Extrait du Journal de la Noble Miss Madrilène

Extrait du Journal de la Noble Miss Madrilène


Par un soir de décembre.


Au dehors, dans la campagne, dans la plaine, sur les collines, c’est l’hiver.

La neige crie, gémit et s’écrase sous les pas comme une écorce neuve et rigide, et partout s’étendent des flots admirablement blancs.

Les poumons se réjouissent d’aspirer le froid, mais les oreilles et les mains se désolent.

Au dehors, dans la plaine, c’est l’hiver, et dans la ville les fontaines ont leurs habits de bois.

Mais dans ma chambre, c’est l’été, l’été.

Un petit poêle à pétrole, en laiton, avec un réservoir de fer pour l’eau bouillante, s’y trouve.

Puis ma robe est en blanche flanelle molle comme la soie, et j’ai pour les pauvres poignets des manchettes de laine blanche.

J’ai toujours ici de l’eau chaude et doucement murmurante pour pouvoir faire de suite du thé clair : et des citrons, et des oranges, avec un petit pressoir de bois, pour la limonade chaude.

C’est agréable et intime de vivre ainsi à l’intérieur et à l’extérieur, dans une chaleur d’été, cependant que l’hiver fait rage dans la campagne et tourmente la plaine.

Sors de ta douce pièce estivale comme dans un bain désiré ; plonge dans l’air glacé ; laisse le vent te saisir comme une douche froide qui coupe la respiration !

Mais avant que tu aies pu seulement grelotter et pleurnicher, au dedans, au dehors ! Jouis-en comme on jouit d’un bain l’été ! Et vite de retour dans l’été de ta chambre !

Déjà embaume le thé chéri, et le petit poêle brûle sans bruit, et ma blonde amie est assise là, méditant comme l’on médite, par les tièdes soirs d’été sur les bancs des jardins. Je reste assise près d’elle. Moi, Madrilène !

Puis je dis : « Maria, à dire vrai, que pensez-vous de ces gens qu’on voit dans les petits cafés d’artistes ? »

— « Je suppose que ce sont des gens assez peu débrouillables, n’est-ce pas ? Ils sont comme l’insecte qui tourne excessivement sur lui-même, comment le reconnaître ?… »

— « Oui, Maria. Moi aussi, je le suppose. Ne trouvez-vous pas que la plupart ont les traits tirés, alors que l’on devrait avoir des traits simples comme de calmes dormeurs ou comme les promeneurs paisibles. Dans un visage, des traits tirés sont comme des bandes d’élastique sur le point d’être déchirées, comme des chaudières avant l’explosion, n’est-ce pas ? On aperçoit la constitution intérieure de la matière qui doit enfermer des mystères ! Ou une montre dont on mettrait soudain le mécanisme à nu et qui s’arrêterait alors ! »

Mon amie dit : « Je ne comprends pas ça ».

Et elle ajouta : « Si, pourtant. Ces gens-là se compliquent tout. Je n’en comprends pas plus ; mais ils se compliquent tout. »

— « Oui, Maria ; c’est surtout cela : ils se compliquent tout. Ils ne savent rien pénétrer, rien débrouiller ; ils se replient en eux-mêmes, se prennent à leurs propres pièges, perdent les bons et simples moyens. »

— « Il faut simplifier, répondit Maria, sans quoi l’on ne peut vivre. »

Silence. — Puis mon amie dit : « Et le poète, notre bon ami ? Comment est-il ? »

— « Lui ? Qui le prend au sérieux se trompe. Qui ne le prend pas au sérieux se trompe. Voilà ! »

— « Qu’en pensez-vous ? »

— « On peut se représenter que toutes, toutes les choses soient opprimées, flétries, déformées par d’autres choses immuables qui, pourtant, sont et impressionnent ! De quelle façon se développerait un animal, une plante, si, à chaque instant, ils n’étaient écrasés par la perfide gravitation, attirés par la pesanteur et rapetissés ? Comment se développerait l’homme s’il n’avait sa pénible digestion et les autres choses ?… Mais le poète, Maria, semble posséder quelque chose en soi qui n’est pas soumis à la gravitation universelle et à la fatale loi. Je crois que ce sont les extases de son âme qui le transportent au travers des lourdeurs. Et comme, toute sa vie, il est affranchi, il sent plus distinctement l’oppression des autres. Les poètes sont comme un acrobate sur les muscles duquel la pesanteur n’agirait pas et qui serait soudain frappé de la pitoyable tenue des autres hommes, de leurs genoux de carton et de leurs vertèbres rigides ! Naturellement, lui, il pourrait tout vaincre, poser les corps sur ses hanches, comme les joncs que le mouvement balance dans l’étang !

« Beaucoup de choses sont en nous, Maria, qui attendent l’éclosion. Il y a des femmes qui, peut-être, rempliraient leur mission en restant assises, resplendissantes de nudité, sur de hauts sièges où les lèvres lasses des pèlerins de la vie viendraient toucher leurs pieds roses. Et d’autres qui, muettes, regarderaient muettement ; et tous seraient doux et sages, et se trouveraient eux-mêmes et trouveraient leur paix ! Le poète prophétise les empires futurs !

« Mais nous, Maria, nous nous développons dans une température douce et modérée, et la chaleur de l’extase ne nous serait pas très utile ; peut-être nous ferait-elle du mal. Nous devons nous y résigner. Nous ne sommes pas des fleurs exotiques. Nous devons nous résigner, Maria, puisque nous voulons vivre dans la vie qui est !

« Nous n’avons pas besoin de trop rêver, d’être trop affranchies. Mais s’ils s’approchent de nous, les légers artistes, nous pouvons être douces et leur prêter l’oreille ! Ils rêvent, mon amie, peut-être des choses qui existent, peut-être de celles qui n’existent pas, des choses qui pourront se réaliser dans mille ans !… »

Maria, délicatement, mit sa main sur mon genou et m’interrogea des yeux. Puis elle dit : « Tu le prends au sérieux ? » — « Je le prends au sérieux et je ne le prends pas ! Je dis : Moi, j’avance… toi, vole ! Je veux te suivre des yeux jusqu’à ce que tu disparaisses… et avancer lentement ! »

Maria posa sa tête sur mon sein.

Puis je dis : « Maria, si nous couronnions notre cher masque de Beethoven mort ? Donne-moi les narcisses jaunes dont le poète nous a fait cadeau ! »

Et nous faisons une petite couronne de narcisses jaunes et la mettons sur la tête du noble masque. Puis nous faisons du thé, ne parlons de rien du tout, fumons de délicates « Cupidon d’or » qui répandent un parfum d’amadou et de miel bouillant. Par la fenêtre, nous ne voyons rien de beau, plus volontiers nous regardons devant nous. Maria est assise toute pensive comme les gens, par les tièdes soirs d’été, sur les bancs des jardins. Moi, je trouve à faire, je mets un peu d’ordre, je trouve très pratique mon nouveau chapeau cowboy, j’espère qu’il gardera sa forme. Puis je lis, je tourne un peu le petit poêle à pétrole, qui est presque en extase, pour pouvoir copier les chaleurs d’août. Ainsi passe le soir, cependant que l’hiver fait rage dans la campagne et tourmente la plaine.

Je dis à mon amie : « Maria, que pensez-vous de l’ambition ? »

Elle répondit : « Je ne sais. Mais elle ne me paraît pas un moyen de locomotion… »

Et moi : « Si l’on peignait un tableau en voulant un but précis, alors rien ne viendrait. Certainement. On ne pourrait jamais avancer vers un but tout à fait précis. Dans rien du tout. Mais bien au contraire, c’est de ce qui est advenu que l’on devrait s’étonner.

« On devrait savoir s’étonner, on devrait être tout décontenancé de ce qu’il s’est passé ainsi quelque chose à notre insu. C’est toujours dans ses plus belles roulades que s’arrête soudain le vrai oiseau du Harz. Il penche la tête, et, tout étonné, s’écoute lui-même. Son propre chant le surprend ! Il écoute comme s’il entendait des sons étrangers venus du lointain. Oui ! on devrait pouvoir s’étonner sur soi-même comme sur des sons étrangers venus du lointain ! »

Nous étions assises tout près du petit poêle à pétrole, comme, devant la cheminée, les membres d’une famille anglaise ; nous ne pensions vraiment à rien et cependant nous étions pensives, mais en même temps contentes.

Puis je dis : « Maria, vous souvenez-vous encore de notre semaine de fête ?  ?  ? »

« Oh !… » dit Maria.

« La Ternina pendant trois soirées et deux soirées Joachim Quartett ! Le lundi dès le matin nous mîmes d’admirables robes de soie blanche et nous nous parâmes de violettes. Tout le long du jour nous ne fîmes rien ; nous attendions seulement le soir. Pour la première fois, après une longue absence à l’étranger, Ternina rentrait en scène.

« Elle entra dans le hall vide. Elle resta silencieuse. Tout ensemble sérieuse et affable, royale et douce, elle nous apparut ; et nos cœurs, dans nos vêtements de fête, en convinrent, nos cœurs qui depuis le matin attendaient que Ternina-Elisabeth apparut dans le hall avec son air royal et doux ! »

Et mon amie dit : « Oh ! je me souviens, raconte, raconte ! »

Mais moi je me tus.

Et je tirai le portrait de la Ternina, le posai sur mes genoux, où nous la contemplâmes.

— Ternina… !

Puis je tournai encore plus fort le petit poêle à pétrole, et l’eau, dans le réservoir de fer, se mit de suite à chanter, à bourdonner. Une douce chaleur vint sur nous. Nous étions déjà presque lasses. Et nous restâmes ainsi, assises dans la chaude chambre, cependant que l’hiver faisait rage dans la campagne et tourmentait durement la plaine…

Alors vint le poète.

Il avait l’air misérable, abattu, et avait tellement froid qu’il n’était occupé que de lui-même, allant et venant par la chambre.

« Venez vers notre soleil de fer », dis-je.

Il vit le masque de Beethoven couronné et le portrait de Ternina. Il jeta les yeux sur ma blonde Maria et sur moi et comprit tout. Comme s’il eût été chez nous, en nous, avec nous, nous n’eûmes besoin de rien dire et nous restâmes tous trois muets, comme après une conversation longue et épuisée.

Nous restâmes ainsi assis tous trois près de l’aimable petit poêle qui faisait de son mieux et était vraiment un rayonnant petit soleil.

Maria préparait de la limonade chaude, à vrai dire presque de l’extrait de limonade, avec de fines peaux d’oranges, de citrons et de mandarines. Le poète, d’un air aimable, la regardait travailler.

— La petite femme,… pensait-il, elle fait de bonnes choses et sans se fatiguer !

La chambre commençait à sentir la peau de mandarines.

Le poète prit la pelure dans sa bouche et dit : « L’idéale haleine !… »

Alors nous mâchâmes tous nos pelures de mandarines pour sentir le parfum de notre haleine.

« Respirez-moi », nous dit-il, et nous le fîmes en riant.

Chacun buvait l’haleine de l’autre sans le baiser !

Soudain il prit mes peaux de mandarines, et les mit sur ses lèvres…

Il en résulta un peu d’embarras et Maria rougit. Lui, dit simplement : « Vois ! Ta salive est ta chair, ton esprit et ton âme. Aussi en la buvant, je t’absorbe tout entière, je t’épouse ! »

Ces mots en résonnant remirent tout en harmonie, et nous sourîmes, quoique tout occupés comme pour une sainte occupation. Mais il fallait s’allier avec la vie de tous les jours, la faire égale, supportable et sans importance. Cependant nous sentions les actions saintes, particulières.

Puis il nous dit : « Vous devez savoir ! Un immense amour est en vous deux, jeunes filles, et vous êtes pleines de poésie, d’hymnes à celui-ci ou à celui-là ! Vous restez assises sur les montagnes, frappez les harpes, chantez la louange de l’incomparable Termina, des soirs d’hiver et de l’hospitalité ! Vous touchez des harpes d’or, vous vous chantez vous-mêmes dans des extases, tandis que vous croyez rester assises, silencieuses et paresseuses !

« Chez nous, hélas, tout est dans une tiède chaleur, parce que l’ardeur du mot parlé nous enlève la chaleur la plus profonde ! Mais vous, jeunes filles, en silence vous vous consumez !  !  ! »

Il parla ainsi. Et nous ne trouvâmes point de réponse convenable.

Maria dit seulement : « Les mots sont les soupapes des colossales machines de l’âme. La pression est chez nous rarement telle qu’elles en viennent à parler. »

Nous bûmes d’excellente limonade et le poète mit sa main sur ma main.

Et je pensai cependant : « Enchanteur, ne me guide pas de ta douce main ! J’avance… et toi, vole ! Je veux te suivre des yeux jusqu’à ce que tu disparaisses… et avancer lentement ! Et aussi, je te prêterai l’oreille, ami, car tu parles, peut-être des choses qui existent, peut-être de celles qui n’existent pas, des choses qui se réaliseront dans mille ans !… »

Le poète mit sa main sur ma main. Maria était assise, toute pensive, comme les gens, par les tièdes soirs d’été, sur les bancs des jardins…

Dans les ténèbres du dehors, l’hiver faisait rage dans la campagne et tourmentait durement la plaine.

Peter Altenbereg
(Traduit par A. Basler et R. Meunier).