ; Spark le suit.



Scène III

Une auberge sur la route de Munich.
Entrent LE PRINCE DE MANTOUE et MARINONI.
Le Prince.

Eh bien, colonel ?

Marinoni.

Altesse ?

Le Prince.

Eh bien, Marinoni ?

Marinoni.

Mélancolique, fantasque, d’une joie folle, soumise à son père, aimant beaucoup les pois verts.

Le Prince.

Écris cela ; je ne comprends clairement que les écritures moulées en bâtarde.

Marinoni, écrivant.

Mélanco…

Le Prince.

Écris à voix basse : je rêve à un projet d’importance depuis mon dîner.

Marinoni.

Voilà, altesse, ce que vous demandez.

Le Prince.

C’est bien ; je te nomme mon ami intime ; je ne connais pas dans tout mon royaume de plus belle écriture que la tienne. Assieds-toi à quelque distance. Vous pensez donc, mon ami, que le caractère de la princesse, ma future épouse, vous est secrètement connu ?

Marinoni.

Oui, altesse ; j’ai parcouru les alentours du palais, et ces tablettes renferment les principaux traits des conversations différentes dans lesquelles je me suis immiscé.

Le Prince, se mirant.

Il me semble que je suis poudré comme un homme de la dernière classe.

Marinoni.

L’habit est magnifique.

Le Prince.

Que dirais-tu, Marinoni, si tu voyais ton maître revêtir un simple frac olive ?

Marinoni.

Son altesse se rit de ma crédulité.

Le Prince.

Non, colonel. Apprends que ton maître est le plus romanesque des hommes.

Marinoni.

Romanesque, altesse ?

Le Prince.

Oui, mon ami (je t’ai accordé ce titre) ; l’important projet que je médite est inouï dans ma famille ; je prétends arriver à la cour du roi mon beau-père dans l’habillement d’un simple aide de camp ; ce n’est pas assez d’avoir envoyé un homme de ma maison recueillir les bruits sur la future princesse de Mantoue (et cet homme, Marinoni, c’est toi-même), je veux encore observer par mes yeux.

Marinoni.

Est-il vrai, altesse ?

Le Prince.

Ne reste pas pétrifié. Un homme tel que moi ne doit avoir pour ami intime qu’un esprit vaste et entreprenant.

Marinoni.

Une seule chose me paraît s’opposer au dessein de votre altesse.

Le Prince.

Laquelle ?

Marinoni.

L’idée d’un tel travestissement ne pouvait appartenir qu’au prince glorieux qui nous gouverne. Mais si mon gracieux souverain est confondu parmi l’état-major, à qui le roi de Bavière fera-t-il les honneurs d’un festin splendide qui doit avoir lieu dans la galerie ?

Le Prince.

Tu as raison ; si je me déguise, il faut que quelqu’un prenne ma place. Cela est impossible, Marinoni ; je n’avais pas pensé à cela.

Marinoni.

Pourquoi impossible, altesse ?

Le Prince.

Je puis bien abaisser la dignité princière jusqu’au grade de colonel ; mais comment peux-tu croire que je consentirais à élever jusqu’à mon rang un homme quelconque ? Penses-tu d’ailleurs que mon futur beau-père me le pardonnerait ?

Marinoni.

Le roi passe pour un homme de beaucoup de sens et d’esprit, avec une humeur agréable.

Le Prince.

Ah ! ce n’est pas sans peine que je renonce à mon projet. Pénétrer dans cette cour nouvelle sans faste et sans bruit, observer tout, approcher de la princesse sous un faux nom, et peut-être m’en faire aimer ! — Oh ! je m’égare ; cela est impossible. Marinoni, mon ami, essaye mon habit de cérémonie ; je ne saurais y résister.

Marinoni, s’inclinant.

Altesse !

Le Prince.

Penses-tu que les siècles futurs oublieront une pareille circonstance ?

Marinoni.

Jamais, gracieux prince.

Le Prince.

Viens essayer mon habit.

Ils sortent.
FIN DE L’ACTE PREMIER.