Fables originales/Livre V/Fable 04

Edouard Dentu (p. 120-121).

FABLE IV.

Le Dictionnaire.


Un matin maître Luc, sagace doctrinaire,
Imagina, dit-on, un gros dictionnaire,
Où devait figurer le savant, l’érudit,
Le peintre de talent, l’artiste plein d’esprit.
Ce bel ouvrage en devançant Larousse,
Les Vapereau, les d’Hozier et les Brousse,
Faisait de Luc un de nos grands auteurs,
Et le classait parmi les novateurs.
L’agent secret du corps diplomatique,
L’homme d’État, l’orateur politique.
Approuvaient fort l’ouvrage en question,
Qui les louait contre souscription…

Un philosophe ayant ouï la chose,
Se présenta pour son apothéose.
Il est instruit, spirituel, fécond,
Sachant traiter tous les sujets à fond.
— Vous désirez, Monsieur, que j’estime vos lignes ?
Demanda maître Luc ; j’ai des cotes bénignes :
Vous serez pour cent sous, piètre gratte-papier,
Pour six francs, écrivain, célèbre romancier ;
Donnez sept, vous lirez que dans notre hémisphère,
Vous êtes un phénix bien au-dessus d’Homère.
D’ici sort à l’instant le poète Avorton,
Plume gâche-métier ; mais pour son ducaton
Nous le comparerons à Virgile, à Térence,
Et nous l’illustrerons avec la déférence
Due au déboursement : Signez-vous le traité
Qui le gratifiera de l’immortalité ?
— Impossible Seigneur ! Vivant dans l’indigence,
Je ne possède rien que mon intelligence.
— C’est trop peu mon ami, portez plus loin vos pas,
De vous, de vos écrits, nous ne parlerons pas.