Fables originales/Livre III/Fable 20

Edouard Dentu (p. 83-85).

FABLE XX.

La Paix universelle


La guerre est un fléau, partant guerre à la guerre,
Qui dépeuple les eaux et le ciel et la terre !

Laissons à la faux du temps,
À la famine, aux accidents
La peine de creuser le sol du cimetière.

En ces termes le lionceau,
À l’homme, à la bête, à l’oiseau,
Prêchait la paix universelle.
Il fut très-applaudi de la tendre gazelle,
Des agnelets, du tourtereau.
L’homme, le tigre, l’ours, le singe, la hyène,
Firent des si des mais. Cette habitude ancienne
De pressurer le faible et plumer l’opprimé
Quand on est mécontent, lorsqu’on est affamé,
Malaisément se perd. Nos galants, d’aventure,
Jurèrent néanmoins de vaincre leur nature.
Plus de combats, de querelles, de deuil,
On s’aimerait, on mettrait son orgueil
À renoncer aux fictives barrières
Que l’on nommait autrefois des frontières.
Aigles, linots, ablettes et requins,
Russes, Anglais, Français, Américains,
S’embrasseraient, se chériraient en frères.
Un banquet couronna le pacte ainsi conclu.
On but ferme en l’honneur du principe absolu
De respecter des gens et la bourse et la vie.
Troubler la paix, grands dieux ! nul n’en avait envie.
Jusqu’au repas du soir elle emplit l’univers.
L’heure de l’appétit amena les revers.
Gazelles et brebis au sujet d’un brin d’herbe,
Se fâchèrent tout net. Une réplique acerbe

Courrouça les brebis. Elles fuirent du bois
Où ces dames broutaient. Le faon et le chamois
Acculés par les loups tournèrent en croquettes
En bons beafstecks, en côtelettes ;
L’épervier tua le pigeon,
L’autour enleva le dindon ;
L’Anglais apercevant une île surgissante
En pleine mer d’Asie, aborde, et drapeau plante.
La conquête indigna le frère américain,
Qui la lui disputa les armes à la main.
Au sein de l’Océan les habitants des ondes
Se livrent à huis-clos des guerres furibondes.
Le lionceau rugit : la paix amis, la paix !
Cent millions de voix lui répondent : jamais !…
Il veut recommencer son admirable prêche,
Mais lui-même flairait au loin la viande fraîche ;
Égorgeant le berger, il mangea le mouton
Sans laisser au chacal un petit rogaton.
Dès lors c’en était fait de la paix sur la terre,
Le pacte violé fut traité de chimère.

Avec les appétits, l’ambition, la faim,
La guerre a trop d’agents pour qu’on y mette fin.