Extrait de la Chronique bretonne (trad. Hugo)

Geoffroy de Monmouth
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Extrait de la Chronique bretonne
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IX : La famille
Paris, Pagnerre, 1872
p. 451-457
Le Roi Lear Extrait du Roman de Brut


EXTRAIT DE LA CHRONIQUE BRETONNE

DE GEOFFROY DE MONTMOUTH
[Traduit du latin par F.-V. Hugo].

Après la mort malheureuse de Bladud, Leir, son fils[1], fut installé sur le trône et gouverna noblement son pays soixante ans. Il bâtit sur la rivière Sore une cité, appelée dans la langue bretonne Kaerleir, dans la saxonne, Leircestre. Il était sans postérité mâle, mais il avait trois filles, dont les noms étaient Gonorilla[2], Regau[3] et Cordeilla[4], qu’il aimait passionnément, spécialement la plus jeune, Cordeilla. Dès qu’il se fît vieux, il eut l’idée de partager son royaume entre elles, et de leur donner des époux capables de régner avec elles. Mais, pour savoir laquelle était digne d’avoir la plus belle part de son royaume, il alla demander à chacune d’elles laquelle l’aimait le plus. La question étant posée, Gonorilla, l’aînée, répondit : « Je prends le ciel à témoin que je t’aime plus que mon âme. » Le père répondit : « Puisque tu as fait plus de cas de ma vieillesse déclinante que de ta propre vie, je veux te marier, ma très-chère fille, à celui que tu choisiras et te donner le tiers de mon royaume. » — Alors Regau, la seconde fille, voulant, d’après l’exemple de sa sœur, en imposer à la bonté de son père, répondit sous la foi du serment « qu’elle ne pouvait exprimer autrement sa pensée, mais qu’elle préférait son père à toute créature. » Sur quoi le père crédule lui accorda, comme à sa fille aînée, le choix d’un mari, avec le tiers de son royaume. — Mais Cordeilla, la plus jeune, voyant combien aisément il se satisfaisait des protestations flatteuses de ses sœurs, désira éprouver son affection d’une manière différente : « Mon père, dit-elle, une fille peut-elle aimer son père plus que ne l’exige son devoir ? Dans mon opinion, celle qui prétend cela doit déguiser ses sentiments réels sous le voile de la flatterie. Je t’ai toujours aimé comme un père, et je ne me suis pas encore départie de ce ferme dévouement. Puisque tu insistes pour obtenir de moi quelque chose de plus, sache donc toute l’étendue de l’affection que je te porte, et accepte cette courte réponse à toutes tes questions : autant tu as, autant tu vaux, autant je t’aime. » Le père, supposant qu’elle parlait ainsi du fond du cœur, fut grandement irrité et répondit immédiatement : « Puisque tu as méprisé ma vieillesse jusqu’à me croire indigne de l’affection que tes sœurs ont exprimée pour moi, tu obtiendras de moi une égale sollicitude, et tu seras exclue du partage de mon royaume. Néanmoins, puisque tu es ma fille, je veux bien te marier à quelque étranger, s’il s’en présente un pour t’épouser ; mais jamais, je te l’assure, je ne me préoccuperai de te pourvoir aussi honorablement que tes sœurs, puisque, bien que préférée par moi jusqu’ici, tu as répondu moins tendrement qu’elles à mon amour. » Et, sans plus de délai, après avoir consulté sa noblesse, il donna ses deux filles aînées aux ducs de Cornouailles et d’Albania[5], leur accordant immédiatement la moitié de l’île et leur promettant, après sa mort, l’héritage de toute la monarchie bretonne.

« Il arriva, sur ces entrefaites, qu’Aganippus, roi des Francs[6], ayant ouï parler de la beauté de Cordeilla, envoya immédiatement ses ambassadeurs au roi Leir pour la demander en mariage. Le père, qui toujours lui gardait rancune, répondit : « Qu’il consentait volontiers à donner sa fille, mais sans argent et sans territoire, vu qu’il avait déjà cédé son royaume avec tous ses trésors à ses filles aînées, Gonorilla et Régau. » Dès qu’Aganippus entendit cela, étant fort épris de la dame, il envoya de nouveau vers le roi Leir pour lui faire dire « qu’il avait assez d’argent et de territoire, puisqu’il possédait le tiers de la Gaule, et qu’il ne demandait rien que sa fille, afin d’en avoir des héritiers. » Enfin le mariage fut conclu ; Cordeilla fut envoyée en Gaule et mariée à Aganippus.

« Longtemps après, le vieux Leir étant devenu infirme, les deux ducs, à qui il avait accordé la Bretagne avec ses deux filles, fomentèrent une insurrection contre lui et le dépouillèrent de ses États et de toute l’autorité royale qu’il avait exercée jusqu’ici avec grande puissance et gloire. À la fin, par une mutuelle transaction, Maglaunus, duc d’Albania, un de ses gendres, s’engagea à le maintenir dans sa propre demeure avec une suite de soixante chevaliers. Après qu’il eut résidé deux ans chez son gendre, sa fille Gonorilla voulut restreindre le nombre de ses hommes, qui commençaient à reprocher aux ministres de la cour l’insuffisance de leur traitement ; et, s’étant entendue avec son mari, elle donna des ordres pour que l’escorte de son père fût réduite à trente hommes et pour que le reste fût congédié. Le père, offensé de cette mesure, quitta Maglaunus et s’en alla chez Henninus, duc de Cornouailles, qui avait épousé sa fille Regau.

» Il trouva là un honorable accueil, mais, avant la fin de l’année, éclata une querelle entre les deux maisons. Regau, indignée, somma son père de renvoyer toute sa suite, hormis cinq familiers qui devaient suffire à le servir. Leir ne put supporter cette seconde affliction : il retourna chez sa fille aînée, dans l’espoir que le malheur de sa condition exciterait en elle quelque sentiment de piété filiale, et qu’il pourrait trouver asile chez elle avec tous ses gens.

» Mais celle-ci, n’oubliant pas son ressentiment, jura par les dieux qu’il ne résiderait chez elle qu’à la condition de renvoyer sa suite et de se contenter d’un seul serviteur, et elle lui exposa avec d’amers reproches combien son goût pour une vaine pompe convenait peu à son âge et à sa pauvreté. Ayant reconnu qu’il n’y avait aucun moyen de la persuader, il dut enfin se résigner à n’avoir qu’un seul serviteur et congédia le reste de ses gens. Mais à ce moment il se mit à réfléchir plus sérieusement à la grandeur qu’il avait perdue, à la misérable condition où il était désormais réduit, et à former le projet d’aller au delà de la mer rejoindre sa fille cadette. Pourtant il doutait de pouvoir exciter sa commisération, à cause de l’indigne traitement qu’il lui avait fait subir (ainsi qu’il a été relaté plus haut). Toutefois, ne pouvant supporter plus longtemps une telle humiliation, il s’embarqua pour la Gaule. Pendant la traversée, il remarqua qu’on ne lui donnait que la troisième place parmi les princes qui étaient avec lui dans le navire, sur quoi, avec des larmes et de profonds soupirs, il se répandit en lamentations :

« Ô destins dont les arrêts irréversibles ne dévient jamais de leur cours fatidique ! pourquoi m’avez-vous jamais élevé à une éphémère félicité, puisque la perte du bonheur est une peine plus cruelle que le sentiment de la misère présente ? Le souvenir du temps où de larges masses d’hommes m’aidaient obséquieusement à prendre les villes et à ravager les contrées ennemies est plus douloureux à mon cœur que le spectacle de ma présente calamité, laquelle m’a exposé à la dérision de ceux qui naguère étaient prosternés à mes pieds. Oh ! l’inimitié de la fortune ! Verrai-je jamais le jour où il me sera donné de rétribuer conformément à leur mérite ceux qui m’ont délaissé dans ma détresse ? Combien, Cordeilla, tu répondis juste quand je t’interrogeai sur ton affection pour moi : « Autant tu as, autant tu vaux, et autant je l’aime ! » Tant que j’ai eu quelque chose à donner, ils m’ont honoré, — amis, non de moi-même, mais de mes dons. Ils m’aimaient alors, mais ils aimaient surtout mes dons. Quand mes dons ont cessé, mes amis se sont évanouis. Mais de quel front oserai-je t’aborder, ma fille chérie, toi que, dans ma colère, j’ai dotée plus mal que tes sœurs, ces ingrates qui, après les immenses faveurs qu’elles ont reçues de moi, me laissent vivre dans l’exil et dans la pauvreté ? »

Tout en déplorant ainsi sa situation, il arriva à Karitia (Calais), où était sa fille, et attendit, devant la cité, où il envoya un messager pour l’informer de ses malheurs et la prier de secourir un père qui souffrait et de la faim et du dénûment. Cordeilla fut stupéfaite à cette nouvelle, et pleura amèrement, et demanda avec larmes combien d’hommes son père avait avec lui. Le messager répondit qu’il n’avait qu’un seul homme, lequel avait été son porte-lance, et attendait avec lui sous les murs de la ville. Alors elle prit la somme d’argent qu’elle crut pouvoir suffire et la remit au messager, avec ordre de mener son père dans une autre ville, et là de répandre le bruit qu’il était malade, et de le baigner, de l’habiller et de lui prodiguer tous les soins. Elle donna également ses recommandations pour qu’il eût à son service quarante hommes, bien vêtus et accoutrés, et pour que, tous les préparatifs étant terminés, il notifiât son arrivée au roi Aganippus et à sa fille. Le messager, étant vile revenu, conduisit Leir à une autre cité, et le tint caché là, jusqu’à ce qu’il eût exécuté toutes les instructions de Cordeilla.

Aussitôt que Leir fut pourvu de son appareil royal, de ses insignes et de sa suite, il envoya dire à Aganippus et à sa fille qu’il avait été chassé de son royaume de Bretagne par ses gendres et qu’il était venu dans l’intention de réclamer leur assistance pour recouvrer ses États. Sur quoi, escortés de leurs principaux ministres et de la noblesse du royaume, ils allèrent à sa rencontre, et lui firent le plus honorable accueil, et remirent entre ses mains le gouvernement entier de la Gaule, jusqu’à ce qu’il fût restauré dans sa dignité première.

Sur ces entrefaites, Aganippus envoya des officiers par toute la Gaule pour lever une armée, afin de rétablir son beau-père dans ses États de Bretagne. Cela fait, Leir retourna en Bretagne avec son fils et sa fille et les forces qu’ils avaient levées, livra bataille à ses gendres et les mit en déroute. Ayant ainsi réduit tout le royaume en son pouvoir, il mourut trois ans plus tard. Aganippus mourut aussi ; et Cordeilla, ayant pris le gouvernement du royaume, ensevelit son père dans une crypte qu’elle fit préparer pour lui sous la rivière Sore, à Leicester, et qui, dans l’origine, avait été construite sous terre en honneur de Janus Bifrons.

Après avoir gouverné paisiblement pendant cinq ans, Cordeilla dut faire face à la révolte des deux fils de ses deux sœurs, jeunes gens de grande vaillance, l’un, fils de Maglaunus et nommé Margan ; l’autre, fils de Henninus et nommé Cunedagius. Ceux-ci ayant, après la mort de leurs pères, hérité de leurs duchés, s’irritèrent de voir la Bretagne soumise à une femme et rassemblèrent des forces pour soulever une rébellion contre la reine ; et ils continuèrent sans relâche les hostilités, et enfin, après avoir dévasté ses États et livré plusieurs batailles, ils la firent prisonnière et la jetèrent dans un cachot, où elle se tua dans son désespoir d’avoir perdu son royaume.


  1. Le roi Lear.
  2. Goneril.
  3. Regane.
  4. Cordélia.
  5. Albany, dans le Roi Lear.
  6. Le roi de France.
Le Roi Lear Extrait du Roman de Brut
Extrait de la Chronique bretonne