Félicien Rops, l’homme et l’artiste/XXIII

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XXIII


Je le revis l’an d’après. Il était venu m’attendre à la gare de Corbeil avec sa voiture, une tapissière de campagne, attelée d’un gros cheval rouan. Guêtré, la cloche en paille sur les yeux, sans gilet, en veston de jardin, il avait bonne mine, gras, rougeaud, à peine grisonnant : le geste seulement s’était alenti. Il prit les rênes, cria hue ! en boule sur le siège, à la paysanne. On dut arrêter chez le boulanger : des convives, la veille, avaient vidé la huche. La provision faite, on roula d’un trait.

— Tel que tu me vois, me dit-il, je suis vigneron : j’ai ma vigne. Bon an, mal an, je me fais six à huit feuillettes de petit vin de pays : tu goûteras.

Et pointant son fouet, il énonçait à mesure :

— Moulin-Galant… Pressoir-Prompt… Demi-Lune… Chez moi !

Des roses par touffes, des arbustes, des sentiers bordés de parcs soignés, et par de là, sur une pente descendant jusqu’à l’immense coulée moirée de la Seine, un verger vigoureux, riche en abricotiers : c’était son domaine. Sur l’autre rive, en face, le versant remontait, stylisé comme un paysage de Puvis. Entre le verger et le jardin, le type étrange et pittoresque d’une habitation composite, faite d’une ancienne gare de chemin de fer changée en corps de logis et d’un vieux four à chaux transformé en atelier.

Son existence s’était arrangée là en ordonnances volontaires et libres ; s’étant voulu hors cadre, il y vivait sa vie et toute la vie à la mesure de sa conscience, sans feinte, avec droiture et franchise, comme il avait voulu son art. Le grand orageux d’autrefois s’était fait un intérieur aimable, souriant et calme d’homme de la nature.

J’ai gardé précieusement la mémoire de la chaude après-midi et du déjeuner plein de rires qui l’avait précédée. Autour de la nappe à ramages, fleurie de gros bouquets, la beauté blonde et brune de deux visages de femmes, la grâce éveillée et joueuse d’une jeune fille, celle-là même qui devait devenir la femme d’Eugène Demolder, la bonne camaraderie empressée et spirituelle de Henry Detouche, qui venait d’écrire les Propos d’un peintre, s’accordaient avec le charme vermeil de l’heure. Par la porte ouverte, en clartés et en odeurs, entrait tout le jardin. D’ardentes guêpes faisaient saigner dans les corbeilles la plaie des fruits d’or. Ce fut vraiment, sous l’août triomphant, la fête de la sympathie et de l’été.

Lui buvait, riait, se laissait vivre : une âme apaisée flottait aux sensibles lumières moites de ses prunelles. Il nous conta l’histoire de son « gourbi », la rencontre du notaire providentiel, l’achat de la Demi-Lune. Il parla de son art aussi : il avait toujours sa même voix de gorge, grasseyée et brusque. Mais quelquefois le mot se dérobait à sa recherche : il fallait l’aider. Alors une petite ombre passait, légère, vite dissipée dans la clarté égale, tranquille et sérieuse de sa vie. Comme là-bas, à Bruxelles, dans le soir de musique et de gloire, je restais frappé de sa bonhomie, de sa résistance et de son naturel.

Quand on eut quitté la table et qu’on fut au verger, dans le vent frais du fleuve, toute sa vie, une seconde amollie à l’heure du café, remonta. Il se pendait aux branches lourdes, grimpait aux échelles, voulut nous cueillir les


Vengeance d’une femme.



beaux abricots mûrs, pour en emplir une bourriche. Merveilleusement le soir clair nous enveloppa. Il passa lui-même le licol au cheval et nous ramena à la gare où il était venu nous prendre au matin. Paris ! cria l’employé. Le train arriva, grondant et patinant sur les rails. Nous nous embrassâmes, et tandis que la vapeur m’emportait, un pressentiment, à travers l’impression de la joie, de la paix et de l’été, ne s’en allait pas tout à fait.