Mercure de France (p. 121-123).

LXIII

On dirait qu’il dort.


Il est sans exemple qu’un pauvre corps exposé, que ce soit celui d’un bourgeois ou d’un héros, ait échappé à ce Lieu Commun. Ce n’est pas assez de mourir, il faut encore passer par là. Combien de fois et avec quelles crispations l’ai-je entendu !

Mais, ô Dieu ! quel sommeil ! J’en ai vu de ces cadavres gras et terreux et sombres, paraissant amalgamés déjà, qui étaient terribles et lamentables comme la Sottise morte.

J’en ai vu d’autres, des « bienheureux » probablement, à qui le travail de l’agonie avait restitué leur caractère de bêtes, plus ou moins caché toute la vie par les inutiles mouvements de leurs âmes. Il y en avait qui ressemblaient à des chevaux, à des loups, à des cochons, à des crocodiles, à des singes, à je ne sais quels animaux de cauchemar. L’un d’eux, j’ose à peine l’écrire, ressemblait monstrueusement à une punaise.

J’ai vu le corps d’un grand poète qui était mort en pleurant et sur le visage de qui les larmes avaient laissé une double trace.

J’ai vu celui d’un petit enfant semblable à un capitaine des anges qui aurait eu la permission de mourir et qui, les poings fermés et la bouche close, avait l’air d’attendre résolument qu’on l’appelât.

Enfin, j’ai gardé le souvenir effrayant de ce soldat allemand mort en un coin de champ de bataille, en 1870. Il n’était pas tombé, parce qu’on l’avait cloué d’un formidable coup de baïonnette à une porte d’étable. L’arme, très profondément enfoncée dans le bois, après avoir traversé la poitrine de l’homme, n’avait pu en être arrachée, et le meurtrier s’était borné à dégager le canon de son fusil, laissant la victime agoniser comme un chat-huant. Je n’oublierai jamais l’expression d’horreur, d’épouvante et de désespoir de cette face.

Un jour, un jeune bourgeois me montra son beau-père étendu depuis plusieurs heures et environné de tout l’appareil funèbre. Les lettres de faire part avaient été envoyées, toutes les mesures étaient prises, l’enterrement devait avoir lieu le lendemain.

C’était un vieil officier retraité de la bonne époque, un digne et naïf bonhomme que j’aimais pour sa bêtise presque autant que pour sa droiture.

— N’est-ce pas, me dit le gendre, qu’il a l’air de dormir ?

J’eus envie de souffleter cet imbécile, mais, l’ayant regardé avec attention, je compris que je me trouvais en présence d’une espèce de démon. Sa joie d’hériter de quelques sous éclatait, malgré ses efforts. « Quand on est crevé, c’est pour longtemps », pensait-il, sans doute.

Ayant récité intérieurement un De profundis, j’allais fuir pour échapper à ce vivant, lorsque le mort porta la main à son front et ouvrit les yeux…

Avec un sang-froid qui m’étonne quand j’y pense, je me précipitai, j’éteignis les cierges et je fis tout disparaître en un clin d’œil. Puis, me tournant vers le gendre qui venait de pousser un cri et dont la basse gueule figée me parut d’un citoyen de l’enfer :

— Allez chercher votre femme, lui dis-je ; vous voyez bien qu’il a cessé de dormir.