Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 293-296).
Quatrième partie


CHAPITRE XXII


Entrevue orageuse avec Mme de Kerlandec.


Le lot supposé du marquis ayant amené fort naturellement l’histoire de Thérèse, j’ai parlé de cette fille et me trouve au delà de plusieurs événements sur lesquels il est maintenant nécessaire que je recule. Le lecteur voudra bien se souvenir que j’avais donné rendez-vous à Mme de Kerlandec pour le troisième jour après l’arrivée de milord Sidney. Ce fut le lendemain de son retour que celui-ci m’envoya la balle et les mille louis ; le soir du même jour que je fis passer cette somme au marquis, et le lendemain matin, jour du rendez-vous avec Mme de Kerlandec, que le marquis me renvoya la moitié de l’argent. Cependant il s’était passé bien des choses depuis la lettre de Mme de Kerlandec et ma réponse.

Quoiqu’elle m’eût annoncé des dispositions à la conciliation et à l’amitié, nous la vîmes arriver agitée, décelant, par des mouvements d’impatience, un trouble secret, une humeur que nous devions nous attendre à voir bientôt éclater. Nous étions dans le salon de compagnie ; milord Sydney, derrière le rideau d’une porte de glaces, était à portée de tout entendre,

— Laissons les compliments, mesdames, dit brusquement la belle Kerlandec, aussitôt que nous l’eûmes saluée, nous avons à parler de choses importantes : les moments sont précieux. (Puis s’adressant à moi) : — Puis-je savoir, madame, par quel hasard vous avez connu milord Sidney ? depuis quand il vous aime ? et quand vous l’avez épousé… Vous rougissez, madame !… Fort bien. Je crois déjà voir clair sur cet article. Elle chercha dans son portefeuille une lettre et lut ce qui suit : « Madame, je me félicite… (je reçus hier cette lettre, mesdames) : je me félicite d’avoir été enfin assez heureux pour découvrir ce qu’était devenu Monsieur votre fils, ce cher fils si digne de vous et d’un père… » (etc., ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Écoutez maintenant, mesdames) : « Il s’échappa du collège pendant que tout y était en désordre : c’était un abominable homme que ce père Principal !… (Passons… Ah ! voici enfin.) J’ai su, madame, et je suis en état de prouver que le jeune M. de Kerlandec, manquant de tout et poussé d’ailleurs par un sentiment bien digne de sa belle âme, s’était joint à quelques soldats et se proposait de servir. Ceux-ci commirent quelques excès en route et furent, les uns tués, les autres dispersés. L’affaire s’était engagée à propos de quelques femmes de mauvaise vie : un galant homme qui voyageait délivra ces aventurières. Mais Monsieur votre fils leur ayant plu, elles l’enlevèrent et l’emmenèrent à Paris. Il a vécu quelque temps chez elles, où probablement il était gardé à vue : peu après, ce beau jeune homme a disparu. Ce qu’on peut supposer de plus modéré, c’est que ces malheureuses l’auront fait partir pour quelqu’une de nos colonies… »

Je me levai furieuse. — Quel insolent a pu vous écrire cette lettre, madame ? et vous-même, quelle audace peut vous porter à nous faire la lecture d’un écrit où vous ne doutez pas qu’on ait voulu nous désigner ? — Mme de Kerlandec, un peu déconcertée : Parlons tranquillement, s’il se peut, madame. — Non, madame, tout le monde n’a pas ce sang-froid avec lequel vous prenez à tâche de nous outrager ; apprenez, madame… — Entendons-nous, madame ; est-ce à vous que l’aventure avec ces soldats est arrivée ? est-ce à vous que mon fils… — Oui, madame, M. Monrose, votre fils, comme on n’en peut plus douter, c’est nous qui l’avons emmené à Paris. Il venait de se prêter à nous rendre service d’une manière qui lui faisait tout l’honneur possible ; il était avec des scélérats ; nous l’arrachâmes à cette détestable compagnie, il nous suivit de son plein gré… — Et qu’est devenu ce cher fils ?… — Il est heureux, madame, il est protégé de milord Sydney. — Juste Ciel ! mon fils au pouvoir du meurtrier de son père ! — Elle s’évanouit.

— Quel coup mortel pour un cœur tel que le mien, dit milord Sydney sortant du cabinet et joignant ses secours à ceux que nous prodiguions à la méfiante veuve. Elle ouvrit enfin les yeux ; mais apercevant milord, elle fit un cri perçant, et voulut s’échapper. — Cessez, cruelle Zéila, dit-il, la retenant et lui parlant avec une bonté qui faisait briller dans ce moment la tendresse et la générosité de son cœur, cessez de m’insulter, en détournant vos regards. Je ne fus jamais un homme vil ; je suis incapable… — Mon fils ! Où est mon cher fils ? — Zéila, votre fils est en sûreté. Accourant à Paris avec un empressement dont vous étiez l’objet, j’ai laissé ce cher Monrose en Angleterre ; mais vous le reverrez incessamment et vous apprendrez de lui-même qu’il se trouvait heureux de vivre avec moi. — Milord… je dois vous croire. — Vous m’insulteriez si vous aviez des doutes. — Mais où suis-je ? je ne vois donc autour de moi que des personnes à qui j’ai donné des sujets de plainte… Mesdames !…

— L’exécrable homme ! m’écriai-je tout à coup, lisant involontairement le nom de Béatin au bas de la lettre dont Mme de Kerlandec venait de nous faire part, et que je ramassais pour la lui rendre. — Qu’est-ce donc ? dit Sylvina troublée. Quel étonnement !… — L’infâme Béatin, ajoutai-je…

Mme de Kerlandec se hâta de mettre le papier en morceaux ; mais il n’était plus temps. — Apprenez, dis-je à mon tour à Mme de Kerlandec, apprenez, madame, que le monstre qui vous écrit… — Celui qui m’écrit, madame, est un honnête ecclésiastique qui fut régent de mon fils dans le collège… — Sylvina et milord Sydney, joignant leurs exclamations aux miennes, interrompirent Mme de Kerlandec. — Zéila, lui dit milord, ce scélérat vous abusait et c’est bien injustement que vous venez d’accuser ces dames. Votre fils leur a les plus grandes obligations. Ce régent, digne du dernier supplice, fut seul la cause de la fuite de Monrose, par ses duretés, par son abominable passion, par l’éclat de son infâme jalousie. — Ah ! milord, ah ! mesdames, dit-elle éplorée et nous tendant les bras.

Elle nous pénétrait d’attendrissement. Les alarmes d’une mère déclamante excusaient l’outrage sanglant qu’elle venait de nous faire essuyer. Nous le pardonnions à son égarement.