Mercure de France (p. 217-218).

CXXVI

Le Hasard.


Un heureux hasard, un hasard providentiel, le hasard a voulu, le hasard a permis, il faut laisser quelque chose au hasard, etc. Donc le hasard est Dieu, tout le prouve etc. — qu’on y fasse bien attention ! — il est le seul et dernier Dieu qui obtienne encore, aujourd’hui, l’adoration des imbéciles, ce qui suppose un sacré tonnerre ! Mais, tout de même, il faut avouer que c’est là un bien drôle de Dieu qui n’a qu’une puissance positive, sans un atome de puissance négative. Oh ! je sais que ce n’est pas très clair ce que je dis là. Fort heureusement j’ai sous la main la lettre d’un aliéné dont voici un lucide extrait :

« Vous le savez, cher monsieur, j’ai donné ma vie entière au hasard, comme cela se doit quand on sait qu’on a été créé et mis au monde par le hasard et qu’on subsiste par la volonté du hasard… « L’éléphant le salue au lever du soleil… » a dit Chateaubriand. Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai voué ma virginité au hasard, ce qui était, vous en conviendrez, une façon bien édifiante et bien ingénieuse de la perdre. J’ai constamment vécu, pensé, agi, aimé au hasard.

« Ma fortune étant un obstacle, je me suis hâté de la jeter aux jeux de hasard. Devenu libre, alors, j’ai connu le bonheur de manger et de dormir par hasard. Au contraire de tant de gens dont le sens religieux est oblitéré et qui disent qu’il ne faut pas tout abandonner au hasard, je n’ai rien gardé pour moi. Inutile d’ajouter que j’ai une femme de hasard et des enfants qui sont vraiment les fils du hasard, on peut le dire.

« Eh bien ! l’avouerai-je ? avec cela, je ne suis pas content. Le Dieu que j’adore manque de Décalogue et de Sinaï. Le Hasard n’a pas de Commandements. Il peut tout, il veut tout et il fait tout, mais il ne s’oppose à rien, ne défend rien. Essayez de dire : Le hasard n’a pas voulu, le hasard n’a pas permis, le hasard est offensé, le hasard punit, vous n’y parviendrez jamais. Avec lui pas de transgression possible, pas de péché. Quand on fait la noce, c’est assez amusant, je ne dis pas non, mais, à la longue, c’est exaspérant… »

J’interromps ici cette lettre qui devient tout à coup d’une impudicité surprenante, sans qu’il soit possible de dire pourquoi. J’ai seulement retenu cette prosopopée finale qui paraît s’appliquer aux bourgeois, mais dont j’ai eu quelque peine à identifier la destination : « Oh ! les cochons ! les cochons ! les cochons ! »