Félicien Rops, l’homme et l’artiste/I

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I


À Namur, en terre de Wallonie, dans une confortable maison bourgeoise, l’ange des Annonciations passa un jour qu’on ne l’attendait plus. Il y avait là un couple de bons époux à qui la vie et les affaires avaient réussi. La mère n’était plus jeune ; le père avait dépassé la moyenne des maturités. L’attente prolongée d’un enfant seule avait mélancolisé d’une ombre leur paisible intérieur.

Sitôt les indices reconnus, tout fut préparé comme pour une Nativité des anciens tableaux, et voici que le 7 juillet de l’an 1833, à l’heure du crépuscule matinal, le prodige avait lieu. Quand la matrone, en consultant le sexe, déclara que c’était « un petit homme », nul ne se douta du bruit que celui-ci ferait un jour par le monde. Il fut porté aux Fonts baptismaux et reçut les prénoms de Félicien, Joseph, Victor.

On aimerait se persuader que le baptême fut fêté comme celui du fils de Claes et de Soetkin, de ce Tiel Ulenspiegel qui devait jouer un rôle important dans la vie spirituelle de l’enfant devenu jeune homme. Mais la terre wallonne, pour copieusement s’entonner de bière blonde et se complaire au grésillement des « skinées » à la poêle, n’observe pas les mêmes rites que la terre flamande ; et en fin de compte, on n’était pas obligé de savoir la parenté qui s’établirait un jour entre ce garnement issu des pauvres plèbes lointaines et le fils du riche M. Nicolas-Joseph Rops, ancien fabricant de tissus imprimés dont les produits rivalisaient avec les indiennes les plus réputées.

C’était un article de grande prospérité et qui s’illustrait d’un caprice de palmes et de tulipes, comme un vrai jardin chimérique. Les colporteurs, les mercelots nomades sans doute en avaient leurs éventaires garnis quand à la traversée des hameaux, le long du ruban de route qui va de Namur à Dinant, ils s’évertuaient à éveiller, en les déployant devant elles, la convoitise des joyeuses contadines. Celles-ci ne se coiffaient point encore, en ce temps, de rubans, de perles et de fleurs selon la mode des villes. Leur beauté brune et nerveuse qui, l’été seulement, pendant les travaux des champs, s’obombrait du « barada », coiffe en paille ou en toile s’évasant sur le devant à la façon un peu des « cabriolets » de l’Empire, gardait une grâce rurale sous la coquetterie des pièces d’étoffe ramagées qu’elles se fixaient au haut de la tête et dont les deux pointes leur retombaient sur la poitrine. Le jeune Fely, en battant plus tard les campagnes, dut y reconnaître souvent ces témoignages de l’industrie paternelle.

On l’avait mis au collège Notre-Dame de la Paix où il fit ses premières classes et où il reçut l’éducation religieuse qui, du reste, fut celle de tous les enfants de son temps. Elle ne l’empêcha pas de faire une vingtaine d’années plus tard l’Enterrement au pays wallon, d’une allure assez irrévérencieuse, et quelques centaines d’œuvres libérées de tout souci du dogme et de la morale théologique.


L’histoire ne dit pas quelle fut son humeur d’enfance ; on lui soupçonnerait volontiers, toutefois, sous le sang vif des joues, avec le feu des yeux, une petite âme curieuse, volontaire et hardie. En rentrant de ses cours, il trouvait installés devant leurs pupitres deux amis avec lesquels M. Rops père faisait sa partie de musique : c’étaient le « père Buch », bassonniste, qui devait lui fournir un si joli sujet d’eau-forte, et le flûtiste Van Gelroth. « Buch vissait son basson, Van Gelroth sa flûte, mon père s’asseyait au piano-forte et l’on jouait les vieux airs de Sébastien Bach, bien inconnu alors, et pour se reposer, les sonates de Steibelh… Pendant ce temps, âme déjà vouée aux choses du dessin, je feuilletais, couché à plat ventre, à la lueur d’un « petit quinquet » un gros livre plein de belles illustrations : les fables de Jacob Kats ». C’étaient là des heures émerveillées où son esprit par avance voyait se lever le geste de la farce. Plus tard, à l’éveil de la puberté, peut-être l’adolescent se préoccupa du petit peuple des filles que l’heure de la sortie faisait galoper par les rues. Sous leurs hardes déteintes, le corps avait un attrait deviné de mystère et de mouvement, bien fait pour impressionner un esprit agile comme le sien.

Il semble, au surplus, que sa vie, dès le commencement, ait été personnelle et active. En un pays de rivières et de montagnes, la nature propose à un organisme jeune et sain des plaisirs qui finissent par passer dans l’habitude même de l’existence. Félicien Rops devait garder de sa première enfance le goût de la nage, de la rame et de la marche. Il eut tôt la petite folie grisante de la vaste nature qui l’entourait et qui, jusque bien avant dans l’âge de la maturité, forma le cadre de ses étapes d’art et d’humanité. En pensée, on le voit suivre là-bas, au fil de l’eau, le coup d’aile lent du héron tandis que le pédagogue développait la loi des participes. Un instinct natif l’avertissait que la leçon était bien plutôt au cœur sauvage des solitudes que dans la geôle aux vitres encrassées derrière lesquelles se recule l’escarpement inaccessible du ciel libre. Ce froncement de la narine qu’il aura dans ses portraits d’homme, crispée au vent de la sensation et du désir, je le devine dans le masque enfantin, déjà frémissant du goût de l’inconnu.

Namur, avec ses remparts et sa poterne au bas des lacets par lesquels on montait à la citadelle, avec le grand passage de rocs étagés en travers des perspectives fluviales, avec ses vieux quartiers du bord de l’eau, dut amuser la vive imagination de l’enfant. Un peuple narquois, ami des histoires luronnes, y use encore le temps en flâneries aux cafés où d’un coup sec du bras, on se jette des verres de péquet dans le lampas, ou bien, assis à cropeton sur les pierres du quai, y espère pendant de pleines journées, au bout du frétillement des lignes, la touche du goujon, distrait seulement par le lent glissement des péniches dans l’écluse et la manœuvre d’abordage des petits vapeurs qui desservent les villages d’amont. Cependant l’animation de la marine était bien autrement grande à cette époque : au galop d’une attelée de dix chevaux montés par les « Chevaliers » en braies de velours, passaient, dans un pétardement de coups de fouet et un carillonnement de grelots, les longues files des chalands de France et des grands bateaux du Rhin. Aux passes où le tirant d’eau était insuffisant, toute une cavalerie descendait dans le fleuve, coupant en travers de la coulée et gagnait l’autre rive dans un gros bruit de remous, de sonnailles et de cris. Ou bien c’étaient des trains de bois descendant le courant et qu’à la perche, par la grande échancrure des monts, guidaient de souples et silencieux bateliers.


Un répertoire vivant d’images et de sensations sans nul doute s’amassa chez le jeune homme. Il prit là contact avec le vaste monde qui allait si fort l’attirer bientôt. Il s’émerveilla d’air, d’espace, de vent et de soleil. Surtout j’imagine qu’il sentit s’éveiller le rire intérieur pour les plaisants échantillons d’humanité que lui fournissait cette Wallonie joviale, linguarde et craqueuse qu’il portait lui-même dans le sang. Le sens comique, depuis le trait mordant jusqu’à la farce grasse, lui naquit et fut l’assise de sa philosophie prochaine. Quand le moment fut venu, il put se repérer sur ses souvenirs.

Namur, chef-lieu de province, dans sa cuve où confluent la Meuse et la Sambre, était, en outre, le carrefour des routes qui partaient en tous sens vers les bastides et les grosses censes. « À Grognon » dételaient les immémoriales diligences jaunes, venues de Dinant, de Gembloux et de Floreffe, et relayait l’innombrable carrosserie des tilburys, des cacolets, des landaus qui, par les raidillons en circuits, amenaient, les jours d’affaires et de marchés, les hobereaux, les grands herbagers et les marchands de grains de tout le pays environnant. Ah ! ces marchés obstrués d’un enchevêtrement de timons et déroulant à travers rues et venelles les mannes de fruits et de légumes damasquinés d’automne, les montagnes d’œufs et les dômes de beurre, les hécatombes de gallinacés dodus et les grands cadavres de porcs éventrés, les rognons à l’air et les moignons en croix ! Des villages d’en bas et des hameaux d’en haut, arrivaient aussi, ces jours-là, censières et méquennes, vieilles commères décarcassées ou frisques jouvencelles, marchant du pas des hauts métayers guêtrés et des osseux varlets poussant à coups de gaule devant eux des bandes de porcelets roses comme de la chair d’enfant. D’un bout à l’autre de la ville une grosse rumeur traînait, confondant ensemble les hennissements aigres des ronsins, les rauques rudissements des bourriquets, les abois des chiens, le meuglement des aumailles, le cacardement des oies, tout l’orchestre familier des écuries, des basses-cours et des étables.

Ce fut cette gaîté du pavé namurois que connut la première jeunesse de Félicien ; elle lui demeura dans le sang, comme l’âme sonore de ce pays où les voix même cornent pareilles à des trompes de chasse. La contrée saine et rude, avec ses paysans hâbleurs et madrés, mousse dans l’extraordinaire verve où toute sa vie il dépensa le surplus de son génie. Lui-même ne cessa d’être, jusqu’au cœur des villes, une sorte de rural superbe aux mains larges et aux orteils noueux, les reins solides et le col puissant, parlant en coups de gueule comme s’il tutoyait l’écho des monts, buvant sec et mangeant dru, familier, tout de suite camarade, comme le marchand de grains qui vous dit : « Tope ! affaire conclue ! » mais avisé, se connaissant en hommes, riant tout seul au fond pour un sot qui le traitait en égal et restant à travers les hauts et les bas de la vie un gentilhomme, de toute sa hauteur.