Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 249-251).
Quatrième partie


CHAPITRE V


Malheur imprévu.


Jouets du destin, nous ne nous croyons pas plus tôt heureux qu’il se plaît à troubler notre félicité.

Nous jouissions paisiblement de l’état le plus agréable, quand tout à coup nos cœurs reçurent une blessure cruelle, qui nous fit perdre à tous le fruit des bontés de nos généreux Anglais.

Kinston, qui ne manquait jamais de nous amener ses connaissances, nous parlait depuis quelque temps d’un de ses amis, homme d’un rare mérite, grand amateur des arts, grand voyageur, grand observateur, qui serait bientôt de retour à Paris et que nous trouverions au-dessus de tous les cavaliers qu’il nous avait fait connaître jusqu’alors. Nous attendions assez tranquillement cet homme si vanté.

Cependant un après midi, comme nous sortions de table, on annonça les lords Kinston et Bentley. — Bentley ? milord Bentley ? répétons-nous toutes deux en même temps. Ces messieurs paraissent. Milord Bentley était ce seigneur anglais dont il est parlé dans la première partie de ces mémoires, et qui avait emmené Sylvino en Italie. À l’aspect de Bentley, nous sommes frappées comme d’un coup de foudre. Il recule, non moins surpris, en nous reconnaissant ; puis il détourne la vue, et se penchant sur l’épaule de son ami, nous lui voyons répandre un torrent de larmes.

« Ah ! milord, s’écrie aussitôt Sylvina, prévoyant comme moi que les larmes du sensible Anglais annonçaient quelque chose de funeste, milord, qu’avez-vous fait de mon cher Sylvino ? Grands dieux ! l’aurais-je perdu ?… Vous vous taisez !… Sylvino, mon cher époux, tu n’es donc plus ? »

Des sanglots douloureux suffoquaient milord Bentley. Il s’assit loin de nous, Sylvina s’évanouit dans mes bras. Le gros Kinston se trouvait dans un fâcheux embarras. Mais c’était uniquement sa faute ; à la vérité, Sylvina s’était fait passer pour veuve. Il ignorait qu’elle ne le fût pas : cependant, s’il n’eût pas fait, très inutilement, un mystère de nos noms à milord Bentley, et à nous de celui de son ami, il aurait prévenu le coup dont nous étions tous assommés ; j’eus à peine assez de force et de présence d’esprit pour le mettre au fait.

Sylvina, quoique légère et livrée absolument à ses plaisirs, avait néanmoins un grands fonds de tendresse pour son mari. Il avait négligé depuis longtemps de se rappeler à notre souvenir, et j’avoue de bonne foi que nous songions rarement à lui ; mais nous lui avions de si grandes obligations, il avait été si bon ami, si bon mari, que sa perte était pour nous le plus grand des malheurs.

Le pauvre homme avait fini misérablement. Voici ce que milord Bentley nous raconta : Sylvino, peu de temps avant de revenir de son premier voyage, avait allumé la plus violente passion dans le cœur d’une jeune Romaine de haute naissance et d’une grande beauté. Ravi de son bonheur, mais peu amoureux lui-même, il avait mis fin à sa brillante aventure ; cependant, colorant bientôt son indifférence de prétextes spécieux et ayant effrayé son amante des dangers d’un amour si mal assorti, il s’était éloigné et n’avait entretenu depuis, avec cette belle, aucune correspondance. De retour à Rome, il fut curieux de savoir ce qu’elle était devenue : il apprit que toujours fameuse par ses attraits, elle avait épousé l’un des plus grands seigneurs de l’Italie. L’amour-propre de Sylvino réveilla ses désirs. Il rechercha la dame, et fut assez heureux pour recouvrer son ancienne faveur. Mais bientôt épris d’une cantatrice, ses feux excités se ralentirent, il ne fut plus maître de sa nouvelle passion. Il manqua de soins ou de fourberie auprès de la dame en question ; son infidélité fut soupçonnée. En pareil cas les Italiennes n’épargnent rien pour s’éclaircir et se venger. La cantatrice aimait Sylvino. Souvent il passait la nuit chez elle. Un matin, comme il en sortait, il fut assassiné.

Ainsi périt l’aimable Sylvino, tour à tour heureux et malheureux par l’amour. Croyez-moi, galants Français, si vous avez assez de mérite pour tourner des têtes femelles, demeurez dans votre heureux pays, où les amours les plus sérieuses ont rarement des dénoûments tragiques. Surtout n’allez pas exercer vos talents au delà des Alpes. Que l’aventure du pauvre Sylvino et tant d’autres dans le même genre vous rendent prudents. Là-bas, l’infidélité peut coûter la vie ; ici, elle est la source de mille plaisirs. À cet égard nous pouvons nous regarder comme les vrais sages de l’univers.