Fantaisie nostalgique

Œuvres complètes de François CoppéeLibrairie L. HébertPoésies, tome II (p. 22-24).


FANTAISIE NOSTALGIQUE

à sully-prudhomme

D’être ou de n’être pas je n’ai point eu le choix,
Mais, dans ce siècle vide, ennuyeux et bourgeois,
Je suis comme un enfant volé par des tziganes,
Qui chassa les oiseaux avec des sarbacanes,
Et devint saltimbanque et joueur de guzla.
Longtemps il n’a mangé que le pain qu’il vola,
Et, comme un loup, il n’eut que les bois pour repaire.
Puis, un beau jour, il est retrouvé par son père,

Un magnat, tout couvert de fourrure et d’acier,
Portant l’aigrette blanche à son bonnet princier.
Le vieil homme l’emporte en sanglotant de joie,
On habille l’enfant de velours et de soie ;
Il couche sur la plume et mange dans de l’or.
Quand il rentre au château, le nain sonne du cor,
Et, monté comme lui sur un genêt d’Espagne,
Un antique écuyer balafré l’accompagne.
Un clerc, très patient, lui donne des leçons.
Son père, en son fauteuil tout chargé d’écussons,
L’attire quelquefois tendrement, puis se penche
Et longtemps le caresse avec sa barbe blanche.
Des femmes, dont les yeux sont doux comme les mains,
Baisent son front hâlé par le vent des chemins
Et détachent pour lui le bijou qui l’occupe,
Ne sachant pas qu’il sent leurs genoux sous la jupe
Et qu’au pays bohème où l’enfant voyagea,
Avant d’avoir quinze ans, on est homme déjà.
Mais ni les beaux habits, ni les tables chargées
De gâteaux délicats, de fruits et de dragées,
Ni le vieil écuyer qui lui dit ses combats,
Ni les propos du clerc qui le flatte tout bas,
Ni les doux oreillers de la profonde alcôve,
Ni le palefroi blanc harnaché de cuir fauve,
Ni les jeux féminins qui font bouillir son sang,

Ni son père qui rit et pleure en l’embrassant,
Rien ne peut empêcher que son cœur ne se serre
Alors qu’il se souvient de sa libre misère.
Ah ! qu’il aimerait mieux le fruit à peine mûr
Qu’on dérobe et qu’on mange, à cheval sur un mur,
Le revers du fossé pour dormir et la source
Pour laver ses pieds nus fatigués d’une course,
Mais du moins le plein ciel et le vaste horizon !
— Parfois, sur le rempart de sa noble prison,
On le voit, poursuivant sa chimère innocente,
Caresser de ses doigts une guitare absente
Et, les regards au ciel, le seul pays natal,
Se chanter à voix basse un air oriental.