Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 288-291).
Quatrième partie


CHAPITRE XX


Argent qui circule. — Thérèse fait fortune.
Par quel enchaînement d’aventures.


Je fus étonnée le lendemain de trouver sur ma toilette un sac de mille louis. Thérèse souriait ; elle ne put me taire, quoiqu’on le lui eût fait promettre, que cette somme avait été rapportée avec une balle de colifichets charmants, dans lesquels était égarée une boîte d’or du dernier goût, décorée du portrait de milord Sydney, où la ressemblance était saisie de la manière la plus frappante. Il était cependant ordonné à la confidente indiscrète de ne m’avouer que la halle, et de cacher l’argent quelque part, où j’eusse pu le trouver sous ma main, en cherchant autre chose. Mais elle crut augmenter ma satisfaction. Je rougis, au contraire, de penser que pendant que milord me faisait des dons aussi magnifiques, je me rendais coupable envers lui de l’infidélité la plus réfléchie. Je fus au moment de lui renvoyer la somme et de commettre l’insigne faute de lui avouer mon nouveau choix. J’eus cependant le bon sens de ne point céder à cette tentation bizarre, et je fis bien. Il m’en prit une autre qui ne tendait pas à d’aussi dangereuses conséquences et à laquelle je ne résistai point. Ce fut de faire passer les mille louis au marquis avec plus de mystère, je le savais à l’étroit. Ses gens avaient eu l’indiscrétion de dire aux miens que leur maître devait et négligeait depuis quelque temps la plupart des maisons qu’il fréquentait précédemment, faute de pouvoir continuer d’y jouer : il perdait toujours. Ce fut le prétexte que je saisis, et, contrefaisant avec art mon écriture, qui lui était connue, je lui mandai qu’une personne qui regrettait de le voir devenir plus rare dans leur société supposait que c’était la constance de son malheur au jeu qui l’éloignait ainsi, qu’en conséquence, on le priait de reparaître et de se servir de la somme jointe à la lettre comme d’une ressource dont on partagerait par la suite le bon ou le mauvais succès, se réservant de se faire connaître avec le temps. On exigeait pour le moment que le marquis ne fît aucune démarche pour découvrir qui pouvait lui rendre ce léger service, qu’on lui permettait seulement d’attribuer au plus vif et au plus solide attachement.

Le lendemain, cet amant délicat, usant d’un stratagème imité du mien, et auquel le tirage d’une loterie donnait lieu, le marquis, dis-je, m’écrivit le lendemain qu’ayant pris quelques billets avec intention que nous fussions de moitié, il avait eu le bonheur de gagner le gros lot de mille louis et qu’en conséquence il me priait d’agréer les cinq cents qui m’appartenaient. Cette tournure ingénieuse me mit d’autant plus dans l’impossibilité de refuser qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour soutenir, avec une parfaite vraisemblance, son mensonge galant.

Cependant, si le gros lot du marquis n’était qu’une honnête imposture, il n’en fut pas de même quelques jours après d’un gros lot gagné par Mlle Thérèse… Je ne parle pas de quelque lot perfide, tel que celui dont elle avait fait part au sieur de la Caffardière ; je veux dire qu’elle gagna très sérieusement un terne à la loterie de l’École militaire. Voici comment :

Ô fortune ! comme tout est pêle-mêle dans cette urne immense où tu puises au hasard ! Comment un grand malheur est souvent la cause d’un bonheur plus grand encore !… Comment… Mais y pensé-je ? à quoi bon ces déclamations ? laissons la fortune et ses caprices, et revenons à Thérèse.

On se souvient sans doute que lorsque nous fûmes attaquées en partant de chez monseigneur, par des bandits, dont les uns cherchaient à détrousser, les autres à trousser seulement, l’un de ceux-ci poursuivit Thérèse, que sa frayeur chassait devers un taillis. J’ai dit qu’au premier coup d’œil, l’air lascif de Thérèse avait frappé singulièrement tous ces messieurs, Le plus épris fut apparemment le plus prompt à la lancer : il l’atteignit ; on les oublia quand on les eut perdus de vue.

Thérèse, dans un danger pressant, se mit aux genoux du soldat et lui demanda la vie. — La vie ? rien de plus juste, répondit celui-ci, mais à votre tour, poulette, vous ne me refuserez pas une grâce qui n’est pas, à beaucoup près, d’une aussi grande importance. — Puis aussitôt les mains vont, les tétons sont brusqués ; d’autres charmes… — Surtout, ne criez pas, princesse, ajouta-t-il, ou sinon… — Pour Dieu, monsieur… vous avez l’air d’un galant homme… — Oui, très galant, mais dépêchons-nous… — Quoi ! vous aurez le courage !… — Ah ! pardieu, vous en voyez la preuve ; cela n’a pas peur. — Fi ! cachez… finissez… Qu’allez-vous faire ?… (Les jupes gênaient ; il coupait les ceintures.) — Là, cela ira mieux maintenant. — Grand Dieu ! tuez-moi plutôt… Ah ! ah ! vous me blessez… malheureux… arrêtez… ah !… vous vous perdez… cessez… vous ne savez pas… — Ma foi, vogue la galère. — Monsieur !… mon ami… ah !… j’en suis… j’en suis au désespoir… mais… quel entêtement !… Eh bien… retirez-vous donc… malheureux ; ô…ô…ôtez… — Un moment… — Je me meurs.

Ne croyez pas, lecteur, que, semblable à ces écrivains babillards, qui vous racontent avec les circonstances les plus minutieuses des faits arrivés il y a mille ans, j’aie pris dans mon imagination les détails de la scène dont je viens de vous faire part. Un moment, s’il vous plaît, vous saurez comment j’ai pu être instruite de ces particularités, si bien faites pour se graver dans ma mémoire. En attendant, reprenons le fil de notre aventure.