Expériences sur l’Opium

Expériences sur l’Opium
Nouveau Bulletin des SciencesTome 1 (p. 143-148).
MÉDECINE.

MATIÈRE MÉDICALE.

Expériences sur l’Opium ; par M. Nysten.

Société philom. L’opium du commerce isolé des substances étrangères qu’il contient, étant encore un composé de plusieurs principes différens les uns des autres, on a attribué à chacun d’eux des vertus médicales particulières. Ainsi la partie aromatique de l’opium paroissant, à cause de sa volatilité, plus propre que les autres à se porter au cerveau, on lui a attribué la propriété narcotique ; et comme les résines sont en général irritantes, on a cru que la partie de l’opium que l’on a regardée comme résineuse jouissoit de la même propriété, et c’est à elle que l’on a attribué les phénomènes nerveux produits par l’opium administré à une dose un peu forte. On a supposé en conséquence que la partie dite gommeuse de l’opium, isolée d’une part de la partie aromatique, et de l’autre de la partie résineuse, devoit jouir de la propriété exclusivement calmante, celle dont on a le plus souvent besoin quand on administre l’opium. De là les procédés extrêmement nombreux qui se sont succédés, depuis plus d’un siècle jusqu’à nos jours, pour préparer l’extrait gommeux d’opium, et l’isoler complètement des autres principes. De là encore le conseil donné par plusieurs écrivains, de séparer avec soin la pellicule qui se forme pendant l’évaporation de cet extrait, et à laquelle l’on a aussi attribué une propriété éminemment irritante. En se laissant toujours conduire par l’analogie plutôt que de consulter l’expérience, on a cru dans ces derniers tems que la matière qui se sépare et cristallise par le refroidissement ou par l’évaporation lente de l’alcool saturé d’opium, étoit le plus énergique des principes que contient l’opium, de même que l’on avoit placé peu de tems auparavant la propriété fébrifuge du quinquina dans le sel essentiel de celle substance. Des assertions aussi hasardées laissoient dans l’emploi de l’opium une incertitude très-grande qu’il étoit important de faire cesser par des expériences exactes. M. Nysten a entrepris ce travail dont il a présenté les premiers résultats il y a quatre ans à l’école de médecine. Il a d’abord séparé de l’opium du commerce la partie aromatique[1], la matière extractive, la matière dite résineuse, la matière cristalline ou sel essentiel, la pellicule qui se forme pendant l’évaporation de l’extrait ; et il a examiné comparativement l’action de ces diverses substances sur l’économie animale, soit en les introduisant dans le canal alimentaire, soit en les appliquant sur la plupart des autres organes : il a essayé inutilement de séparer de l’opium la matière huileuse dont parlent quelques auteurs. Ces expériences ont été faites sur lui-même, sur plusieurs personnes qui ont bien voulu s’y soumettre, et sur des animaux vivans ; voici les principaux résultats qu’il a obtenus.

Toutes les préparations d’opium produisent sur l’économie animale les effets de l’opium brut, ou de l’extrait d’opium préparé à la manière ordinaire ; mais ces effets surviennent plus ou moins promptement et varient dans leur intensité suivant le degré de dissolubilité de ces préparations et le degré d’altération que le feu ou quelque réactif leur a fait subir.

La partie dite gommeuse de l’opium, qui après avoir été séparée par l’eau froide n’a subi qu’une seule évaporation, est, conformément à la proposition générale qui vient d’être énoncée, la plus énergique de toutes les préparations d’opium, et elle agit plus promptement à l’état de dissolution dans l’eau qu’à l’état solide. Ainsi cet extrait gommeux préparé de la manière indiquée, est plus actif que lorsqu’il a été redissous, filtré et évaporé un grand nombre de fois, d’après le procédé de Cornet ; il est également plus actif que l’opium de Rousseau qu’on a laissé fermenter pendant un mois ; et celui qui a été préparé par longue digestion à la manière de Baumé, est moins actif encore que celui de Cornet et que celui de Rousseau. En effet, outre l’altération que l’extrait d’opium a dû subir pendant une digestion de six mois dans le procédé de Baumé, il a perdu une grande partie de sa dissolubilité. Aussi trois grains de cette substance ne produisent pas plus d’effet qu’un seul grain d’extrait d’opium préparé à la manière ordinaire.

La matière dite résineuse, à laquelle on avoit attribué des propriétés nuisibles et très-différentes de celles de l’extrait dit gommeux, produit absolument les mêmes effets que ce dernier ; mais elle les produit beaucoup plus lentement à cause de son peu de dissolubilité, et la lenteur même de son action diminue, comme on le conçoit, l’intensité de ses effets ; de manière qu’il en faudroit une dose beaucoup plus forte pour produire des phénomènes dangereux que lorsqu’on les détermine par la partie soluble dans l’eau.

La matière cristalline ou sel essentiel de l’opium, dans lequel M. Derosne a placé les propriétés inhérentes à l’opium, a moins d’action que la partie résineuse. Insoluble dans l’eau, elle est moins soluble dans l’alcool que la résine. M. Nysten, après en avoir pris quatre grains, n’a éprouvé qu’une légère disposition au sommeil.

La pellicule qui se sépare pendant l’évaporation, de la partie extractive, et qui n’est sans doute que l’extrait altéré et rendu insoluble par l’action de l’air et même du feu, a moins d’action encore que la partie cristalline. M. Nysten en a pris cinq grains sans éprouver le moindre effet.

La partie aromatique de l’opium a sur l’économie animale les mêmes propriétés que les autres préparations de l’opium. M. Nysten a pris deux onces d’eau distillée d’opium, contenant cette partie en dissolution sans éprouver aucun effet sensible ; mais à plus fortes doses, il a déterminé une légère ivresse et le sommeil.

Quelle que soit la partie du corps sur laquelle on applique une préparation d’opium, sur-tout lorsqu’elle est soluble, on produit les phénomènes généraux, que détermine l’opium introduit dans les organes digestifs ; ces phénomènes que tous les physiologistes connoissent, sont pour la plupart relatifs à l’espèce de trouble que détermine l’opium dans les fonctions du cerveau, organe sur lequel cette substance agit spécialement ; mais on ne les produit pas plus promptement ni d’une manière plus énergique en appliquant de l’opium à la surface du cerveau lui-même ou sur l’aracnoïde que lorsqu’on l’applique sur quelqu’autre partie où l’absorption se fait habituellement avec activité. C’est en injectant une dissolution aqueuse d’opium dans la carotide d’un chien qu’on le fait périr le plus promptement, et il ne faut pour tuer de cette manière un chien de moyenne taille, que trois ou quatre grains d’extrait d’opium, tandis qu’il en faudroit deux gros pour le tuer, en l’introduisant dans l’estomac. L’animal ne meurt dans ce dernier cas qu’au bout d’une heure ou deux et quelquefois plus tard, tandis que dans le premier cas, il meurt au bout de quelques minutes.

L’injection d’une dissolution aqueuse d’opium dans une veine telle que la crurale ou la jugulaire, fait périr un animal un peu moins promptement que l’injection de la même dissolution dans l’artère carotide ; il en faut donc une dose un peu plus forte[2].

Une dissolution aqueuse d’opium injecté dans la plèvre ou dans le péritoine, fait périr un chien presqu’aussi promptement que lorsque l’injection est pratiquée dans une veine et il ne faut pour cela que 8 à 16 grains d’extrait, suivant la grosseur de l’animal. L’activité avec laquelle se font l’exhalation et l’absorption dans les membranes séreuses rend raison de ce phénomène.

Les effets de l’opium sont beaucoup moins prompts et moins énergiques quand il est injecté dans le tissu cellulaire.

Ils ont également lieu lorsque la dissolution aqueuse d’opium est injectée dans la vessie, mais il faudroit une quantité considérable d’opium pour déterminer la mort d’un animal de cette manière.

L’opium appliqué sur une large surface musculaire, produit aussi les phénomènes cérébraux qu’on observe quand il a été administré à l’intérieur, et ne fait pas perdre au muscle sa contractilité. Un cœur isolé des autres parties pendant la vie d’un animal, et plongé dans une forte dissolution aqueuse d’opium, continue à s’y contracter pendant très-longtems ; les assertions émises à cet égard par plusieurs physiologistes, sont erronées. L’opium, donné à l’intérieur, produit cependant toujours une foiblesse musculaire, mais c’est en agissant sur le cerveau et nullement sur la contractilité. L’extrait d’opium appliqué sous la forme d’emplâtre autour du plexus brachial ou d’un gros tronc nerveux d’un des membres d’un animal, ne produit ni paralysie, ni convulsions dans le membre : il faudroit vraisemblablement, pour déterminer quelques effets remarquables par ce moyen, qu’il existât à la surface du nerf une assez grande quantité de vaisseaux lymphatiques, pour qu’il se fît absorption d’une suffisante quantité de particules de cette substance ; et alors l’effet produit, dépendant de l’action du cerveau, n’auroit pas plutôt lieu dans un membre que dans l’autre.

Ce n’est nullement en agissant sur les extrémités nerveuses de l’estomac, comme le pensoit With, que l’opium produit des effets particuliers sur le cerveau. M. Nysten ayant fait sur un chien la section de la paire vague des deux côtés, a introduit dans l’estomac de cet animal, après avoir laissé calmer les effets résultant de cette section[3] une suffisante quantité d’opium pour l’empoisonner ; l’animal est mort au bout de deux heures après avoir éprouvé les phénomènes ordinaires que produit l’opium à forte dose, tels que l’ivresse, la somnolence et les convulsions. Cette expérience avec celles que M. Nysten a faites sur les membranes séreuses, lui fait penser que l’opium arrive au cerveau en passant dans le système circulatoire : cette opinion est confirmée par le fait suivant. Lorsque l’on a empoisonné un chien en injectant une dissolution d’opium dans la plèvre, on ne retrouve jamais dans le thorax qu’une partie de l’opium injecté ; et lorsque la quantité d’opium n’a pas été suffisante pour tuer l’animal et qu’on ouvre ensuite son thorax, on voit que tout a été absorbé : mais la partie de l’opium absorbée a échappé aux recherches chimiques que M. Nysten a faites pour la trouver.

L’opium ne contient pas un principe calmant et un principe narcotique que l’on puisse isoler ; c’est par la même propriété qu’il calme et qu’il cause une espèce de stupeur, un trouble dans l’action du cerveau, un sommeil plus ou moins agité, les convulsions et la mort, suivant la dose à laquelle il a été donné. Les phénomènes qu’il produit à forte dose ne prouvent pas qu’il est irritant ; car lorsqu’on fait périr un animal en laissant couler le sang d’une artère ouverte, il meurt souvent dans les convulsions. Si la partie résineuse de l’opium a une propriété irritante, comme résine, cette propriété est tellement neutralisée par la propriété narcotique, qu’on ne peut guère tenir compte de ses effets. Cette substance n’enflamme pas la membrane muqueuse de l’estomac, même lorsqu’elle a été donnée à très-fortes doses. M. Nysten a reconnu par un grand nombre d’expériences sa propriété calmante. Comme elle agit moins promptement et pendant plus longtems que l’extrait, il la conseille, et il l’a administrée avec avantage dans les douleurs habituelles qui accompagnent certaines maladies chroniques; il l’a aussi employée comme topique.

M. Nysten se propose de multiplier ses expériences et de les publier sous peu de tems.



  1. Cette partie a été séparée par la distillation d’une livre d’opium du commerce, avec environ douze onces d’eau distillée, et la cohobation du premier produit : on a retiré de cette manière 7 à 8 onces d’eau distillée, tenant en dissolution la partie aromatique.
  2. M. Nysten a constamment comparé les effets de ces injections d’opium, avec ceux des injections d’une dissolution d’un autre extrait amer non narcotique ; il a par conséquent toujours distingué ce qui peut provenir d’une compression déterminée à la base du cerveau, par un liquide injecté, d’avec les effets de l’opium. D’ailleurs les effets de cette compression n’ont jamais lieu quand on fait l’injection lentement.
  3. Cette opération a été faite en deux tems, c’est-à-dire qu’on a attendu que la plaie résultante de la section du nerf d’un côté fût cicatrisée, avant de faire la section du nerf de l’autre côté : une portion de deux pouces de chaque nerf avoit été enlevée pour empêcher la réunion.