Explication qui ne sera pas sans intérêt pour le lecteur (O. C. Élisa Mercœur)

◄  Herminie


EXPLICATION,
QUI NE SERA PAS SANS INTÉRÊT POUR LE LECTEUR.


Lorsqu’Élisa écrivit Herminie, elle le fit sans préméditation aucune, et sans la pensée quelle dût jamais voir le jour. Voici ce qui lui en donna l’idée.

C’était le jour de Noël. Tout le monde sait que c’est un jour de grande réjouissance pour les enfans.

Une dame et ses deux filles, à peu près du même âge que mon Elisa, avaient dîné avec nous. J’avais prévenu la mère que nous nous mettrions à table à trois heures, afin qu’il restât plus de temps à nos petites pour jouer aux noix. Ce jeu est fort en usage à Nantes ; à cette époque, les enfans, surtout, s’en amusent beaucoup ; il faut convenir aussi qu’il les rend parfaitement heureux.

Pendant qu’on desservait, et avant qu’on allumât, la maman des deux petites amies d’Élisa et moi, nous nous entretenions, auprès du feu, du bonheur à venir de nos chères enfans. Il semble réellement que les mères entre elles ne peuvent parler d’autre chose. Eh ! mon Dieu non, elles ne le peuvent pas ! c’est leur pensée dominante, leur cœur est ainsi fait. Tandis que, comme je l’ai dit, nous faisions mille projets tendant tous au même but, que nous nous communiquions nos espérances, les deux petites de cette dame, les coudes sur la table, la tête supportée par les mains, les yeux fixés sur Élisa, et suivant chacun de ses mouvemens, écoutaient avec une attention que rien n’eût été capable de détourner, le conte d’Ali-Baba, ou les quarante Voleurs qu’elle leur racontait. Lorsqu’elle eut cessé de parler, Herminie (c’était le nom de l’aînée), dit à Élisa :

— Parions, Élisa, que tu ne pourrais pas écrire à tâtons quelque chose qui ne soit dans aucun livre, et que personne n’ait écrit avant toi ?

— Je parie que si, répondit Élisa, et je parie cent noix, si maman veut bien me le permettre.

Sur ma réponse affirmative, elle courut chercher ce qu’il lui fallait pour écrire. Elle apporta en même temps sa poupée… — Tiens, ma Louise, dit-elle à la plus jeune des deux petites, comme notre pari pourrait fort bien ne pas t’amuser, voilà ma poupée. Tu ne la gronderas pas trop, n’est-ce pas ? elle n’est pas bien méchante ; seulement je te prierai de lui frotter les jambes auprès du feu, elle les a un peu raides.

Puis, se retournant vers l’autre sœur :

— Veux-tu me prêter ton nom, Herminie ?

— Je le veux bien.

— Combien me donnes-tu de temps pour écrire ?

— Une heure.

— Bien ! en voilà cinq, nous jouerons aux noix à six.

Et, saisissant aussitôt sa plume, elle la fit parcourir le papier avec une excessive rapidité. Herminie avait eu soin d’ôter les livres qui se trouvaient à la portée d’Élisa ; elle craignait quelle n’en pût lire quelques passages à la lueur du feu, et qu’elle ne les transcrivît. Mais jamais pari ne fut plus religieusement observé.

Lorsque la pendule annonça que l’heure était écoulée, je demandai de la lumière. Alors Élisa nous lut ce qu’elle avait écrit d’Herminie ; elle nous dit en riant, qu’elle lui aurait bien proposé de venir jouer aux noix, mais qu’elle l’avait laissée occupée à prendre sa leçon d’anglais.

— Est-ce bien vrai, maman, dit Herminie d’un air inquiet, que ce qu’Élisa vient d’écrire n’est dans aucun livre ?

— Certainement, ma fille.

— J’ai donc perdu mes cent noix ?

— Non, dit Élisa, qui s’aperçut du regret qu’elle éprouvait de cette perte ; car je te prie d’accepter les cent miennes, pour la patience que tu as eue de me regarder écrire pendant une heure. Jouons maintenant, mes petites belles, pour réparer le temps perdu.

J’appuyai une planche contre une chaise, et les noix roulèrent dessus sans interruption jusqu’à neuf heures. Beaucoup de parties y furent et perdues et gagnées, mais toutes avec loyauté.

Lorsque nous fûmes seules, Élisa me pria de lui laisser achever sa nouvelle, elle m’assura qu’il ne lui fallait pas plus d’une heure. À dix heures et quelques minutes, elle jeta sa plume en l’air, et sauta sur mes genoux, en s’écriant :

— Enfin, tout est fini, ils ont dit oui. Oh ! mais ce n’est pas sans peine, je t’assure, ma petite maman ; j’ai vu l’instant que madame Angello serait forcée de renoncer à unir Herminie à M. de Guiani.

— Eh ! pourquoi donc ?

— Je vais te conter cela, écoute :

Elle prit son papier, et me lut ce qu’elle venait d’écrire. La pauvre petite était ivre de bonheur…

S’il n’est personne qui ne puisse se faire l’idée de la joie si naïve et si pure d’une enfant de onze ans, qui vient d’écrire à l’improviste une petite historiette, seulement pour soutenir la gageure qu’elle a faite avec une enfant de son âge, je crois qu’il serait difficile de se représenter le changement qui s’opéra subitement sur cette physionomie naguère si gaie, lorsqu’on m’embrassant elle sentit mes joues mouillées…

— Tu pleures, me dit-elle, d’un ton que je n’oublierai de ma vie ; j’ai donc mal fait, ma petite maman mignonne ?

— Non, me hâtai-je de lui répondre (il me sembla qu’elle allait déchirer ce qu’elle venait d’écrire) ; non, tu n’as pas mal fait, tu as bien fait au contraire, bien, très bien, tout aussi bien que je pouvais le désirer ! mieux peut-être !

— Et pourquoi donc pleures-tu ?

— Pourquoi, mon enfant ? C’est que la joie comme la peine s’exprime quelquefois par des larmes ; mais je t’assure, ma bonne petite, que je suis heureuse, bien heureuse ! … Oh oui ! je l’étais !… quelle différence des larmes si douces que je versais alors à celles que je répands aujourd’hui ! Tiens, lui dis-je, en lui posant la main sur le cœur, c’est là qu’est placé le bonheur de ta mère… Penses-tu, ma bien-aimée, que je puisse jamais être malheureuse ?

— Non ! si ton bonheur dépend de moi… Eh bien ! tu ne sais pas ce que je ferai ?

— Non.

— Demain, quand nous irons à la messe, je demanderai à Dieu qu’il me donne beaucoup de talent ; je le lui demanderai de si bon cœur, qu’il faudra bien, je t’en réponds, qu’il me l’accorde… Alors, j’écrirai de gros volumes, je les vendrai, et je t’apporterai tout mon argent. Tu en donneras à mon mari, n’est-ce pas ? il est si bon pour moi ! D’ailleurs, tu sais bien que c’est lui qui m’a montré presque tout ce que je sais, et que sans lui tu aurais été obligée de payer des maîtres, ou bien je serais restée ignorante… Comme il sera content, mon mari, d’avoir mes livres dans sa bibliothèque !… Je ne sais pas, par exemple, comment il les fera relier… en rouge, peut-être… Oh non ! ce sera plutôt en vert ! c’est le symbole de l’espérance… Faudra pas manquer, demain matin, ma petite maman, de me donner six liards pour acheter une aune de faveur verte pour coudre mon manuscrit d’Herminie… Il me semble entendre mon mari, lorsque je le lui donnerai, et que je lui dirai : « Tiens, mon mari, voilà pour toi ; tu auras la bonté de ponctuer cela. — Qu’est-ce que c’est, ma petite femme ? — Regarde, mon mari. » Et quand il lira : « Herminie, ou les Avantages d’une bonne Éducation, par Élisa Mercœur, âgée de onze ans. Dédié à M. Danguy, son mari ! » sera-t-il joyeux ! m’embrassera-t-il !… Oui… mais si sa barbe pique, il n’embrassera que mes mains. Oh ! pour le coup, je suis bien sûre qu’il me dira un beau conte [1]… J’ai bien dans l’idée aussi qu’il me donnera une belle poupée pour mes étrennes [2]… Ah ! à propos de poupée, ma petite maman mignonne, tu m’en achèteras une à chaque livre que je vendrai, avec six petites assiettes de porcelaine et un gros volume de contes. Et puis, nous donnerons de l’argent aux pauvres, parce que tu sais bien que Dieu bénit ceux qui les soulagent. Tiens, il faudra surtout donner à cette pauvre femme qui a si grand soin de sa vieille mère infirme. C’est bien beau, va, maman, d’avoir soin de sa mère ! Et moi aussi, je te soignerai quand tu seras vieille ; tu peux bien être sûre que je ne te laisserai manquer de rien. Pour te distraire, je te lirai mes ouvrages, et si tu vois assez clair (mais d’ailleurs, je l’achèterai toutes les meilleures lunettes), tu me les liras à ton tour, n’est-ce pas ? j’aime tant à t’entendre lire [3] !… Et, dans son crédule ravissement, la pauvre petite se pendit à mon cou et me pria de la porter ainsi dans mon lit, où elle dormit jusqu’au lendemain onze heures !…

Dieu entendit-il sa prière… la mienne ?… Fut-ce à cette ferveur si naïve qu’elle dut le beau génie qui la distingua ; ou plutôt était-il le pivot de son imagination ? Comme la morale, la reconnaissance et l’amour filial étaient les ressorts qui firent mouvoir son cœur jusqu’à ce que la mort en le brisant, leur imposa l’immobilité.

Je n’ai jamais pu écouter Élisa et considérer attentivement son mélange d’amusemens et de travaux, sans penser qu’il fallait que son génie fût aussi pur que son cœur, puisque loin d’amoindrir sa candide innocence, il semblait se plaire à la prolonger en se mêlant à tous ses jeux. Aussi le comparais-je à un avocat fort distingué que j’ai connu à Nantes, qui ne plaidait jamais avec plus de succès que lorsqu’il avait joué une bonne partie de cache-cache ou de main-chaude avec ses enfans ; il lui semblait que la joie et les caresses de ces innocentes créatures, rendaient plus éloquentes et plus douces, les paroles que son cœur fournissait à ses lèvres pour la défense de l’infortuné qui lui avait confié sa cause.

J’ai toujours remarqué que l’homme et l’enfant qui se trouvent en contact, y gagnent mutuellement ; car si, par ce rapprochement, l’âme de l’homme s’épure au creuset de l’innocence, celle de l’enfant s’agrandit et s’éclaire au flambeau de la prudence.

Ma comparaison paraîtra sans doute fort peu logiquement exprimée ; mais si, comme j’ai dû m’en convaincre, il est des personnes qui refusent la pensée à qui manque de science, il en est d’autres aussi qui la trouvent indépendante de l’étude ; et celles-là me pardonneront, je l’espère, à défaut de la logique de l’art de me servir de celle du cœur, pour exprimer ma pensée sur l’enfant si cher que j’ai perdu, et dont j’étais si heureuse d’être la mère !

Élisa devint son propre juge, dès l’instant où elle eut la faculté de réfléchir ; quoique fort indulgente pour les fautes des autres, elle fut toujours extrêmement sévère pour les siennes ; il semblait que pour éviter d’en commettre de nouvelles, elle les gravait à chaque pli de sa vaste pensée. L’aventure de la vieille femme qu’elle venait de placer à la porte du couvent, mais dont voici le véritable texte, en est une preuve irrécusable ; et l’on se convaincra par ce que je vais raconter que, dès son bas âge, la pauvre petite n’abandonnait au temps que les heures, et se réservait le souvenir.

J’avais l’habitude, dans les beaux temps, lorsqu’Élisa était petite, de la mener les jeudis et les dimanches à la campagne. Son petit mari, M, Danguy, qui depuis devint son instituteur, en possédait une à peu de distance de la ville, il nous y conduisait souvent. Pour y arriver, nous étions obligés de passer devant la cabane d’une vieille femme qui, tout en filant sa quenouille, demandait l’aumône aux passans. Élisa lui donnait toujours un sou. Un jour, que nous passions comme de coutume devant elle, mais sans qu’Élisa parût y prendre garde, la vieille vint la tirer par sa robe, pour lui rappeler qu’elle l’avait oubliée…

— Laissez-moi donc, bonne femme, vous allez me salir ma robe avec vos mains noires… Croyez-vous que mon argent est pour vous ; il est pour m’acheter des fraises.

La pauvre femme retourna à sa place sans répliquer. Élisa me prit la main et présenta celle qui lui restait libre à son mari, mais il la repoussa et s’éloigna d’elle…

— Pourquoi ne veux-tu pas me donner la main, mon petit mari ? pourquoi me repousses-tu ?

— Parce que tu as repoussé cette bonne vieille, ma petite femme.

— Mais regarde donc, maman, elle me donne la main, elle ; elle ne me repousse pas comme toi ; n’est-ce pas, ma petite maman mignonne ?

— Sans doute, ma chère amie, mais c’est que tu ne sais pas que quels que soient les torts d’un enfant, les bras et le cœur de sa mère lui sont toujours ouverts. La pauvre petite s’y jeta en sanglotant et en me priant de lui pardonner ; mais, sans attendre ma réponse, elle s’élança vers la vieille femme, se précipita à ses pieds, lui demanda pardon, et lui donna sa bourse qui contenait quatre sous. Tout cela fut si prompt, qu’elle était revenue dans mes bras, que j’avais à peine eu le temps de faire quatre pas pour l’aller rejoindre.

— Tu n’es plus fâchée, ma petite maman mignonne ; ni toi non plus, mon bon petit mari ?

Et cherchant son pardon dans nos yeux, elle les trouva pleins de larmes…

— Je vous ai donc fait bien du chagrin à tous les deux ? Oh ! pardonnez-le-moi, je vous en prie ; je ne le ferai plus jamais, je vous le promets.

Elle avait cinq ans alors ; et, à cet âge, toutes les larmes semblent partir d’une cause douloureuse !…

Veuve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.
  1. M. Danguy m’a dit bien des fois que lorsque Élisa le pria de lui dire un conte, il s’était trouvé tout interdit. « Élisa venait, me dit-il, de se grandir d’une coudée. »
  2. La poupée des étrennes était un véritable enfant ; le trousseau était fort beau.
  3. La pauvre enfant conserva ce goût tant qu’elle vécut ; elle n’avait pas de plus grand plaisir que de m’entendre lire.