Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère/04

LE NAKOULA


Le Bouddha racontait aux moines rassemblés :
Il était une fois, en des temps reculés,
Un pauvre mendiant sans enfants, un brahmane ;
Il avait pour avoir : sa femme et sa cabane ;
Ajoutez à cela
Qu’un joli nakoula[1]

Plus heureux que son maître,
Dans sa hutte fit naître
Un petit
Qu’on lotit
D’une part de tout bien dont vivait le ménage.
On le traitait en fils ; pour qu’aucun témoignage
De l’amour paternel ne lui manquât jamais,
On lui donnait du lait, du beurre, de la viande,
Des gâteaux et de tous les mets
Qu’en mendiant son maître obtenait en offrande.
Plus tard la femme eut un enfant
Elle dit, le cœur triomphant,
Pour exprimer sa joie intense,
Cette simple et naïve stance :
« C’est le petit du nakoula
Qui m’a valu ce bonheur-là. »
Un jour, pour sa progéniture,
L’homme allant mendier pâture,

Dit à sa femme : « Ayez grand soin,
Si vous allez dehors — que ce soit près ou loin —
D’emmener notre fils. » L’enfant mangeait du beurre.
Sa mère lui cria : « Je suis à toi sur l’heure
Je vais chez ma voisine et reviendrai grand train :
J’ai besoin d’un pilon pour écraser du grain. »
Or le parfum du beurre
Dans la pauvre demeure
Fit venir un serpent
Le reptile rampant
Traversa la cabane,
Et le fils du brahmane
Courut un grand danger.
Qui sut le protéger
Contre la gueule ouverte
Et conjurer sa perte ?
Le nakoula, voyant le serpent, fit trois sauts,
Et, le mordant six fois, le mit en sept morceaux :
« Ô mon frère — dit-il — je t’ai sauvé la vie ;
Que notre bonne mère en sera donc ravie ! »
Pour qu’elle pressentît de loin ses beaux exploits,
Il barbouilla de sang sa gueule par trois fois.
Justement le brahmane, ayant rempli sa bourse,
Rencontra son épouse elle hâtait sa course ;
Il allait demander : — Vous n’étiez donc pas là ?… —

Quand il vit sur le seuil le sanglant nakoula :
— Le monstre, cria-t-il, — vient de tuer son frère —
Alors, sans réfléchir, cédant à la colère,
Sur ce cher bienfaiteur, terrible, il se rua
Et le tua.
Puis il franchit la porte et vit le petit être
Jouant, suçant ses doigts
et, près de la fenêtre,
Gisaient les sept tronçons du perfide serpent.
Il souffrit ce que souffre un cœur qui se repent,
Disant : — Tu dois la vie au nakoula ton frère,
Et moi je l’ai tué ! — Sa douleur fut sincère ;
En prononçant ces mots, il tomba sur le sol.
Alors, au sein du ciel, on entendit un vol ;
Un deva[2] prononçait la gâtha[3] que je cite :
« L’homme est toujours puni qui trop se précipite ;
« Ne te hâte jamais de juger — tout est là ! —
« Pour n’être point nommé « tueur de nakoula ».

  1. Nakoula, mangouste. Rudyard Kipling décrit ainsi cet animal dans le Livre de la Jungle (vol. I) : « Il rappelait assez un petit chat par la fourrure et la queue, mais plutôt une belette par la tête et les habitudes. Ses yeux étaient roses, comme le bout de son nez affairé ; il pouvait se gratter partout où il lui plaisait, avec n’importe quelle patte, de devant ou de derrière, à son choix ; il pouvait gonfler sa queue jusqu’à ce qu’elle ressemblât à un goupillon pour nettoyer les bouteilles, et son cri de guerre, lorsqu’il louvoyait à travers l’herbe longue, était Rikk-tikk-tikki-tikki-tehk ! »

    De là le nom de Rikki-tikhi-tavi que Kipling a donné à ce conte du Nakoula qu’il transcrit d’une manière charmante, mais en le transformant, pour que les enfants n’aient pas à pleurer la mort injuste de la bonne petite bête. Dans le récit de Kipling, la mangouste gouste tue non seulement Nag, le cobra, mais encore Nagaîna, sa veuve, et toute la postérité de celle-ci, en détruisant ses œufs qui étaient sur le point d’éclore. La version chinoise du conte a été très souvent imitée et modifiée. À travers les âges, la mangouste, ou ichneumon, devient tour à tour une belette et un lévrier, ou bien encore c’est la femme qui est tuée par son mari, ou c’est l’enfant qui est sauvé par une jeune fille, laquelle est victime de son dévouement.
  2. Deva, divinité. Prononcer dêva.
  3. Stance.